En proposant l’écoute gratuite de Spotify sur les tablettes et les mobiles, le leader mondial des offres de streaming payant prend un risque, celui de détourner définitivement les internautes des offres premium. Mais ce risque est calculé : en augmentant sa taille critique d’utilisateurs, Spotify peut espérer convertir de nouveaux internautes à ses offres payantes et il pourra mieux résister aux offres concurrentes des géants du web.
En couplant l’iPod avec iTunes Music Store en 2003, Apple a pour la première fois convaincu de nombreux internautes de découvrir une offre légale de musique en ligne, produisant à cette occasion le décollage du marché de la musique numérique. Pendant dix ans, jusqu’en 2013, le téléchargement de titres et d’albums a ainsi dominé, ne compensant toutefois pas les pertes liées au piratage et à la chute des ventes de CD (voir REM n°26-27, p.45). Mais le téléchargement est une exception, comme le sont les terminaux d’Apple, et ne concerne finalement et principalement que les utilisateurs d’iTunes. En effet, télécharger la musique à l’unité consiste à reproduire sur le disque dur d’un terminal une bibliothèque musicale personnelle, comme on avait autrefois une collection de CD, à cette réserve près que la dématérialisation permet de posséder aujourd’hui des milliers de fichiers. Y accéder légalement est anti-économique, le remplissage du disque dur d’un iPod revenant à quelques milliers d’euros de téléchargement !
Le modèle Apple reste donc une exception et ce sont les offres nouvelles lancées au milieu des années 2000, Pandora aux Etats-Unis, Spotify en Suède ou Deezer en France, reposant toutes sur le streaming, qui s’imposent de plus en plus. Elles permettent en effet une écoute illimitée de titres, en donnant accès à des catalogues gigantesques qui sont sans commune mesure avec les « bibliothèques musicales » personnelles des plus grands amateurs de musique, le catalogue de Deezer comptant par exemple quelque 30 millions de titres en 2013. Mais ces services, qui proposaient initialement une écoute gratuite financée par la publicité, ont très vite buté sur la réalité économique du marché de la musique : les minima garantis exigés par les majors pour accéder à leur catalogue sont trop élevés pour que le financement publicitaire suffise à pérenniser ces offres d’un nouveau genre (voir REM n°17, p.38). Pandora, Spotify et Deezer ont donc mis en avant des offres premium payantes, où la publicité est supprimée et l’écoute de musique améliorée, tout en restreignant parallèlement les possibilités d’écoute gratuite. Parce que les internautes avaient pris l’habitude d’accéder à ces services depuis leur PC sans avoir à payer, le 100 % payant n’a été réservé qu’aux appareils mobiles connectés, les smartphones et tablettes. Contre toute attente, Spotify, déficitaire en 2013, comme le sont aussi Pandora et Deezer, a annoncé, le 11 décembre 2013, qu’il allait rendre gratuit l’accès à son service sur tablette, parce que ces dernières remplacent de plus en plus le PC dans les foyers, et proposer une version gratuite de son service sur smartphone, cette version étant toutefois bridée (écoute de play list, mais impossibilité de rechercher un titre et de l’écouter à la demande). Spotify renonce-t-il pour autant au payant ? Assurément non, le groupe ayant précisé que 20 % de ses utilisateurs gratuits finissent un jour par payer. Avec cette stratégie, Spotify accélère donc son recrutement d’utilisateurs et fait le deuil de la rentabilité à court terme.
Cette annonce ne surprend pas : Pandora, Spotify et Deezer sont menacés, alors même qu’ils se sont placés sur le segment de marché le plus dynamique de la musique numérique. En effet, depuis 2013, le téléchargement recule ou stagne dans la plupart des pays (-7,1 % au premier trimestre 2013 en France, -3 % attendus aux Etats-Unis), quand les revenus du streaming dépassent déjà ceux du téléchargement en Suède, Finlande et Norvège, ainsi qu’en Corée du Sud, et explosent aux Etats-Unis (+58,9 % attendus en 2013), le premier marché de la musique au monde. Mais la forte croissance du marché du streaming, qui devrait permettre à Deezer ou à Spotify de trouver plus rapidement leur équilibre, attire les géants de l’internet et oblige ces PME de la musique en ligne à prendre tous les risques. Le choix de Spotify s’explique ainsi par l’obligation qu’ont ces services d’atteindre très vite une taille critique d’utilisateurs sur un marché qui risque d’être capté par ceux qui, déjà, bénéficient d’un contact quotidien avec les internautes du monde entier, au premier rang desquels Google. Or, seule la gratuité permet d’atteindre très vite cette taille critique. Spotify compte ainsi en 2013 environ 30 millions d’utilisateurs actifs par mois dans le monde, pour 6 millions d’abonnés (contre 5 millions pour Deezer). C’est finalement très peu pour un service internet : la start-up allemande Soundcloud, créée en 2007, donc après Spotify et Deezer, propose un service d’hébergement de musique, comme le fait YouTube pour les vidéos, et met l’ensemble à la disposition des internautes, ce qui lui permet de revendiquer en à peine cinq ans 250 millions d’utilisateurs par mois dans le monde. Et le vrai leader de la musique en streaming reste YouTube avec ses clips vidéo, proposés gratuitement à son milliard d’utilisateurs dans le monde. A titre d’exemple, le service est utilisé par 54 % des Français pour écouter de la musique, contre 23 % pour Deezer et 3 % pour Spotify (sondage Opinion Way réalisé en juin 2013 à la demande de la Hadopi). Dès lors, YouTube a potentiellement les moyens de conquérir aussi le marché du streaming payant à peu de frais, en s’appuyant sur sa base gigantesque d’utilisateurs. Et c’est cette menace qui contraint aujourd’hui Spotify à proposer pour la première fois des offres gratuites sur mobile, Google ayant déjà développé une offre payante dans le Play Store, avant d’envisager de la décliner également pour sur son service de vidéos.
Google s’est d’autant plus intéressé à la musique que cette dernière a été le point d’entrée de la résurrection d’Apple avec l’iPod. Quand Google a dû contrer l’iPhone pour empêcher Apple d’organiser à sa manière le développement du web mobile, il a certes sorti Android, son système d’exploitation pour smartphone, mais il a dû également proposer un magasin d’applications qui contribue une véritable alternative à l’AppStore et à iTunes. C’est à ce titre que Google a intégré progressivement dans son PlayStore les principales fonctionnalités d’iTunes, avant d’élargir son offre vers le streaming. Le groupe a d’abord proposé le téléchargement de titres à l’unité avec Google Music, lancé le 16 novembre 2011, service qui sera rebaptisé Google Play Music le 6 mars 2012. Le 15 mai 2013, Google a annoncé le lancement d’un service de streaming illimité intégré à Google Play et baptisé Google Play Music All Access. Seule une offre payante est proposée, à 9,99 dollars par mois, une stratégie qui a permis à Google de convaincre les trois majors (Universal Music Group, Sony Music, Warner Music) de signer avec lui, tandis que YouTube a longtemps été pour elles le symbole du piratage de leurs titres (voir REM n°22-23, p.14). Cette offre, disponible aux Etats-Unis, est proposée dans neuf pays européens, dont la France, depuis le 8 août 2013. Mais Google Play Music n’a jamais véritablement décollé et Google Play Music All Access arrive après Deezer et Spotify sur des marchés où ces services ont déjà une très grande notoriété. Autant dire que la tentation est grande pour Google de se déployer dans le streaming musical payant, non pas depuis son magasin d’applications, mais depuis sa plate-forme vidéo, le site spécialisé Billboard ayant, en octobre 2013, prêté à YouTube l’intention de lancer son propre service de streaming musical payant.
Sources :
- « Le téléchargement de musique ralentit », Benjamin Ferran, Le Figaro, 1er juin 2013.
- « Google part à l’assaut de Deezer dans la musique en France », Lucie Ronfaut et Benjamin Ferran, Le Figaro, 9 août 2013.
- « YouTube à l’assaut de Deezer et Spotify dans la musique en ligne », Lucie Ronfaut, Le Figaro, 25 octobre 2013.
- « Grandes manœuvres sur le marché du streaming », Nicolas Rauline, Les Echos, 25 octobre 2013.
- « Soundcloud, le YouTube du son », Nicolas Rauline, Les Echos, 12 novembre 2013.
- « Spotify lève 250 millions de dollars pour l’international », S.G., Les Echos, 25 novembre 2013.
- « Musique en ligne : Spotify se lance dans le gratuit sur tablette et mobile », lepoint.fr, 11 décembre 2013.
- « Spotify gratuit sur les mobiles et tablettes », Benjamin Ferran, Le Figaro, 12 décembre 2013.
- « Streaming musical : Spotify lance une nouvelle offensive », Nicolas Rauline et Grégoire Poussielgue, Les Echos, 12 décembre 2013.