En trois ans, Vincent Bolloré est parvenu à asseoir son pouvoir sur le groupe Vivendi, définitivement conquis lors de l’assemblée générale du 17 avril 2015. Reste au groupe à déployer sa nouvelle stratégie, la vente de TVN en Pologne, le rachat de Dailymotion et le développement en Afrique donnant de premières indications.
Vincent Bolloré est entré au capital de Vivendi grâce à la cession, en 2011, de ses deux chaînes de la TNT, Direct 8 et Direct Star, payées en actions Vivendi (voir La REM n°21, p.79), auxquelles Vincent Bolloré a ajouté un rachat d’actions sur les marchés pour monter dès 2012 à 5 % du capital de Vivendi. Depuis, il étend méthodiquement son contrôle sur le groupe et tente, progressivement, de redessiner une logique industrielle pour Vivendi, quasi démantelé au nom des exigences financières (voir La REM n°24, p.40). En effet, à la suite de l’affrontement en 2012 entre Jean-Bernard Lévy, alors président du directoire, et Jean-René Fourtou, alors président du conseil de surveillance, la logique financière l’a emporté avec le choix de la cession des activités télécoms, très largement majoritaires dans le chiffre d’affaires du groupe, reposant sur des investissements industriels importants, ayant passé le cap de la révolution numérique, mais n’offrant pas d’importantes perspectives de croissance. A l’inverse, le recentrage sur les médias, plus rentables à court terme, a été choisi, alors même que les médias sont et seront demain plus encore bousculés par les nouvelles modalités de circulation et d’échange des contenus sur internet. Durant cette période de cessions, qui s’est étalée sur 2013-2014, Vincent Bolloré n’a eu de cesse de peser sur la stratégie du groupe, sa reconfiguration annoncée donnant à l’industriel breton les moyens d’y déployer ses propres projets.
Après une violente opposition à Jean-René Fourtou en septembre 2013 sur le management futur du groupe, Vincent Bolloré est devenu le vice-président du conseil de surveillance de Vivendi, avant de succéder définitivement à Jean-René Fourtou en juin 2014, avec seulement 5 % du capital du groupe. A cette occasion Vincent Bolloré a adoubé Arnaud de Puyfontaine comme nouveau président du directoire. Lors de l’assemblée générale d’avril 2015, Vincent Bolloré a fait entrer deux de ses proches au conseil de surveillance de Vivendi, Dominique Delport, directeur général d’Havas, un groupe contrôlé par Bolloré, et Tarak Ben Ammar, acteur important de la production cinématographique en France et au Maghreb. La mainmise sur le management est désormais assurée.
Restait alors à Vincent Bolloré à s’assurer du contrôle de l’assemblée générale du groupe, les 5 % de capital détenus faisant du Groupe Bolloré l’actionnaire principal de Vivendi, dont la marge de manœuvre reste toutefois limitée. Début mars 2015, Vincent Bolloré investissait 852 millions d’euros dans Vivendi pour porter sa participation à 8,15 % du capital. Mais même 8 % du capital étaient insuffisants pour peser franchement au sein du groupe, ce qu’a découvert Vincent Bolloré quand un actionnaire minoritaire (0,8 % des actions), le fonds américain PSAM (Peter Schoenfeld Asset Management), a déposé deux résolutions pour l’assemblée générale du 17 avril 2015, demandant de restituer quelque 9 milliards d’euros aux actionnaires, au lieu des 5,7 milliards d’euros initialement prévus, à la suite du programme de cessions. S’ajoute à ces deux résolutions une lettre de PSAM envoyée à Vivendi, fin 2014, demandant l’introduction en Bourse d’Universal Music Group, afin de mieux valoriser l’actif, ce qui signifie concrètement l’abandon du projet de construction d’un groupe de médias pour Vivendi, au profit d’un démantèlement complet. Enfin, le fonds français PhiTrust Active Investors (0,5 % des actions) a déposé une résolution pour le maintien des droits de vote simple, la loi Florange d’avril 2014 permettant aux actionnaires nominatifs depuis plus de deux ans de bénéficier de vote double, ce qui est le cas pour les 5 % de capital détenu par Bolloré depuis 2011. Si toutes ces résolutions avaient été adoptées, le projet de Vincent Bolloré pour le groupe Vivendi serait mort-né : le groupe aurait été vidé du bénéfice de ses cessions, le contrôle de Vincent Bolloré sur l’assemblée générale via les votes doubles étant impossible.
Pour empêcher ce scénario, Vincent Bolloré a utilisé deux leviers. Celui de la confiance qu’il met dans le projet – jamais rendu public – qu’il mûrit pour Vivendi. Grâce à une maîtrise parfaite des circuits financiers, le Groupe Bolloré est ainsi parvenu à faire passer de 8,15 % la part de capital qu’il détenait dans Vivendi début mars 2015 à plus de 14 % mi-avril. Le Groupe Bolloré s’est en fait donné des marges de manœuvre financières en lançant en octobre 2014 une offre publique d’échange d’actions Havas contre des actions du Groupe Bolloré, ce qui lui a permis de prendre le contrôle d’Havas avec 82,5 % du capital, suivi ensuite d’une cession en Bourse de 22,5 % du capital d’Havas le 25 mars 2015, Bolloré conservant le contrôle d’Havas tout en récupérant601 millions d’euros. Le 26 mars 2015, les sommes récoltées sont réinvesties dans Vivendi, Bolloré apportant 632 millions d’euros pour porter sa participation de 8,15 % à 10,2 % du capital. Le 2 avril 2015, le Groupe Bolloré a encore augmenté sa participation dans Vivendi, passant de 10,2 % à 12 % du capital. Mi-avril, Vincent Bolloré investissait de nouveau dans Vivendi pour porter sa participation à 14,5 % du capital, soit plus de 5 milliards d’euros de participation dans Vivendi, dont 4 milliards dépensés en achat d’actions (2,8 milliards d’euros dépensés sur le seul mois précédent l’assemblée générale). En définitive, comme seuls 57 % des actionnaires sont représentés en moyenne lors des assemblées générales, cela permet à Vincent Bolloré de contrôler près de 25 % des votes, sans droit de vote double. Enfin, l’importance de l’investissement doit convaincre les actionnaires du sérieux du projet, ce que n’a pas manqué de rappeler Vincent Bolloré en assemblée générale le 17 avril 2015 : « Pourquoi voulez-vous que je mette quatre milliards d’euros dans une maison à laquelle je ne crois pas ? ».
Le deuxième levier mobilisé a été celui de la neutralisation de PSAM. Vivendi a accepté, une semaine avant l’assemblée générale du 17 avril 2015, d’augmenter le reversement aux actionnaires de 5,7 à 6,7 milliards d’euros, ce qui a conduit PSAM à retirer ses deux résolutions et à afficher sa confiance dans le projet de Vincent Bolloré pour Vivendi. Le 17 avril 2015, malgré plus de 50 % de votes pour le maintien des votes simples, la loi Florange s’est appliquée pour Vivendi, la résolution devant recueillir les deux tiers des votes. Dès 2016, les actions détenues par le groupe Bolloré avant 2014 autoriseront donc le droit de vote double, et les actions acquises en 2015 entreront dans cette catégorie en 2017, donnant à Vincent Bolloré une minorité de blocage au sein de Vivendi. Reste désormais à faire fructifier l’argent retiré des cessions et à donner à Vivendi un projet industriel précis.
Concernant l’argent des cessions, la cagnotte de Vivendi a encore augmenté le 17 avril 2015 avec l’accord donné à la vente de la participation minoritaire de Vivendi dans SFR, ce qui ajoute 3,9 milliards d’euros. Vivendi a donc pu rembourser sa dette (11 milliards d’euros fin 2011) et pourra redonner 6,7 milliards d’euros à ses actionnaires : il restera encore plus de 5 milliards d’euros et une importante capacité d’endettement. Vivendi pourra ainsi reconstituer son chiffre d’affaires, passé de 29 à 10,1 milliards d’euros entre 2011 et 2014, en principe autour des seuls médias. Reste à connaître les choix stratégiques qui seront opérés par Vincent Bolloré, Vivendi pouvant concrètement s’emparer d’acteurs majeurs comme ITV, ou d’importance secondaire comme Mediaset. De ce point de vue, les cessions d’actifs moins importants et les premiers achats du groupe sont révélateurs, comme les initiatives prises par les deux entités encore au sein du groupe : Canal+ et Universal Music Group.
En annonçant, le 16 mars 2015, céder sa participation de 25 % dans TVN, le premier groupe privé de télévision en clair en Pologne, le Groupe Canal+ fait un choix stratégique. Alors même que son partenariat avec ITV dans la prise de contrôle de TVN (52,7 % co-détenus par Canal+ et ITV) lui permettait de racheter la part d’ITV en 2015 ou en 2017, Canal+ a préféré se retirer du marché de la télévision en clair en Pologne où l’arrivée annoncée de Netflix et le déploiement de la TNT menacent les performances des chaînes historiques. TVN est cédé à l’américain Scripps Network Interactive pour 584 millions d’euros, auxquels s’ajoute une reprise de dette de 300 millions d’euros. Vivendi récupère ainsi 275 millions d’euros dans la transaction, plus que les 213 millions d’euros inscrits dans ses comptes pour la participation dans TVN. Ce faisant, Vivendi confirme son positionnement dans la télévision payante, à l’exception de la France, où le groupe dispose de trois chaînes sur la TNT en clair (iTélé, D8 et D17). Vivendi reste toutefois un acteur majeur de l’audiovisuel polonais avec le contrôle de 51 % du capital de nc+, la deuxième plate-forme de télévision payante du pays en nombre d’abonnés (2,1 millions d’abonnés contre 3 millions pour PolSat en 2014), mais première en chiffre d’affaires, nc+ étant positionnée sur des offres premium. La Pologne restera ainsi le premier marché du groupe à l’étranger, derrière l’Afrique (1,5 million d’abonnés) et le Vietnam (800 000 abonnés).
C’est sur ces nouveaux marchés de la télévision payante que le groupe Canal+ a choisi de se développer. Après le lancement d’A+ en octobre 2014, une chaîne premium dédiée à l’Afrique (voir La REM n°32, p.53), ainsi que la prise de contrôle de la société Thema (éditrice notamment de Nollywood TV) le même mois, Canal+ a augmenté ses capacités satellitaires sur le continent pour proposer 25 nouvelles chaînes à ses abonnés fin mars 2015. L’objectif est de soutenir le développement de Canal+ en Afrique, le nombre d’abonnés étant passé de 700 000 à 1,5 million en deux ans, quand Canal+ vise un foyer sur deux raccordé à l’électricité sur les 5 millions de foyers africains concernés par ses offres. Autant dire que l’international, avec un chiffre d’affaires de 1,273 milliard d’euros en 2014, devrait demain compter pour près de la moitié du chiffre d’affaires du Groupe Canal+, quand il comptait en 2014 déjà pour 40 % (25 % pour la télévision payante à l’étranger et 15 % pour les ventes internationales de Studiocanal).
S’ajoute à ces investissements stratégiques et planifiés le rachat surprise de Dailymotion. Si Vivendi a toujours déclaré être intéressé par le contrôle d’une plate-forme de vidéos en ligne, le dossier Dailymotion semblait toutefois devoir lui échapper, alors même que le groupe a misé ces dernières années sur YouTube, avec un premier investissement dans Maker Studio, cédé depuis à Disney, et le rachat de Studio Bagel (voir La REM n°30-31, p.38). Orange cherchait en effet un partenaire étranger pour développer Dailymotion, mais il n’est jamais parvenu à trouver d’accord avec un acteur étranger. Après l’échec en 2013 du rachat par Yahoo!, rendu trop difficile par Arnaud Montebourg, alors ministre du redressement productif (voir La REM n°28, p.82), le Wall Street Journal a révélé, début mars 2015, l’imminence de négociations exclusives entre Orange et le hongkongais PCCW pour le rachat de 49 % du capital de Dailymotion. C’était là encore sans compter la dimension politique du dossier, Orange ayant par ailleurs l’Etat à son capital (25,04 %). Alors qu’Orange espérait un partenaire américain ou asiatique pour aider Dailymotion à se développer sur ses premiers marchés à l’étranger, le ministre de l’économie, de l’industrie et du numérique, Emmanuel Macron, demandait au groupe de réfléchir aussi à une solution européenne deux semaines après les révélations du Wall Street Journal. Vivendi a saisi l’occasion en faisant une offre le 3 avril 2015 et l’entrée en négociations exclusives pour la vente de Dailymotion a été adoptée le 7 avril 2015 par un conseil d’administration extraordinaire d’Orange. Pour seulement 217 millions d’euros, Vivendi s’empare de 80 % du capital de Dailymotion, ce qui valorise la plate-forme à 265 millions d’euros.
Dailymotion est le premier site français dans le monde en audience, le premier site européen en nombre de visiteurs uniques, avec 130 millions d’utilisateurs actifs par mois. La valorisation de Dailymotion est certes supérieure à ce qu’Orange y a investi, mais elle reste très en deçà des valeurs des pépites du web cédées en 2014 pour plusieurs milliards de dollars. Reste que Vivendi devra investir massivement dans Dailymotion pour financer son développement international, où la plate-forme réalise déjà 80 % de son chiffre d’affaires (64 millions d’euros en 2014), aux Etats-Unis, son premier marché où YouTube est dominant, mais également dans les pays où YouTube est moins présent, comme la Turquie, le Brésil, le Moyen-Orient et l’Asie. Vivendi dispose donc, en plus de sa participation dans Spotify pour le streaming musical, d’une plate-forme de vidéos en ligne qui l’aidera à mieux distribuer les clips d’Universal Music Group, tout en renforçant ainsi Dailymotion. Il pourra également mieux valoriser les vidéos du groupe Canal+, Dailymotion proposant déjà des offres de VoD (vidéo à la demande – VAD) au Canada en partenariat avec Canal+, auxquelles s’ajouteront les productions de Studio Bagel. Mais le modèle d’affaires de Dailymotion reste d’abord le financement publicitaire, ce que Vivendi maîtrise moins, comme l’atteste la revente de sa participation dans TVN en Pologne.
Sources :
- « Signature d’un accord en Canal+ Overseas et Thema », Communiqué de presse Canal+ Overseas, 23 octobre 2014.
- « Bolloré entretient le mystère sur l’avenir de Vivendi », Bertille Bayart, Le Figaro, 28 février 2015.
- « A quoi ressemblera le Vivendi de Bolloré », Julien Dupont-Calbo, Grégoire Poussielgue, Les Echos, 13 mars 2015.
- « Dailymotion ouvre son capital au chinois PCCW », Benjamin Ferran, Le Figaro, 14 mars 2015.
- « Dailymotion met le cap sur l’Asie avec le chinois PCCW », Nicolas Rauline, Fabienne Scmitt, Les Echos, 16 mars 2015.
- « Canal+ se désengage de la TV gratuite en Pologne », Caroline Sallé, Le Figaro, 17 mars 2015.
- « Canal+ sort de la télévision gratuite en Pologne en cédant sa part dans TVN », Julien Dupont-Calbo, Les Echos, 17 mars 2015.
- « Canal+ passe à la vitesse supérieure en Afrique », Grégoire Poussielgue, Les Echos, 23 mars 2015.
- « Schoenfeld, l’homme qui veut faire bouger Vivendi », Alexandre Counis, Julien Dupont-Calbo, Les Echos, 25 mars 2015.
- « Vincent Bolloré augmente encore la mise chez Vivendi », Bertille Bayart, Le Figaro, 27 mars 2015.
- « La guerre des droits de vote double est déclarée chez Vivendi », Laurence Boisseau, Les Echos, 2 avril 2015.
- « Macron presse Orange de marier Dailymotion à un Français », Enguérand Renault, Le Figaro, 2 avril 2015.
- « Vincent Bolloré porte à 12 % sa part dans Vivendi », L. Boi, A.C. et J.D.C., Les Echos, 3 avril 2015.
- « Dailymotion, star très politique du Web français », Lucie Ronfaut, Enguérand Renault, Le Figaro, 8 avril 2015.
- « Avec Dailymotion, Vivendi étrenne son nouveau costume de « roi des médias » », Julien Dupont-Calbo, Nicolas Rauline, Fabienne Scmitt, Les Echos, 8 avril 2015.
- « Vivendi enterre la hache de guerre avec le fonds activiste américain PSAM », A.C., J.D.-C., Les Echos, 9 avril 20115.
- « Vincent Bolloré prêt à asseoir son pouvoir chez Vivendi », Laurence Boisseau, Alexandre Cunis, Les Echos, 17 avril 2015.
- « Chez Vivendi, Vincent Bolloré parachève sa prise de pouvoir », Julien Dupont-Calbo, Les Echos, 20 avril 2015.