Alors que la concurrence des services délinéarisés à vocation mondiale s’intensifie, diffuseurs et producteurs multiplient les opérations de concentration verticale ou horizontale afin d’être en mesure de peser dans le nouvel écosystème.
Après l’annonce, en mai 2014, de la constitution d’une société commune réunissant Shine d’une part, Endemol et Core de l’autre (voir La REM n°32, p.49), le secteur de la production audiovisuelle est entré dans une phase de consolidation accélérée. En effet, Shine, propriété de News Corp. depuis 2011 et désormais de 21st Century Fox, si elle se caractérise par son dynamisme et la création de formats de téléréalité à succès (The Voice, Masterchef), n’avait pas la taille critique pour s’imposer face à la concurrence mondialisée. Pour 21st Century Fox, une montée en puissance dans la production audiovisuelle s’imposait, ce qui l’a amené à s’entendre avec le fonds Appollo, propriétaire d’Endemol et de Core, deux autres géants de la téléréalité, pour fusionner leurs activités. L’opération, finalisée depuis le 17 décembre 2014, fait émerger un géant européen de la production audiovisuelle, EndemolShine Group, détenu à parité par 21st et Apollo, qui représente un chiffre d’affaires annuel d’un peu plus de 2 milliards d’euros, supplantant l’ex-leader Fremantle (1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires) détenu par Bertelsmann. Depuis, les opérations se sont multipliées, soit en suivant la voie empruntée par 21st, un diffuseur sécurisant l’accès à ses contenus en intégrant des studios de production, soit à l’inverse par des fusions entre producteurs afin de renforcer leur pouvoir de négociation face aux diffuseurs.
En ce qui concerne l’intégration entre éditeurs de chaînes et producteurs de contenus, le marché britannique a été le plus dynamique. La concurrence entre chaînes et services de sVoD de Netflix et d’Amazon y est très rude, conduisant les éditeurs à chercher à mieux contrôler les droits des programmes. Discovery et Liberty Global ont ainsi racheté le plus gros producteur indépendant du pays, all3media, le 8 mai 2014. All3media fédère 18 sociétés de production répartis entre l’Europe et les pays anglophones, Etats-Unis, Australie et Nouvelle-Zélande. En mars 2015, c’est le premier groupe audiovisuel privé du Royaume-Uni, ITV, qui s’est emparé de TalpaMedia (coproducteur de The Voice avec Shine, ou encore de Fear Factor), moyennant 500 millions d’euros, un montant qui pourra aller jusqu’à 1,2 milliard d’euros en fonction des performances futures. Talpa Media a été fondé en 2004 par John de Mol, cofondateur d’Endemol, et doit contribuer au renforcement d’ITV dans la production audiovisuelle, mais également permettre à ITV de développer ses recettes à l’échelle internationale.
Du côté des producteurs, les mouvements de concentration se multiplient également. Parmi ces derniers, la fusion entre le groupe français Banijay et le groupe italien Zodiak est probablement la plus importante. Annoncée en janvier 2015, les négociations entre les deux groupes ont abouti le 29 juillet 2015 pour donner naissance au numéro 3 européen, derrière Endemol Shine Group et Fremantle. Fondée en 2007, Zodiak a réalisé en 2014 un chiffre d’affaires de 500 millions d’euros, pour un résultat de 30 millions, la société étant toutefois fragilisée par deux drames survenus lors de tournages d’émissions de téléréalité, après le décès d’un candidat sur le tournage de Koh-Lanta pour TF1 et après l’accident d’hélicoptère ayant fait dix morts lors du tournage de Dropped, également pour TF1.
De son côté, Banijay, fondée en 2008, a réalisé en 2014 un chiffre d’affaires de 450 millions d’euros pour un résultat de 60 millions d’euros, une meilleure performance comparé à Zodiak, ce qui a permis un mariage entre égaux malgré un chiffre d’affaires inférieur pour Banijay. Le nouvel ensemble sera contrôlé par le groupe italien De Agostini, qui possédait avant la fusion 85 % de Zodiak et 17 % de Banijay, et par Stéphane Courbit à travers LOV Group, qui contrôlait Banijay avec 35 % du capital. A terme, Stéphane Courbit doit monter au capital du nouvel ensemble en rachetant les parts détenues par les familles Agnelli et Arnault au sein de Banijay, deux actionnaires minoritaires qui ont vocation à se retirer. Stéphane Courbit devra également composer avec Vivendi qui a pris une participation de 25 % dans Banijay-Zodiak début septembre 2015. Avec près d’un milliard d’euros de chiffre d’affaires, l’ensemble Banijay-Zodiak est en effet incontournable en France, où Banijay talonnait déjà Lagardère Entertainment, quand Zodiak apporte un rayonnement international. L’autre concurrent de Banijay, le groupe Newen, créé en 2008 et étoffé depuis par les acquisitions successives de Telfrance, Be Aware et Capa, joue également la carte de la concentration. Le 23 mars 2015, il a acquis l’un des derniers producteurs indépendants en France, le groupe 17 Juin, qui a réalisé 20 millions de chiffre d’affaires en 2014. 17 Juin a accepté de se faire racheter justement pour pouvoir bénéficier d’une structure de distribution élargie et de perspectives à l’échelle internationale. De son côté, le leader français, Lagardère Enternainment, s’attèle à son internationalisation pour résister à ces nouvelles concurrences et a racheté, en mai 2015, 82 % du plus gros producteur espagnol indépendant, le groupe Boomerang (42 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2014), ce qui lui permet de s’étendre aussi en Amérique latine. Par ailleurs, le groupe Lagardère, qui a renommé Lagardère Studios son pôle production le 17 septembre 2015, a indiqué vouloir continuer sa politique de rachats pour passer de la 9e à la 5e ou 6 place des producteurs européens, ce qui l’amènera immanquablement à moins dépendre du marché français.
De ce point de vue, la présence significative du marché français dans le chiffre d’affaires de Lagardère Studios atteste des contraintes qui pèsent en France sur les chaînes, obligées de se fournir auprès de producteurs indépendants, à hauteur de 75 % des obligations de production pour les chaînes privées, et de 95 % pour le groupe France Télévisions. Ces obligations, qui interdisent l’intégration verticale entre éditeurs et studios, comme c’est le cas aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni, n’incitent pas les chaînes à investir massivement dans des programmes commercialisables à l’échelle internationale, puisqu’elles n’ont pas les moyens de bénéficier des recettes ainsi générées, les droits de distribution étant conservés par le producteur. C’est notamment pour lutter contre le sous-financement de la production audiovisuelle française, et donc sa difficile capacité à s’exporter, notamment pour les séries télévisées, que le gouvernement a consenti à un aménagement des conditions imposées aux chaînes en matière de production indépendante. Le 27 avril 2015, le nouveau « décret production » a ainsi autorisé les éditeurs de chaînes à détenir jusqu’à 50 % des parts de coproduction s’ils financent au moins 70 % du devis d’une oeuvre audiovisuelle, ce qui leur garantit un meilleur retour sur investissement à l’exportation, le producteur conservant toutefois l’activité de distribution.
Parfois, ce sont les diffuseurs qui s’associent, comme l’alliance conclue entre TF1 et RTL Deutschland pour négocier avec NBC Universal, propriétaire des studios Universal et grand producteur de séries américaines. Le 10 avril 2015, les deux géants de la télévision en France et en Allemagne se sont ainsi mis d’accord avec le producteur américain pour coproduire pendant deux ans trois séries de douze épisodes, avec des budgets de deux à trois millions de dollars par épisode, soit une dépense pour chacun de 8 à 14 millions de dollars par série. Ces montants, très élevés si on les compare à ce dont dispose la production française, permettront aux deux groupes d’avoir leur mot à dire sur les choix de production des séries américaines qu’ils financent. En Europe, les chaînes en clair préfèrent des séries américaines non feuilletonnantes, dans le domaine policier et médical, des formats aujourd’hui délaissés par les Américains et que le public européen plébiscite encore. Ainsi, TF1 aurait souhaité voir la série Mentalist se poursuivre, mais la production a été arrêtée parce que le principal acheteur américain, CBS, s’est retiré. TF1 et RTL Deutschland pourront donc désormais orienter les choix éditoriaux du Studio Universal avec lequel ils se partageront les recettes à l’exportation des séries qu’ils auront financées. Cette alliance révèle en creux les limites du dispositif français qui empêche les chaînes de contrôler les droits des séries qu’elles commandent, les dissuadant d’engager des financements trop élevés qu’elles savent ne pas pouvoir amortir à l’échelle internationale faute d’en contrôler les droits. Le nouveau décret production devrait toutefois inciter les chaînes à investir des montants plus élevés dans les séries françaises qu’elles commandent.
Sources :
- « Téléréalité : Endemol, Shine et Core fusionnent pour créer le leader mondial », huffingtonpost.fr, 10 octobre 2014.
- « TF1 va produire ses propres séries américaines », Caroline Sallé, Le Figaro, 14 avril 2015.
- « ITV met la main sur l’inventeur de la téléréalité », Julien Dupont-Calbo et Grégoire Poussielgue, Les Echos, 13 mars 2015.
- « La chaîne ITV s’offre le roi de la téléréalité Talpa », Caroline Sallé, Le Figaro, 13 mars 2015.
- « Newen met la main sur le producteur 17 Juin », Julien Dupont-Calbo, Les Echos, 24 mars 2015.
- « TF1 et RTL Group s’allient avec le studio Universal pour coproduire des séries américaines », Julien Dupont-Calbo, Les Echos, 14 avril 2015.
- « Lagardère rachète le groupe espagnol Boomerang TV », Enguérand Renault et Caroline Sallé, Le Figaro, 28 mai 2015.
- « Banijay et Zodiak veulent unir les Chtis au Grand Journal », Julien Dupont-Calbo, Les Echos, 23 juin 2015.
- « Lagardère Entertainment se réorganise pour devenir une grande major européenne », Caroline Sallé et Enguérand Renault, Le Figaro, 16 juillet 2015.
- « Courbit, nouveau poids très lourd de l’audiovisuel », Julien Dupont-Calbo, Les Echos, 29 juillet 2015.
- « Banijay et Zodiak créent un géant de la production télé », Alexandre Debouté, Le Figaro, 30 juillet 2015.