Leader mondial, le lanceur européen de satellites est désormais dirigé par le tandem Airbus-Safran, à l’heure où la concurrence n’a jamais été aussi rude.
Un an après l’annonce de la nouvelle répartition des rôles entre les acteurs privés et les agences spatiales (voir La REM n°33, p.19), la coentreprise Airbus Safran Launchers (ASL), détenue à parité par Airbus et par Safran, achève sa restructuration pendant l’automne 2015. Avec le rachat des 34 % détenus par le principal actionnaire, le Centre national d’études spatiales (CNES), entériné par le gouvernement en juin 2015 pour un montant compris entre 100 et 200 millions d’euros, ASL acquiert 75 % du capital d’Arianespace, chargée de la commercialisation et du lancement des fusées Ariane, Soyouz et Vega. Le lanceur européen devrait néanmoins rester une société autonome et, par ailleurs, l’engagement a été pris de sauvegarder les emplois. Les industriels de dix pays européens conservent les 25 % du capital restants.
C’est l’arrivée fracassante de l’américain SpaceX sur le marché des lanceurs, proposant ses services à prix cassés, qui a poussé les industriels européens à réagir. Outre le fait qu’il bénéficie du soutien financier de la NASA grâce à des contrats en milliards de dollars, SpaceX a su intégrer ses procédés de fabrication au sein d’une unique et immense usine installée en Californie. Alors que l’industrie spatiale européenne, pilotée par des acteurs nationaux, principalement français et allemands, est organisée autour de nombreux sites de production (550 fournisseurs répartis dans douze pays), entraînant une perte de temps et d’argent. Afin qu’Arianespace puisse conserver sa place de leader, le « systémier » (ou assembleur) Airbus et le fabricant de moteurs Safran sont parvenus à convaincre le gouvernement de la nécessité de réorganiser la filière industrielle dans son ensemble, de la conception, confiée depuis l’origine au CNES et à l’agence spatiale européenne (ESA), jusqu’à la production et à la commercialisation. Cette nouvelle configuration constituait la condition posée par les deux industriels pour se lancer dans le projet d’un lanceur de nouvelle génération, Ariane 6, plus compétitif que son prédécesseur Ariane 5, en abaissant à la fois les coûts et les délais de production. En décembre 2014, les vingt Etats européens membres de l’ESA ont voté un budget de 8 milliards d’euros sur dix ans pour concevoir ce nouveau lanceur (voir La REM n°33, p.19).
Le vol inaugural d’Ariane 6 est programmé pour 2020. Dans cette perspective, en août 2015, un premier contrat d’un montant de 2,4 milliards d’euros a été conclu entre Airbus Safran Launchers et l’ESA pour la fabrication du nouveau lanceur jusqu’à ce qu’il soit pleinement opérationnel, en 2023. L’agence spatiale française, le CNES, a reçu, pour sa part, une enveloppe de 600 millions d’euros de l’ESA afin de construire un nouveau pas de tir sur la base de Kourou, en Guyane. L’agence spatiale italienne et le motoriste Avio (ELV) bénéficient également d’une commande de l’ESA concernant le lanceur Vega C utilisé pour les petits satellites. Ainsi, le nouveau programme Ariane 6 récolte donc plus de 3 milliards d’euros.
Pour rester compétitive, la filière Ariane ne saurait désormais compter sur sa seule fiabilité, unanimement reconnue. Elle doit réviser ses modes de fabrication pour permettre aux Européens de rester maîtres de leur accès à l’espace, d’autant que la partie est déséquilibrée puisque le marché public américain des lanceurs reste inaccessible à la concurrence étrangère, et que, dans le même temps, SpaceX conforte sa position d’outsider en obtenant le droit d’entrer sur le marché des lancements militaires américains, au côté d’United Launch Alliance qui regroupe Boeing et Lockheed Martin.
En confiant pour la première fois autant de responsabilités au secteur privé, les Européens écrivent une nouvelle page de l’histoire à succès d’Arianespace, avec plus de 260 lancements effectués depuis sa création en 1980, plus de 500 satellites mis en orbite et 50 % du marché des satellites commerciaux. L’ESA a prévu un premier bilan d’étape à la mi-2016, l’occasion de s’assurer que le nouveau maître d’œuvre ASL respecte bien le calendrier et les prix définis. Au siège d’Evry comme à Kourou en Guyane, les salariés d’Arianespace, qui compte un effectif de 320 personnes, ont fait grève, le 2 décembre 2014, pour manifester leur inquiétude : un mouvement passé quasiment inaperçu.
L’industrie spatiale européenne entame donc sa mutation. « L’espace entre dans l’ère de la fabrication en série », souligne Michel de Rosen, PDG d’Eutelsat. Destinés à étendre la couverture internet de la planète, les projets de constellations de microsatellites en orbite basse ouvrent de nouvelles perspectives, comme Other 3 billion ou OneWeb dont Arianespace placera en orbite plus de 600 satellites sur les 900 prévus, entre 2017 et 2019, signant ainsi le plus gros contrat de son histoire, compris entre un et deux milliards d’euros. Ainsi, Stéphane Israël, PDG d’Arianespace, tente désormais de convaincre les Européens de fabriquer un microlanceur, complémentaire des fusées Ariane 6 et Vega C, pour l’après-2020. L’engouement pour les microsatellites répond aux perspectives de développement des futurs services spatiaux grand public (géolocalisation, cartographie, imagerie en temps réel…), sur lesquels misent déjà des acteurs aux moyens financiers incommensurables, notamment Google (voir La REM n°33, p.21).
Les opérateurs de satellites géostationnaires répliquent à cette nouvelle concurrence. En juillet 2015, Eutelsat a passé commande auprès d’Airbus pour la fabrication d’un satellite reprogrammable à distance. Baptisé Quantum, ce satellite géostationnaire d’un genre inédit ne sera pas configuré pour couvrir une zone géographique déterminée sur une fréquence prédéfinie durant toute sa durée de vie en orbite, comme le sont ordinairement ces engins spatiaux. Il sera en effet possible d’en modifier le paramétrage, après sa mise en orbite, afin qu’il desserve une autre zone géographique et utilise une autre fréquence le cas échéant. Ainsi, un seul satellite suffira, au lieu de deux, pour assurer la continuité de service de couverture internet, par exemple pour les compagnies de paquebots de croisière. Un défi qu’Eutelsat lance aux responsables des projets de constellations de microsatellites, avec le soutien financier de l’agence spatiale britannique.
Sources :
- « Valls donne son feu vert à Airbus et Safran pour contrôler Arianespace », Alain Ruello, Les Echos, 10 juin 2015.
- « Arianespace : les oubliés de l’espace », Martine Orange, mediapart.fr, 10 juin 2015.
- « Le gouvernement privatise Arianespace », Dominique Gallois, Le Monde, 11 juin 2015.
- « Satellites : Arianespace engrange le plus gros contrat de son histoire », Alain Ruello, Les Echos, 26-27 juin 2015.
- « La filière Ariane apprend la fabrication en série », Alain Ruello, Les Echos, 8 juillet 2015.
- « Eutelsat commande à Airbus un satellite révolutionnaire », Alain Ruello, Les Echos, 9 juillet 2015.
- « Ariane 6 franchit une étape cruciale pour son développement », Véronique Le Billon, Les Echos, 13 août 2015.