Des nouveaux usages numériques contribuent à l’accentuation des risques de manquement à la déontologie du journalisme.
Quantitativement, le manque d’exactitude et de véracité des informations constitue la catégorie la plus importante des manquements aux devoirs de la profession des journalistes, soit 40 % des cas étudiés, selon l’Observatoire de la déontologie de l’information (ODI).
Créée en 2012, cette association tripartite (entreprises, journalistes, public) réalise un travail de veille sur les pratiques des médias et sur le respect des règles éthiques du journalisme, se référant notamment aux chartes communément admises par la profession, la Charte d’éthique professionnelle des journalistes et la Déclaration des devoirs et des droits des journalistes. A partir de ses propres observations et de celles en provenance de sources extérieures (sites spécialisés, médias généralistes, syndicats de journalistes, associations de citoyens, chercheurs…), l’ODI a recensé près de 150 alertes et manquements à la déontologie du journalisme depuis la sortie de son précédent rapport en novembre 2013.
Une concurrence exacerbée dans le secteur de l’information donne lieu, parfois, à un emballement médiatique basé sur des faits qui se révèlent tronqués ou erronés, le tout porté par un « suivisme » que l’ODI qualifie comme étant « l’une des plaies du fonctionnement du système médiatique. Il est amplifié du fait des puissantes et véloces possibilités qu’offrent ses moyens de diffusion ».
Selon l’ODI, l’année écoulée est marquée par un accroissement des pressions qui pèsent sur l’information et sa déontologie, engendrées par le durcissement des relations entre l’opinion publique, les hommes politiques et les médias (journalistes agressés physiquement ou verbalement) ; l’effacement des frontières entre vie privée et vie publique ; le mélange des genres entre information, communication et publicité ; le rôle croissant de l’internet et des réseaux sociaux ; l’importance de la gestion des relations avec les sources d’information et la prégnance de stéréotypes.
Le rapport met en exergue, parmi d’autres thèmes, les effets de la mutation numérique qui contribue à la mise « sous pressions » de l’information. Outre la crise financière que traversent les entreprises de presse, l’émergence des nouveaux outils numériques a provoqué des transformations majeures dans l’organisation des rédactions et le travail des journalistes, au premier rang desquelles figure la réduction des effectifs. La multiplication des canaux de diffusion de l’information, qui s’accompagne d’une interactivité accrue, exige de la part des journalistes un travail multitâche au sein d’un processus de fabrication en flux de plus en plus tendu, ce qui n’est pas sans conséquences sur la qualité de leur production. Le manque de temps et de moyens influe notamment sur la hiérarchisation de l’information et sur son traitement.
Les nouveaux outils numériques et, parmi eux, les réseaux sociaux, ont fait naître de nouveaux usages, qui engendrent eux-mêmes de nouvelles contraintes. « Les réseaux sociaux maintiennent des contacts permanents entre sources, médias et public » constate l’ODI, rappelant que « l’utilisation de Twitter par les journalistes n’échappe pas aux règles déontologiques ». La petite formule « Mes tweets n’engagent que moi », utilisée sur les comptes Twitter des journalistes, ne doit pas faire oublier que les entreprises de médias ont établi des règles. Pour l’Agence France-Presse, la vérification des faits est la même pour toutes les sources, tandis que Reuters interdit la publication de scoops sur les réseaux sociaux et demande à ses journalistes de bien séparer leur compte professionnel de leur compte personnel. « Outils d’alerte, de diffusion et de réaction sans précédent », les réseaux sociaux « surréagissent à certains sujets et sous-réagissent à d’autres » ; et les journalistes participent au buzz, pas forcément à bon escient, selon l’ODI. Point positif : les journalistes face à leur public, par l’intermédiaire de réseaux sociaux, se doivent de corriger leurs erreurs.
Un autre problème touchant à la déontologie réside dans la position dominante du moteur de recherche Google, avec la mise en avant de ses algorithmes, qui « introduit des biais dans la couverture de l’information et vraisemblablement dans sa diffusion ». Est venu s’y ajouter cette année un autre enjeu : le « droit à l’oubli » qui peut constituer une menace pour la liberté de la presse. Plus loin, le rapport note également que « longtemps, le « je« fut proscrit des colonnes des journaux « sérieux« », tandis que Twitter, Facebook, les blogs et autres « selfies » l’ont introduit désormais dans les médias et l’information, certains journalistes recourant même au « personal branding ». A propos de ces nouvelles stratégies marketing, l’ODI souligne que « la question déontologique reste de veiller sur le contenu de la promotion tant personnelle des journalistes que collective des rédactions, afin que cette dernière serve l’information et non l’inverse ».
Parmi les nouvelles tendances qui risquent d’entamer la crédibilité des journalistes, l’ODI souligne également, parmi d’autres choses, le « native advertising », cette forme nouvelle de publi-reportage, qui lie, d’une façon de moins en moins visible pour les lecteurs, les articles de presse et les messages publicitaires. Une frontière toujours plus floue entraîne une confusion des genres. Le comble est atteint avec l’inversion des rôles au sein d’une entreprise de presse, lorsque la régie publicitaire passe commande d’un article, à la place du rédacteur en chef, pour accompagner une annonce. De même, la pratique des liens sponsorisés, ou des boutons à cliquer pour acheter un produit qui accompagnent un article de presse, permet de douter de la neutralité du contenu. Il en est ainsi des critiques de livres du Washington Post qui offrent d’un clic l’accès à la librairie en ligne Amazon appartenant au propriétaire du journal. Autre usage en développement : le journalisme de marque (brand journalism) est bien mal nommé car cette pratique publicitaire, qui consiste à relater l’actualité d’une marque, n’a rien de commun avec la pratique journalistique.
L’ODI rappelle à ce sujet la recommandation « Identification de la publicité et des communications commerciales. Identification de l’annonceur » de l’ARPP (Autorité de régulation professionnelle de la publicité) : « La communication commerciale doit pouvoir être nettement distinguée en tant que telle, quels que soient la forme et le support utilisés. Lorsqu’une publicité est diffusée dans des médias qui comportent également des informations ou des articles rédactionnels, elle doit être présentée de telle sorte que son caractère publicitaire apparaisse instantanément et l’identité de l’annonceur doit être transparente », article 9 du code consolidé sur les pratiques de publicité et de communication commerciale de la Chambre de commerce internationale.
Enfin, le rapport de l’ODI rend compte d’avancées intéressantes sur le terrain de la déontologie, notamment le développement dans les médias d’émissions, de rubriques ou d’articles consacrés à décoder l’information, qui illustrent véritablement une volonté de prendre du recul. Il cite également l’initiative de la direction de l’information de l’AFP consistant à réunir des responsables des rédactions de médias pour réfléchir collectivement au traitement des images sensibles et à l’identification des sources, afin d’écarter les risques de propagande ou de censure.
Face aux diverses tensions qui affectent la déontologie du journalisme, l’ODI recommande de promouvoir, au sein des rédactions, des entreprises et des publics, la vérification, plus que jamais nécessaire à l’heure de l’interactivité ; la résistance aux pressions, toujours d’actualité ; la réflexion sur les nouveaux usages et la rapidité ; la transparence, car les journalistes travaillent désormais devant le public ; la traçabilité de l’information ; la considération à l’égard de la place nouvelle des publics dans l’information ; et enfin le dialogue au sein des entreprises et entre la hiérarchie et la rédaction.
Sources :
- « L’information sous pressions », rapport annuel 2014, Observatoire de la déontologie de l’information, odi.media, 17 octobre 2014.