Pour sauver Windows, Microsoft rachète les mobiles de Nokia

En rachetant les parts qu’il ne détenait pas dans NSN, Nokia a opéré un virage stratégique qui l’a mis en mesure de se séparer de sa division mobile grand public sans prendre le risque de disparaître. Nokia a ainsi contraint Microsoft à racheter ses mobiles, les seuls au monde qui incarnent Windows Mobile, les seuls du même coup permettant à Microsoft de proposer un écosystème cohérent face à l’iPhone d’Apple.

En se positionnant depuis 2012 comme « une entreprise de terminaux et de services » (voir REM n°26-27, p.41), Microsoft a adopté, dix ans après le lancement de l’écosystème iPod-iTunes, le modèle d’intégration verticale toujours suivi par son concurrent Apple. Dès lors, Microsoft confirmait avec cette stratégie sa dépendance à Nokia. En effet, si Microsoft peut se prévaloir de posséder ses propres terminaux dans les jeux vidéo, avec la Xbox et, désormais, dans les tablettes avec le lancement de Surface dans le sillage de Windows 8, le groupe ne dispose pas de son propre smartphone. Mais cela n’a jamais posé problème à Microsoft jusqu’à récemment : en scellant une alliance avec Nokia qui, fort de sa gloire passée de leader mondial des téléphones portables, ne pouvait pas basculer vers Android, sauf à banaliser son offre face à la concurrence asiatique, Microsoft s’est assuré d’une gamme de terminaux dédiés exclusivement à son système d’exploitation pour smartphone, Windows Mobile (voir REM n°18-19, p.68). Cette gamme, les Lumia de Nokia, représente d’ailleurs 80 % des ventes de smartphones équipés de Windows 8 au deuxième trimestre 2013 : en effet, selon le cabinet Gartner, Windows 8 représente 3,3 % du marché mondial des smartphones, loin derrière l’iOS d’Apple (14,2 %) et Android (79 %). Or, la part de marché mondial des Lumia est de 3,1 % ; le solde, le 0,2 % de smartphones équipés de Windows 8, revenant aux constructeurs peu nombreux ayant adopté le système d’exploitation de Microsoft, seuls HTC et Samsung ayant véritablement développé une gamme d’équipements. Autant dire que Windows 8 s’incarne dans Lumia, et réciproquement, donnant au système d’exploitation de Microsoft une identité grâce à sa matérialisation dans un terminal dédié, sur le modèle de l’iPhone d’Apple. Ce qui signifie également que Microsoft est finalement plus dépendant de son partenariat avec Nokia que ne l’est le constructeur finlandais.

L’indépendance de Nokia s’est d’ailleurs manifestée le 1er juillet 2013 avec l’annonce du rachat, pour 1,7 milliard d’euros, des 50 % du capital qu’il ne détenait pas encore dans sa coentreprise avec Siemens, Nokia Siemens Network (NSN). En intégrant totalement NSN dans son périmètre, Nokia récupère une activité d’équipementier télécoms qui devrait peser 12,2 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2013 et qui, après avoir subi une restructuration, est désormais rentable et capable de résister à la concurrence. A l’inverse, la division mobile voit ses pertes s’accumuler depuis que Nokia a manqué le virage des smartphones. Elle devrait représenter un chiffre d’affaires de 11,17 milliards d’euros en 2013, moins que la division NSN, et surtout afficher des pertes. Nokia, qui contrôlait 40 % du marché mondial du mobile avant l’arrivée de l’iPhone en 2007, peine à trouver la rentabilité sur sa gamme Lumia, le recrutement d’un client pour smartphone lui coûtant deux fois les revenus générés par ce client. Dans le même temps, ses ventes de mobiles à bas coût s’effondrent dans les pays émergents face à la concurrence des pays asiatiques. Au deuxième trimestre 2013, Nokia n’a vendu que 53 millions de mobiles dans les pays émergents, 20 millions de moins qu’au deuxième trimestre 2012, ce qui a fait chuter de 39 % son chiffre d’affaires sur cette activité. Et c’est aussi au deuxième trimestre 2013 que les ventes de smartphones ont pour la première fois dépassé les ventes de mobiles classiques dans le monde, annonçant la disparition désormais rapide d’un marché sur lequel Nokia a prospéré dans les années 1990 et au début des années 2000.

De ce point de vue, le rachat de NSN fut aussi l’occasion d’un repositionnement stratégique de Nokia qui, en restructurant la composition de son chiffre d’affaires, s’est mis en mesure de se séparer de sa division mobile. Or une vente à un tiers autre que Microsoft aurait conduit l’acheteur à déployer très probablement aussi une gamme Nokia sous Android, enlevant ainsi à Microsoft l’exclusivité sur le Lumia. Le rachat de NSN par Nokia a de ce point de vue contraint Microsoft à proposer à Nokia de lui racheter sa division mobile, une opération annoncée rapidement, le 3 septembre 2013. Microsoft débourse en tout 5,4 milliards de dollars, soit 4,1 milliards d’euros, pour prendre le contrôle de l’ancien fleuron du mobile, un montant très faible, deux fois moins que ce que Google a déboursé pour Motorola (voir REM n°21, p.29), ce qui témoigne des défis que Microsoft devra relever.

Avec Nokia Mobile, Microsoft récupère les difficultés de cette filiale mais devient, comme Apple et Google, un équipementier : Nokia Mobile représente 32 000 salariés, un réseau d’usines en Finlande et un site de production en Chine. Ce lourd appareil industriel est la contrepartie de la garantie qu’a désormais Microsoft de pouvoir toujours incarner Windows Mobile dans la gamme Lumia. Microsoft devient aussi, avec Google et Apple, le dernier des grands acteurs intégrés de la téléphonie mobile, Blackberry étant désormais dépassé, y compris par Microsoft, qui ne contrôle pourtant que 3,3 % du marché des smartphones. Samsung, de son côté, ne peut que difficilement revenir sur le choix opéré en faveur d’Android, qui lui garantit sa place de premier constructeur au monde.

Sources :

  • « Nokia : seul maître à bord dans sa filiale de réseaux mobiles », Guillaume de Calignon et Solveig Godeluck, Les Echos, 2 juillet 2013.
  • « Mobiles : les revenus de Nokia chutent de 24 % », Guillaume de Calignon, Les Echos, 19 juillet 2013.
  • « Microsoft va revoir ses choix stratégiques après le départ de Steve Ballmer », Karl de Meyer, Les Echos, 26 août 2013.
  • « Microsoft s’offre l’icône Nokia pour 5,4 milliards de dollars », Marc Cherki, Le Figaro, 4 septembre 2013.
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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