En lançant des chaînes payantes sur son service, YouTube se transforme en éditeur-diffuseur intégré de vidéos. Après avoir proposé une offre gratuite de chaînes partenaires, le service a financé en 2012 des chaînes premium afin de bénéficier de contenus exclusifs. Avec ses chaînes payantes, YouTube devient aussi une alternative au câble et au satellite. D’ailleurs, les éditeurs historiques ne s’y trompent pas et investissent YouTube pour y retrouver une audience plus jeune, laquelle adopte des formats web originaux sur lesquels le petit écran a de moins en moins d’influence.
Depuis 2012, YouTube a entrepris une métamorphose qui conduit progressivement le site de vidéos à professionnaliser son offre tout en la distinguant de celle des chaînes de télévision, signe, à l’évidence, d’une maturité du service, lequel a franchi le cap du milliard d’utilisateurs par mois en mars 2013.
Né en 2005 comme service de vidéos produites par les utilisateurs, YouTube a dû très vite contrer la propension de ses utilisateurs à partager des vidéos qu’ils ne produisaient pas eux-mêmes, à savoir des vidéos protégées par le droit d’auteur. Le site a donc d’abord cherché à nouer des partenariats avec les ayants droit, à qui il a proposé un partage des recettes publicitaires (YouTube conserve 45 % du chiffre d’affaires publicitaire lié à la diffusion d’un contenu). Ces partenariats permettent à YouTube de légaliser son offre tout en répondant à la demande des internautes, avides de programmes de qualité. Ils ont surtout ouvert la voie à la constitution de chaînes partenaires qui ont structuré YouTube en offrant des catalogues cohérents de vidéos, chacun ayant sa thématique. Dès lors, YouTube s’est imposé à côté de la télévision comme un second canal, en ligne, où l’internaute pouvait en partie retrouver l’offre des chaînes. Et ces dernières se sont d’autant plus positionnées sur YouTube qu’elles avaient du mal à accéder aux réseaux traditionnels de distribution (offre élargie du câble et du satellite, fréquence de TNT – par exemple France 24 a trouvé avec sa chaîne YouTube un moyen d’être présente en France, avant d’obtenir une fréquence en Ile-de-France). L’offre de vidéos de YouTube s’est donc, dans les années 2000, constituée comme une véritable alternative au poste de télévision, mais pour des programmes qui n’y avaient pas suffisamment accès, plutôt que comme une offre alternative originale, avec ses formats propres. Or c’est bien cette bascule qui est en train de s’opérer.
Depuis la fin des années 2000, des internautes ont progressivement imaginé les nouveaux codes de la vidéo sur internet et ils ont rencontré leur public avec des formats courts que la télévision n’avait jamais produits. Ce sont d’abord les vidéos humoristiques qui l’ont emporté, ainsi de la chaîne YouTube baptisée Laugh Factory aux Etats-Unis et lancée en 2010, ou en France du succès d’individus qui ont, par leurs sketchs, gagné une notoriété très forte en ligne. Par exemple, la chaîne « Norman fait des vidéos », créée par Norman Thavaud, totalise plus de 200 millions de vues depuis son lancement, chaque vidéo étant vue en moyenne 5 millions de fois, une échelle de grandeur qui attire les annonceurs, les espaces publicitaires de la chaîne étant d’ailleurs commercialisés depuis 2013 par la régie du groupe M6 ! Ces formats courts, éloignés du code du petit écran, parce qu’il a fallu s’accommoder de moyens de tournage limités, de pratiques nouvelles pour la vidéo en ligne, qui attire d’abord les moins de 30 ans, ont donc donné à YouTube une identité originale comme diffuseur qui, d’alternative à l’offre limitée de la télévision, s’est transformé en alternative éditoriale. Cette métamorphose de YouTube était essentielle car elle permettra au service de vidéo d’avoir, demain, toute sa place dans l’univers de la télévision connectée.
Afin de renforcer la capacité de YouTube à déployer une offre de contenus originaux, le groupe a également décidé d’investir dans le financement de chaînes premium et a dépensé quelque 250 millions de dollars entre 2012 et 2013 pour lancer 200 chaînes dans le monde. En France, 13 chaînes ont été lancées en octobre 2012 avec un modèle de financement atypique. YouTube ne produit pas directement les contenus, mais accorde aux éditeurs de la chaîne une avance sur recettes qui devra être impérativement investie dans la production. YouTube doit ensuite se rembourser avec les recettes publicitaires générées sur chaque chaîne, qu’il récupère en intégralité dans un premiers temps. Quand l’avance est totalement remboursée, YouTube applique alors le partage des recettes publicitaires avec l’éditeur. Autant dire que YouTube finance la prise de risques des éditeurs qui investissent son service, notamment parce que les modèles économiques y sont encore incertains, le partage des recettes publicitaires n’étant rentable que pour quelques chaînes. En France, parmi les chaînes financées par YouTube, Studio Bagel s’est illustrée. Editée par la société de production Black Dynamite, la chaîne identifie des jeunes talents en ligne dont elle va ensuite financer les sketchs, une stratégie qui lui a permis en moins d’un an de convaincre près d’un million d’abonnés, quand elle espérait être rentable avec 200 000 abonnés. D’autres n’ont pas ce succès et YouTube assume dans ce cas les pertes, ce qui l’a conduit à mettre fin au financement de certaines chaînes aux Etats-Unis.
Parce que l’équation publicitaire est difficile à résoudre pour les chaînes YouTube, et parce que les éditeurs n’accepteront d’opter pour un nouveau mode de diffusion qu’à partir du moment où celui-ci leur garantira une rentabilité suffisante, YouTube a franchi une étape supplémentaire, le 9 mai 2013, avec le lancement de 53 chaînes payantes, prioritairement pour le marché américain. Partout dans le monde, la télévision est en effet majoritairement financée par des abonnements, plutôt que par les annonceurs. Le modèle « gratuit » avec financement publicitaire ne peut donc subsister que s’il cohabite avec une offre payante significative. Avec ses chaînes payantes, YouTube donne donc aux éditeurs un moyen nouveau de rentabiliser leurs programmes sur son service. Sur les 53 chaînes, le prix moyen de l’abonnement est de 2,99 dollars par mois, à chaque fois pour le visionnage illimité d’un catalogue de programmes. On y retrouve des chaînes humoristiques et certaines marques fortes, comme la chaîne National Geographic Kids, même si aucun des grands diffuseurs américains n’a franchi le pas. Car YouTube amorce en effet avec cette offre de chaînes payantes sa transformation en « bouquet », lequel pourra se substituer potentiellement aux offres du câble et du satellite. Sur le marché des offres payantes en ligne, son offre reste toutefois comparativement onéreuse par rapport à Amazon ou Netflix, lesquels donnent accès à un catalogue unique et relativement « universel » avec leur offre de sVoD, quand il faut encore multiplier les paiements sur YouTube pour diversifier sa consommation de programmes.
Il reste que cette transformation de YouTube en éditeur-diffuseur de chaînes gratuites et payantes témoigne de la volonté du service de s’imposer comme le futur grand acteur de la télévision connectée, car le modèle retenu est bien celui qui domine sur le petit écran. Or, si le poste de télévision bascule définitivement dans un univers en ligne, que ce soit par les téléviseurs connectés ou par tout autre terminal, YouTube y sera omniprésent : il est le leader de la vidéo en ligne gratuite et il commence à fédérer une offre payante élargie, rendant inutile le passage par un autre interlocuteur. D’ailleurs, les chaînes, qui ont d’abord développé leurs offres sur leurs propres portails, se lancent progressivement sur YouTube, forcées d’aller chercher sur le service une audience qui les a en partie désertées. Le groupe M6 a ainsi lancé en novembre 2012 une chaîne humoristique sur YouTube, baptisée Golden Moustache, qui comptait un an plus tard environ 650 000 abonnés pour 10 millions de vidéos vues par mois. L’audience de Golden Moustache est majoritairement constituée d’internautes de moins de 30 ans, ceux- là même qu’il faudra ensuite parvenir à ramener devant le petit écran. Car c’est bien l’un des enjeux des chaînes sur YouTube : utiliser l’internet pour créer des synergies avec le média historique. Ainsi, le groupe Canal+, qui a progressivement mis en place les moyens de contrôler la diffusion de ses programmes sur toutes les fenêtres d’exploitation, afin notamment de se garantir des exclusivités face à la concurrence des géants de l’internet (voir REM n°21, p.79), a finalement décidé d’aller à son tour sur YouTube avec le lancement de 20 chaînes en décembre 2013. Mais ces 20 chaînes sont d’abord une vitrine supplémentaire pour les programmes du groupe qu’elles déclinent sur YouTube, l’objectif étant de convaincre les internautes de s’abonner à l’une des offres de Canal+.
Les passerelles entre chaînes YouTube et chaînes de télévision ne sont toutefois pas si faciles à lancer. Les formats sur l’internet ont en effet gagné leur autonomie, même si leur reprise sur le petit écran est régulièrement tentée. Parallèlement au lancement de ses 20 chaînes, le Groupe Canal+ a ainsi lancé un nouveau label, Canal+ Factory, qui doit repérer des talents nouveaux sur le web et les intégrer dans l’offre des chaînes YouTube de Canal+ afin de disposer de programmes propres sur le service de vidéos. Et YouTube attire également les producteurs qui, de prestataires des chaînes historiques, trouvent dans ce nouveau canal de diffusion un moyen d’exposer leurs programmes sans dépendre d’un intermédiaire. Ainsi, Endemol, qui a construit sa notoriété avec les programmes de téléréalité vendus aux plus grandes chaînes, en novembre 2013, a annoncé investir 30 millions d’euros dans le lancement de son propre bouquet de chaînes en ligne, baptisé Endemol Beyond, qui sera disponible sur YouTube, mais aussi Dailymotion et AOL. Après avoir créé des chaînes YouTube (Endemol en compte une centaine dans le monde), le groupe de production met donc en place une offre éditoriale complète, à l’instar d’un diffuseur classique. Enfin, les modèles économiques qui émergent sont souvent incompatibles avec la réglementation de la publicité à la télévision, quand celle sur l’internet est très souple. A titre d’exemple, Golden Moustache ne se finance pas uniquement avec des vidéos publicitaires ; elle commercialise également du brand content, des programmes qu’elle conçoit pour des annonceurs et inscrit sur son catalogue, mélangeant ainsi contenus d’éditeur et contenus d’annonceur.
Sources :
- « YouTube lance son modèle payant », Nicolas Rauline et Karl de Meyer, Les Echos, 13 mai 2013.
- « L’humour, un modèle gagnant pour YouTube et les jeunes talents », Nicolas Rauline, Les Echos, 1er août 2013.
- « Canal+ va lancer une vingtaine de chaînes sur YouTube », Alexis Delcambre, Le Monde, 12 novembre 2013.
- « Canal+ s’apprête à lancer 20 nouvelles chaînes sur YouTube », C.S., Le Figaro, 13 novembre 2013.
- « Canal+ débarque en force sur YouTube », Fabienne Schmitt, Les Echos, 13 novembre 2013.
- « Au bout d’un an, la chaîne YouTube de M6 gagne déjà de l’argent », Caroline Sallé, Le Figaro, 14 novembre 2013.
- « Endemol investit 30 millions d’euros dans la vidéo en ligne », Les Echos, 15 novembre 2013.