Le réarmement médiatique de la Russie sur fond de crise ukrainienne

Expansion internationale et repli national vont de pair lorsqu’il s’agit de répliquer, par l’intermédiaire des médias, à « la propagande agressive » de l’occident, selon le régime de Vladimir Poutine.

« Quelle est la différence entre l’URSS et la Russie actuelle ? Il y a presque soixante ans, l’URSS lançait Spoutnik 1, objet de convoitise pour les Etats-Unis, à l’origine de la course aux étoiles, pacifique dans un premier temps. Aujourd’hui, la Russie lance Sputnik, un réseau de relais de propagande de l’Agence Rossia Segodnia [La Russie d’aujourd’hui] », annonce le quotidien Vedomosti pour présenter un nouveau service multimédia international financé par l’Etat russe, inauguré le 10 novembre 2014.

Sputnik englobe le service en langues étrangères de l’agence de presse publique Ria-Novosti et la radio internationale La Voix de la Russie, réunis au sein de l’agence Rossia Segodnia en décembre 2013. Avec un effectif de 2 300 salariés, cette nouvelle structure a pour objet de proposer une « lecture alternative » des événements d’un « monde multipolaire », de « dire ce qui n’est pas dit », selon le slogan du site de presse Sputniknews.com sur lequel sont mises en ligne des informations en russe, anglais, français, espagnol et arabe. Celui-ci sera accompagné d’une radio diffusant en trente langues à destination d’une trentaine de pays, notamment la France, la Chine et les Etats-Unis. Parmi les reportages de nature factuelle, certains donnaient le ton au lendemain du lancement  : « Les Etats-Unis manquent de preuves attestant que les convois militaires à Donetsk appartiennent à la Russie. »

Lors de la restructuration de l’agence de presse Rossia Segodnia, Dmitri Kisselev en fut nommé à la tête par décret présidentiel. Ce présentateur du journal d’information hebdomadaire Vesti nedeli, sur la chaîne publique Rossia, est notamment connu pour avoir déclaré nécessaire d’interdire aux homosexuels d’être donneurs de sang et de « brûler leur cœur, en cas d’accident, comme inapte à faire durer la vie de quelqu’un d’autre ». Rossia diffuse régulièrement des reportages qui critiquent l’opposition, les Américains et les homosexuels. Depuis mars 2014, Dmitri Kisselev est interdit d’entrée dans l’Union européenne pour cause de « propagande soutenant le déploiement des forces russes en Ukraine ».

Les informations très critiques au sujet des Etats-Unis comme de l’Union européenne, diffusées sur le site Sputniknews.com, sont également relayées par Russia Today (RT), chaîne de télévision publique qui dépend de l’agence Rossia Segodnia. Rédactrice en chef de Sputnik et de RT, Margarita Simonian explique : « Nous ne donnons pas le point de vue du Kremlin mais celui de la Russie, comme France 24 ou la BBC, qui montrent les valeurs de la France et de la Grande-Bretagne, ou Al-Jazira pour le monde arabe. » Désignant les images d’actualité qui défilent sur un mur d’écrans placé devant elle, elle ajoute : « On regarde les médias, on voit ce qu’ils ignorent, ce qu’ils laissent de côté, et nous, on fait l’inverse ». Lancée en 2005, en versions anglaise, arabe et espagnole, la chaîne de télévision d’Etat RT possède des studios à Washington depuis 2010. En 2014, elle s’est installée à Londres, où l’Autorité britannique de régulation des télécommunications (OFCOM) l’a déjà menacée de la priver de sa licence pour manque d’impartialité dans le traitement de l’actualité ukrainienne. « Il ne faudrait montrer que le point de vue de l’OTAN. Mais si les Occidentaux avaient entendu plus de voix différentes, il n’y aurait pas eu toutes ces erreurs, en Irak, en Syrie ou en Lybie, qui coûtent cher à tout le monde » assure Margarita Simonian. Deux nouvelles déclinaisons de RT, l’une allemande et l’autre française, sont à venir.

Dans le même temps, à l’intérieur des frontières, les médias russes indépendants et les médias étrangers sont sujets à entraves. Face à la puissance des médias fédéraux qui dénoncent continuellement les atrocités commises par les forces ukrainiennes, l’existence de médias discordants relève du défi. « Il semble que maintenant, une unanimité absolue soit nécessaire » déclare Alexeï Simonov, défenseur des droits des médias, à propos du Kremlin. Une enquête, menée par l’agence Rossia Segodnia sur la couverture médiatique de la Russie en octobre 2014, révèle notamment un « indice d’agressivité » élevé dans la presse allemande.

Propriété de Gazprom Media, filiale du groupe gazier Gazprom, la radio Echo de Moscou, un des derniers médias libres de ton, est désormais sous surveillance. Son rédacteur en chef Alexeï Venediktov a failli être remercié pour avoir soutenu avec vigueur un journaliste de la station, auteur d’un reportage sur le quotidien des soldats ukrainiens défendant l’aéroport de Donetsk. Depuis, la radio Echo de Moscou a une nouvelle direction administrative à sa tête. Après le 7 janvier 2015, cette radio indépendante, dont les membres de la rédaction portaient des tee-shirts « Je suis Charlie  », était bien le seul média à reprendre les caricatures de Mahomet publiées en 2012, ou d’autres dessins de presse de l’hebdomadaire satirique français. Le nouveau site Sputnik, quant à lui, interrogeait ainsi les internautes : « Les médias occidentaux sont-ils en quelque sorte responsables de l’attaque de Charlie hebdo ? ». Plus de 60 % d’entre eux ont répondu par la négative à cette question, tandis que les grilles de l’ambassade de France à Moscou étaient recouvertes de fleurs, de bougies et d’affiches « Je suis Charlie », en russe et en français.

Lancée en 2010, la chaîne privée indépendante Dodj, celle qui diffusa en direct les manifestations contre le gouvernement Poutine, n’est plus désormais accessible que sur l’internet. Sous prétexte de la publication d’un sondage de mauvais goût concernant le siège de Leningrad durant la Seconde Guerre mondiale, pour lequel l’équipe de la chaîne avait spontanément présenté des excuses, Dodj TV a été privée de ses studios. Installée depuis décembre 2014 dans un petit appartement, dont l’adresse est tenue secrète, la chaîne a perdu 80 % de son audience en janvier 2015, à la suite de son exclusion des bouquets de chaînes repris par les principaux opérateurs du pays. En outre, la promulgation d’une nouvelle loi interdisant la publicité sur les chaînes payantes a entraîné la perte d’une grande partie de ses revenus, à peine compensée par les abonnements souscrits par près de huit millions de téléspectateurs. La plupart des émissions ont été supprimées, seuls des bulletins d’information passent encore à l’antenne. « A mon avis, l’objectif principal est de faire en sorte que la mort de notre chaîne ressemble à une mort provoquée par des raisons économiques et non pas par des raisons politiques » déclare Maria Makeïeva, rédactrice en chef adjointe. En novembre 2014, le Comité de protection des journalistes (CPJ) a attribué, de New York, le Prix international de la liberté de la presse à Mikhaïl Zygar, rédacteur en chef de Dojd.

Autre média indépendant, le quotidien Kommersant est lui aussi l’objet de pressions. De nombreuses personnalités des médias, notamment la rédactrice en chef de Lenta.ru, site d’information parmi les plus populaires de Russie, ont été remerciées durant l’année 2014. Le gouvernement russe veut « obliger les rédactions à vivre dans des conditions d’autocensure, dans la crainte de poursuites, explique l’analyste indépendant Alexandre Morozov, […] Maintenant, toute forme d’opposition et d’opinion critique est inacceptable ».

Autre élément de la machine de guerre médiatique mise en place, une loi ratifiée en octobre 2014 vise à chasser hors de Russie les entreprises de médias étrangères. A partir de 2016, elle interdit qu’une entreprise ou un particulier non russe puisse détenir plus de 20 % du capital d’un média présent sur le territoire russe. Propriété de l’américain News Corp, du britannique Pearson et du finlandais Sanoma, le quotidien économique Vedomosti ou l’édition russe du magazine Forbes, éditée par l’allemand Springer, sont directement concernés. Outre la presse d’information, les éditions des magazines des groupes Hearts et Condé Nast devront également être suspendues ou vendues. La chaîne américaine d’information en continu CNN, quant à elle, a rétorqué immédiatement qu’elle cesserait d’émettre sur le territoire russe fin 2014. Le groupe Disney, qui a acquis 49 % d’une télévision russe pour 300 millions de dollars en 2011, en sera-t-il lui aussi pour ses frais ? Pour Derk Sauer, fondateur néerlandais de Vedomosti, « il s’agit clairement d’une confiscation ».

Dans un tel contexte, il sera difficile pour les groupes étrangers contraints de vendre de pouvoir le faire dans de bonnes conditions, sauf à conclure une reprise à bon prix par des entrepreneurs russes proches du pouvoir. Cette décision politique en évoque une autre, celle du gouvernement hongrois promulguant une nouvelle taxe sur la publicité en juillet 2014 pour décourager tout média étranger, en l’occurrence RTL Klub, propriété de RTL Group, filiale de l’allemand Bertelsmann (voir La REM n°32, p.17).

Le « regard russe » se pose aussi sur l’internet. Déjà, un enregistrement auprès de la Roskomnadzor, autorité de contrôle des médias et de l’internet, est requis pour tout blog recueillant plus de 3 000 visites par jour. Ensuite, une loi de février 2014 permet de bloquer l’accès à un site sur simple demande d’un procureur. « Le procureur cible généralement des journalistes, des blogueurs ou des médias d’opposition, mais parfois aussi des Russes lambda » constate Sarkis Davidian qui préside l’Association russe des internautes. Ainsi, les sites des opposants au régime, Alexeï Navalni et Garry Kasparov, ont été bloqués en mars 2014, pour « appels à des activités illégales et à la participation à des rassemblements de masse en violation de l’ordre établi  ». En outre, en juillet 2014, une loi sur la protection des données personnelles impose aux entreprises internet russes et étrangères, à compter de 2016, de stocker les données qu’ils détiennent concernant les citoyens russes sur des serveurs installés sur le territoire national, sous peine de se voir infliger le blocage de leurs sites. Pour les défenseurs des libertés sur l’internet, le but serait en fait de nuire au fonctionnement des réseaux sociaux, Facebook, Twitter, YouTube et autres services. En décembre 2014, Google a d’ailleurs annoncé le transfert de tous ses ingénieurs hors de Russie. « Cette loi pourrait annoncer la volonté des autorités de couper l’internet russe du réseau global » déclare l’expert Alexeï Makarkine.

Publié en février 2015, un rapport auquel a participé l’Association russe des internautes constate « une hausse inédite des tentatives des autorités russes de verrouiller l’internet » au cours de l’année 2014 : près de 2 600 fois (+ 141 % par rapport à 2013) l’accès au web a été limité pour les internautes. En 2014, près de 1 500 requêtes du Parquet de bloquer des sites ont été exécutées par la Roskomnadzor, contre plus de 500 en 2013. Les manifestations de l’opposition, organisées par l’intermédiaire d’internet lors de la campagne présidentielle de Vladimir Poutine en 2012, ainsi que le mouvement populaire du Maïdan à Kiev, qui a entraîné la chute du président ukrainien Viktor Ianoukovitch début 2014, ont amplifié les velléités de verrouillage de l’internet par les autorités russes. Aujourd’hui en Russie, poster un message relatant une manifestation sur le réseau social Vkontakte est passible d’une amende, voire d’une arrestation. Les nouvelles lois ont pour but « de rétablir l’entière responsabilité des citoyens sur le web, qui n’est pas une zone de non-droit » explique le député Vadim Denguine, président du Comité sur l’information politique : « On peut s’énerver contre le président, mais il faut que ce soit des remarques constructives. D’ici peu, nous aurons un internet aux frontières limitées. Cela nous permettra de contrôler ce qu’on peut faire chez nous et ce qu’on ne peut pas. » Et l’expert Alexeï Makarkine de rappeler que « la majorité des Russes soutient la censure sur internet, qu’ils voient [eux aussi] comme une ressource et une menace », à l’instar du Kremlin.

Assurant la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne de janvier à juin 2015, la Lettonie, dont 30 % de la population est russophone, souhaite porter à l’attention des autres Etats membres, lors d’une prochaine conférence organisée à Riga en mars 2015, la question de la retransmission sur le territoire européen des médias non européens, jugeant que la couverture de la crise ukrainienne proposée par les médias russes relève de la propagande. A deux reprises déjà, les autorités lituaniennes ont suspendu la diffusion de chaînes russes pendant trois mois, RTR Planeta en mars 2014 et Rossia RTR en avril 2014. Du côté de Bruxelles, Johannes Hahn, commissaire chargé de la politique de voisinage et des négociations d’élargissement, réfléchit à l’opportunité d’établir des partenariats avec les médias des six pays proches de la Russie que sont l’Ukraine, la Géorgie, l’Azerbaïdjan, la Biélorussie, la Moldavie et l’Arménie. L’idée de créer une chaîne européenne en russe fait son chemin, à l’initiative de la fondation European Endowment for Democracy qui prépare une étude principalement financée par les Pays-Bas, d’où venaient de nombreuses victimes du crash de l’avion abattu au-dessus de l’Ukraine en juillet 2014.

« Aujourd’hui, on mobilise les médias, comme on mobilise l’armée, les finances, la diplomatie. C’est une nouvelle étape qui se développe très vite » constate le journaliste indépendant Sergueï Parkhomenko.

 Sources :

  • « Nouvelle loi russe sur les sites web renfermant des données personnelles », Reuters, 4 juillet 2014.
  • « La Russie lance un service multimédia international contre la « propagande occidentale« », AFP, tv5.org, 10 novembre 2014.
  • « Sputnik : Poutine en orbite », Etienne Bouche, Libération, 13 novembre 2014.
  • « Le Kremlin renforce le contrôle de son image à l’étranger », AFP, tv5.org, 19 novembre 2014.
  • « Poutine fait main basse sur les médias occidentaux », The Economist, in Courrier international, n° 1255, du 20 au 26 novembre 2014.
  • « Les médias, machine de guerre du Kremlin », Isabelle Mandraud, Le Monde, 25 novembre 2014.
  • « Russie : la seule chaîne indépendante émet désormais depuis un appartement », AFP, tv5.org, 26 décembre 2014.
  • « A Moscou, émotion dans la rue mais embarras dans les médias », Isabelle Mandraud, Le Monde, 9 janvier 2015.
  • « La Lettonie veut amener la question de la communication médiatique russe au cœur du débat européen », La Correspondance de la Presse, 19 janvier 2015.
  • « Le Kremlin accentue son emprise sur l’internet russe », AFP, tv5.org, 6 février 2015.
Ingénieur d’études à l’Université Paris 2 - IREC (Institut de recherche et d’études sur la communication)

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