Canal+ joue la carte internet face à Netflix

En lançant des chaînes YouTube et en s’emparant de Studio Bagel, le groupe Canal+ joue la carte des services dits over the top, qui seront demain un facteur de fidélisation aux programmes du groupe, un moyen de recruter de nouveaux abonnés, mais aussi celui de générer des recettes publicitaires nouvelles. Parallèlement, et afin de protéger la chaîne premium Canal+ et CanalSat, le groupe renforce sa politique de contenus exclusifs et l’adapte au nouvel environnement internet, jouant désormais aussi la carte du binge viewing, à l’instar de Netflix.

Après avoir lancé 20 chaînes sur YouTube en décembre 2013 (voir REM n°29, p.58), Canal+ franchit un pas de plus dans sa stratégie over the top, c’est-à-dire la diffusion de contenus indépendamment du filtre des box, qu’il s’agisse de celle du fournisseur d’accès à internet, de la console de jeux vidéo (Xbox pour la distribution de Canal+) ou du décodeur Canal+. Le groupe a en effet pris le contrôle de 60 % de Studio Bagel début mars 2014, Studio Bagel étant une chaîne sur YouTube et surtout un bouquet de chaînes humoristiques, leader en France avec 7 millions d’abonnés et 40 millions de vidéos vues chaque mois. Cet ensemble de chaînes YouTube est né du lancement par la plate-forme vidéo de Google de son programme de chaînes officielles. Studio Bagel, chaîne créée par la société de production Black Dynamite, a connu un développement fulgurant en conquérant 500 000 abonnés en moins de six mois. Depuis, elle a attiré la télévision, Canal+ lui ayant notamment confié la réalisation de programmes humoristiques pour sa tranche en clair (Les Tutos, Le Dézapping du Before), programmes proposés parallèlement sur des chaînes YouTube dédiées. Car c’est bien là toute la force de ces nouveaux vecteurs de diffusion, à savoir des chaînes humoristiques proposant un catalogue ciblé sur un programme, un genre, un club d’acteurs : en bénéficiant d’une identité forte, elles gagnent une autonomie par rapport à une grille de programmation classique, pouvant dès lors cibler des populations qui auront tendance à délaisser l’écran principal. Les chaînes YouTube sont en effet plus adaptées à une consommation à la demande, surtout individuelle, ce qui favorise les terminaux personnels, smartphones et tablettes, et par conséquent une consommation en mobilité. Enfin, ces chaînes étant disponibles sur le web ou depuis un téléviseur connecté, elles ne dépendent pas des fournisseurs d’accès à internet pour être distribuées, et donc des commissions qu’ils prélèvent.

Pour Canal+, la prise de contrôle de Studio Bagel confirme une stratégie déjà adoptée en août 2013 avec la montée au capital du premier réseau mondial de chaînes YouTube, l’américain Maker Studios. Pour moins de 10 millions de dollars, Canal+ avait pris une participation de 3 % dans Maker Studios afin de participer à l’aventure de cette jeune société, créée en 2009, qui teste et cristallise aujourd’hui les nouveaux usages vidéo, ses chaînes fédérant 5,5 milliards de visionnages par mois sur YouTube. Mais aux Etats-Unis, ce succès a intéressé les homologues américains de Canal+. Disney s’est mis d’accord le 24 mars 2014 avec Maker Studios pour le racheter en totalité, moyennant 500 millions de dollars, et 450 millions de dollars supplémentaires en fonction des performances futures de Maker Studios. Avec ce rachat, Disney pourra plus facilement développer des synergies entre ses films, ses chaînes TV et le web, mais également se positionner sur le secteur du format court en plein essor. Pour Canal+, l’arrivée de Disney signe son départ de Maker Studios, sa participation devant être revendue, la presse parlant d’une valorisation de 20 millions de dollars, soit le double de ce qu’a investi Canal+ il y a moins d’un an.

A l’évidence, Canal+ espère que la croissance actuelle des offres OTT sera un moyen de conserver sa proximité avec les jeunes, ses futurs abonnés. Il se positionne également avec ces offres sur des secteurs qui seront sans nul doute, demain, au cœur des usages de la télévision, quand le groupe a l’assurance de voir reculer le nombre de ses abonnés à la chaîne premium et surtout à CanalSat. En effet, à l’occasion de la publication des résultats 2013 de Vivendi, le 9 février 2014, les chiffres du groupe Canal+ ont révélé une baisse des abonnements à la chaîne premium et à CanalSat en France, ceux vraiment rentables. Avec 14,6 millions d’abonnés à ses offres dans le monde, le groupe gagne, certes, 217 000 abonnements en un an, mais cette performance est due à ses offres en Afrique (+ 377 000 abonnements) et en Pologne, quand Canal+ et CanalSat, dans la même période, perdent 355 000 abonnés en France. Canal+ est concurrencé sur le sport par BeIn Sport, et CanalSat est pénalisé par l’existence d’une offre élargie de programmes sur la TNT et le développement des offres de vidéo en ligne (voir REM n°21, p.79). Cette concurrence sera encore plus forte demain, à mesure que se banaliseront les offres de streaming illimité par abonnement pour moins de 10 euros par mois, dont celle que lancera Netflix, l’arrivée de l’américain en France étant prévue pour l’automne 2014. C’est d’ailleurs sur ce segment du streaming que Canal+ progresse en France, avec 170 000 abonnés supplémentaires à son offre CanalPlay Infinity (330 000 abonnés en tout), qui payent moins de 10 euros par mois contre 40 euros pour les offres premium et le bouquet de chaînes par satellite.

De ce point de vue, les 7 millions d’abonnés aux chaînes Studio Bagel constituent un véritable avantage en termes de recrutements potentiels de nouveaux clients et de fidélisation aux programmes Canal+. Car c’est bien sur les programmes que Canal+ aura les moyens de faire la différence. A l’instar de HBO qui résiste aux Etats-Unis, la chaîne Canal+ restera en effet plutôt protégée des nouvelles concurrences venues du Net, les films étant disponibles sur Canal+ près de deux ans avant que Netflix ne puisse les proposer en vertu de la chronologie des médias, et l’offre de football de la chaîne ayant été pérennisée pour les prochaines saisons. Seul l’attrait pour des offres à moins de 10 euros peut expliquer dans ce cas le choix de résilier son abonnement. Pour CanalSat, l’équation est en revanche plus compliquée, ce qui explique le recentrage du groupe sur les contenus exclusifs et les programmes les plus plébiscités de ses chaînes, ainsi du lancement de la chaîne Canal+ Séries en septembre 2013 (voir REM n°29, p.36), laquelle a l’avantage de ne pas être soumise aux obligations de dégroupage imposées par l’Autorité de la concurrence. Enfin, pour barrer la route à Netflix, Canal+ propose, comme le fait l’américain aux Etats-Unis pour les séries qu’il produit directement, le visionnage de saisons entières en une seule fois, une pratique qualifiée de binge viewing. Le groupe a testé ce type d’offre une première fois le 14 avril 2014 en proposant l’intégralité de la saison 5 de Mafiosa sur CanalPlay à la demande, une offre réservée aux seuls abonnés de la chaîne premium. Ces derniers n’auront pas à attendre la fin de la diffusion des épisodes sur Canal+, ceux-ci étant d’emblée tous disponibles en replay. Sur ce segment de marché, Canal+ va également chercher la croissance à l’échelle internationale et chasser sur les terres de Netflix. Le groupe a en effet lancé en octobre 2013 Dailymotion Canada en partenariat avec Dailymotion, une plate-forme de chaînes vidéo francophones accessible soit sur abonnement, soit en vidéo à la demande. Dailymotion sera probablement, demain, le bras armé de Canal+ pour l’internationalisation de ses offres de VADA (vidéo à la demande avec abonnement), le Groupe Canal+ étant pressenti pour monter au capital de Dailymotion avec Microsoft, Orange restant toutefois majoritaire au sein de la plate-forme d’échange de vidéos.

Sources :

  • « Canal+ et CanalSat continuent à perdre des clients », Sandrine Cassini, Les Echos, 10 février 2014.
  • « Canal+ accélère sur YouTube en s’offrant Studio Bagel », Fabienne Schmitt, Les Echos, 3 mars 2014.
  • « Vidéo : Disney passe à l’offensive sur Internet et YouTube », Karl de Meyer, Les Echos, 13 mars 2014.
  • « Vidéos en ligne : Dinsey rachète Maker Studios pour 500 millions de dollars », lemonde.fr/AFP, 25 mars 2014.
  • « Canal+ sort du capital de Maker Studios », Les Echos, 31 mars 2014.
  • « Pour “Mafiosa”, Canal+ se met au “binge watching” », Nicolas Rauline, Les Echos, 15 avril 2014.
  • « Canal+ fait de la résistance », Alexis Delacambre et Alexandre Piquard, Le Monde, 13 mai 2014.
  • « Microsoft et Canal+ actionnaires de Dailymotion », Lucie Ronfaut, Le Figaro, 20 mai 2014.
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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