En bousculant le calendrier du second dividende numérique, l’Etat récupère 2,8 milliards d’euros en cession de fréquences aux opérateurs télécoms, tout en maintenant la concurrence sur les infrastructures entre quatre opérateurs mobiles, avant une éventuelle consolidation. Pour la télévision, la bascule est plus brutale.
En annonçant, dès octobre 2014, la vente aux opérateurs télécoms de la bande de fréquences 700 MHz, jusqu’alors utilisée par la télévision, le président de la République française, François Hollande, a précipité un calendrier que les opérateurs espéraient plus étalé dans le temps. En effet, après la vente en décembre 2011 de fréquences basses (800 MHz) et hautes (2600 MHz), présentée comme la dernière avant au moins une décennie, les opérateurs, qui avaient alors déboursé en tout plus de 3,5 milliards d’euros, ont dû faire face à l’effritement rapide de leur marges à la suite de l’arrivée de Free Mobile sur le marché en janvier 2012.
Las, seulement trois ans après, de nouvelles fréquences basses ont été mises aux enchères, qui correspondent à la mise en œuvre d’un deuxième dividende numérique, à savoir la récupération de fréquences auprès de l’audiovisuel pour les transférer aux télécoms. Le premier dividende (bande de fréquences 800 MHz) a consisté à récupérer les fréquences utilisées par la télévision en analogique à l’occasion du basculement définitif en numérique (généralisation de la TNT le 30 novembre 2011). Le second correspond au passage du MPEG2 au MPEG4 pour la TNT, un changement de norme qui généralise la TNT en haute définition et permet de libérer deux des huit multiplex utilisés par les chaînes. Or ces multiplex sont tous situés sur des fréquences basses, très convoitées par les télécoms.
Les fréquences basses sont dites « fréquences en or » parce que leur portée est importante, ce qui permet de couvrir à moindre coût de larges territoires, et parce qu’elles pénètrent plus facilement à l’intérieur des bâtiments. Etant la condition d’un réseau élargi et d’une qualité de service garantie en intérieur, ces fréquences basses sont cruciales pour tous les opérateurs, qui n’ont donc pas pu s’abstenir de participer aux enchères, d’autant que la bande des 700 MHz est principalement affectée à la 4G.
C’est sur ce point que les enchères se justifient finalement. Si les opérateurs disposent actuellement de suffisamment de fréquences pour répondre à la demande de leurs clients, la banalisation de la 4G depuis 2014 conduit à une hausse extrêmement rapide de la consommation de données, qui exigera très vite de nouvelles capacités. Ainsi, au premier trimestre 2015, la consommation de données mobiles a bondi de 91 % par rapport au premier trimestre 2014 d’après l’ARCEP (Autorité de régulation des communications électroniques et des postes).
Selon les opérateurs, la nécessité de postuler pour de nouvelles fréquences repose sur des motifs différents. En effet, les opérateurs ne partent pas tous sur un pied d’égalité. Certains sont largement dotés en fréquences, comme Orange, SFR ou encore Bouygues Telecom, ce dernier disposant même de surcapacités (l’opérateur dispose de 26 % des fréquences disponibles pour une part de marché de 16 %).
A l’inverse, Free Mobile est l’opérateur qui dispose le moins de fréquences, non parce qu’il est le dernier entrant, mais d’abord parce qu’il n’a pas souhaité miser suffisamment lors des enchères sur la bande 800 MHz, qui lui a du coup échappé. Free Mobile ne dispose donc pas de fréquences basses pour la 4G, le service étant exploité sur les bandes de fréquences 800 MHz (Orange, Bouygues, SFR), 1800 MHz (Bouygues) et 2600 MHz (majoritairement Free et Orange, SFR et Bouygues Telecom disposant de cinq fois moins de sites pour ce type de fréquences).
Dès lors, Free Mobile ne pouvait pas, plus que tous les autres opérateurs, manquer ce rendez-vous. Pour Orange, sa position de leader sur le marché, et la présence de l’Etat au capital de l’opérateur, l’obligeaient également à participer aux enchères. En revanche, Bouygues Telecom pouvait s’abstenir, d’autant que l’opérateur a été le plus fragilisé par l’arrivée de Free Mobile (voir La REM, n°30-31, p.68). Mais, en s’abstenant, Bouygues Telecom savait aussi qu’il signifiait à ses concurrents qu’il stoppait en partie ses investissements, et faisait ainsi le choix de porter atteinte à la valeur de son entreprise, alors même qu’il avait refusé une offre de rachat avantageuse de Patrick Drahi pendant l’été 2015 (voir La REM, n°36, p.48).
Enfin, pour Numericable-SFR, qui doit tailler dans ses coûts pour faire face aux échéances à venir du remboursement de sa dette, une dépense supplémentaire dans les fréquences n’était pas prioritaire, mais Patrick Drahi a très vite fait savoir que SFR participerait « car c’est un devoir national », bien qu’il n’ait pas immédiatement besoin de nouvelles fréquences pour faire face à la demande de ses clients. Il reste que sans fréquences basses, un opérateur prend le risque de se condamner sur la 4G, mais également sur la 5G qui passera aussi par la bande des 700 MHz.
Ces enjeux, différents selon les opérateurs, et l’importance vitale des fréquences basses dans le spectre disponible pour chaque opérateur, ont conduit Free Mobile à tenter un coup de poker en demandant qu’une partie des nouvelles fréquences lui soit réservée, l’opérateur mobile ne disposant pas de fréquences dans la bande des 800 MHz. Profitant de l’obligation qu’avait l’ARCEP de lancer une consultation publique préalable à la mise en place du processus d’enchères, Free Mobile a fait savoir qu’il jugeait « indispensable que la procédure lui garantisse des fréquences en bande 700 », quand les autres opérateurs ont au contraire déclaré qu’« une telle garantie ne serait pas légitime dans la mesure où Free Mobile a eu l’occasion d’obtenir des fréquences dans la bande des 800 MHz ».
Finalement, l’ARCEP a considéré qu’une telle garantie ferait peser trop de risques juridiques sur les enchères et y a renoncé, sans se prononcer sur le fond, sachant que des procédures de ce type ont été constatées ailleurs en Europe (Pays-Bas, Royaume-Uni, Slovénie). Mais la nature même de la mise aux enchères témoigne toutefois du souci qu’a eu l’ARCEP de donner à Free Mobile les moyens de récupérer des fréquences basses et même de rattraper son retard s’il s’en donnait les moyens financiers.
Le 19 juin 2015, les modalités de la procédure de mise aux enchères ont été dévoilées par l’ARCEP. Elles répondent d’abord aux trois objectifs imposés par le gouvernement à l’ARCEP, à savoir une bonne valorisation des fréquences, qui font partie du patrimoine de l’Etat (le gouvernement anticipait 2,5 milliards d’euros) ; une amélioration de l’aménagement numérique du territoire, qui s’est traduite par l’obligation de déployer les fréquences dans les zones rurales et le long des lignes de TGV, TER et RER ; enfin la préservation de la concurrence entre opérateurs par le moyen des infrastructures, à savoir le maintien d’un marché où quatre opérateurs sont « techniquement » en mesure de se concurrencer.
L’ARCEP a donc dû imaginer une procédure répondant à ces trois objectifs en découpant les 30 MHz de fréquences à céder dans la bande des 700 MHz. Pour y parvenir, l’ARCEP a imaginé des seuils au-delà desquels les opérateurs ne seraient plus en mesure d’acquérir de nouvelles fréquences basses afin d’éviter les effets d’exclusion du marché pour les opérateurs les moins bien dotés initialement, en l’occurrence Free Mobile. Dans cette démarche, l’ARCEP a choisi d’élargir le spectre des fréquences basses prises en compte dans les seuils maximaux autorisés en y intégrant aussi les fréquences basses non utilisées à ce jour pour la 4G, à savoir la bande des 900 MHz. Dans cette bande, Free Mobile dispose de 5 MHz, quand les trois autres opérateurs disposent de 10 MHz chacun (voir tableau ci-dessous). A ces fréquences viennent s’ajouter celles obtenues dans la bande des 800 MHz lors des enchères de 2011 (respectivement 10 MHz pour Orange, Bouygues Telecom et SFR).
Pour les enchères sur la bande des 700 MHz, l’ARCEP a décidé de limiter à 30 MHz maximum le nombre de fréquences basses qu’un opérateur peut posséder. Orange, SFR et Bouygues Telecom, qui disposent chacun de 20 MHz sur les bandes 800-900 MHz, ne pouvaient donc prétendre, au mieux, qu’à 10 MHz lors des enchères dans la bande des 700 MHz, 30 MHz étant disponibles. En surenchérissant, les trois opérateurs avaient donc tous ensemble la possibilité d’écarter Free Mobile. Pour céder les 30 MHz dans la bande de fréquence des 700 MHz, l’ARCEP les a ensuite découpés en bloc de 5 MHz et a limité les possibilités d’achat à trois blocs maximum, cette mesure visant cette fois-ci Free Mobile. Ce dernier, ne disposant que de 5 MHz dans la bande 900 MHz, aurait pu surenchérir pour s’emparer de 25 MHz (5 blocs) dans la bande 700 MHz, afin de monter au seuil de 30 MHz autorisé et d’évincer ses concurrents de la bande des 700 MHz.
La procédure de mise aux enchères, en limitant Free Mobile à 3 blocs, lui permettait au mieux de monter à 20 MHz. Avec trois blocs, Free Mobile pouvait toutefois espérer récupérer la moitié des fréquences basses mises en vente. Enfin, pour maximiser les recettes pour l’Etat, chaque bloc a été mis en vente avec un prix de réserve fixé à 416 millions d’euros (soit 2,5 milliards d’euros pour les 6 blocs). Ont ensuite été organisés des tours d’enchères où les opérateurs acceptaient d’ajouter 5 millions d’euros sur le nombre total de blocs pour lesquels ils se portaient candidats. Ils pouvaient à chaque tour retirer un bloc de leur demande. Les tours ont été reconduits jusqu’à épuisement des enchères.
Lancé le 17 novembre 2015, le processus de vente des fréquences s’est achevé le 18 novembre 2015 après onze tours et a rapporté quelque 2,8 milliards d’euros à l’Etat, soit 466 millions d’euros par bloc de 5 MHz cédé. Free Mobile n’est ni le grand perdant ni le grand gagnant de l’opération. Les autres opérateurs n’ont pas surenchéri au point de lui interdire de s’emparer de nouvelles fréquences basses, puisque Free Mobile récupère deux blocs, sur les trois possibles.
Mais c’est un bloc de moins que le maximum autorisé, ce bloc revenant à Orange qui, comme Free, s’empare de deux blocs de 5 MHz, donc est le seul opérateur national à atteindre le seuil autorisé de 30 MHz de fréquences basses. SFR et Bouygues Telecom récupèrent chacun un bloc, ce qui confirme à la fois le souci d’économies de SFR-Numericable, qui a participé aux enchères sans chercher à évincer la concurrence et la volonté de Bouygues Telecom de conserver sa position stratégique sur le marché de la téléphonie mobile en s’emparant des fréquences nécessaires à son développement. Les opérateurs récupéreront ces fréquences par étapes et les mettront en service progressivement. Le transfert des fréquences commencera dès le 5 avril 2016 en Ile-de-France, puis ensuite entre le 1er octobre 2017 et le 30 juin2019 pour le reste du territoire.
Le processus d’enchères s’accompagne également de la gestion de la mise à disposition de ce second dividende numérique. En effet, en décidant le transfert des fréquences entre avril 2016 et juin 2019, le gouvernement a anticipé ce transfert et brusqué le calendrier de bascule en MPEG 4 des chaînes de la TNT, puisque l’extinction du signal MPEG 2 est prévue dans la nuit du 5 avril 2016 pour l’ensemble du territoire. Certes, tous les téléviseurs vendus depuis 2012 doivent être compatibles avec le MPEG4. Mais, en juin 2015, encore près de 20 % des foyers ne pouvaient pas recevoir les chaînes en MPEG4, via leur antenne et un téléviseur compatible, ou par câble et ADSL.
En moins d’un an, c’est donc un cinquième du parc qui sera concerné par une intervention. Face à la rapidité du processus, la commission de la Culture du Sénat a adopté, le 9 juillet 2015, un amendement prévoyant une indemnisation des chaînes et des diffuseurs pour l’arrêt prématuré de la diffusion en MPEG 2, les chaînes devant en urgence procéder à des réaménagements techniques (elles économisent en fait le coût de la double diffusion) et les diffuseurs perdant de facto des contrats de diffusion en MPEG 2.
Le 30 octobre 2015, la présidente de la commission de la Culture au Sénat, Catherine Morin-Desailly, a écrit au Premier ministre pour lui signifier les risques d’écran noir pour une partie de la population, et les demandes des diffuseurs (TDF, ITAS-TIM, Towercast) qui voient leurs contrats s’interrompre prématurément. Finalement, la campagne d’information du grand public a débuté en novembre 2015, l’Etat prévoyant des mesures d’accompagnement pour les foyers les plus modestes (25 euros pour l’achat d’un décodeur MPEG4 ; 120 euros pour réorienter une antenne TNT ; 250 euros pour une parabole ; intervention d’un technicien pour le réglage des chaînes, en l’occurrence un facteur, La Poste ayant remporté l’appel d’offres). Concernant les diffuseurs, qui chiffrent leurs pertes entre 100 et 150 millions d’euros, l’arrêt brutal de la diffusion en MPEG2 et le manque à gagner correspondant doit être compensé. Un amendement à la loi de finances 2016, voté le 11 décembre 2015, prévoit finalement une indemnisation de 68 millions d’euros selon Les Echos.
Enfin, si le processus d’enchères est désormais finalisé, les précautions de l’ARCEP, qui a jugé bon de fixer des seuils maximaux de fréquences basses, pourraient tout à fait servir demain de critère pour fixer les remèdes à toute fusion entre deux opérateurs télécoms, les seuils devant toutefois être relevés du fait d’un éventuel passage de quatre à trois opérateurs en France. Après l’annonce le 5 janvier 2016 de négociations entre Orange et Bouygues Telecom pour le rachat de ce dernier par l’opérateur historique, il est évident que l’opérateur le moins bien doté en fréquences basses, Free Mobile, sera le grand bénéficiaire d’une telle opération, puisqu’il sera probablement en mesure de récupérer une partie des fréquences du nouvel ensemble. Ce dernier, en effet, représenterait 55 MHz de fréquences basses, contre 25 pour SFR-Numericable et 15 pour Free Mobile.
Sources :
- « Les opérateurs pas pressés de racheter des fréquences », Fabienne Schmitt et Romain Gueugneau, Les Echos, 6 octobre 2014.
- « Mobile : les nouvelles fréquences vendues fin 2015 », Fabienne Schmitt et Romain Gueugneau, Les Echos, 11 décembre 2014.
- « Début de la bataille pour la vente de nouvelles fréquences mobiles », Fabienne Schmitt, Les Echos, 1er avril 2015.
- « Le cas Free complique la vente de fréquences », Romain Gueugneau avec F. Sc., Les Echos, 14 avril 2015.
- « Nouvelles fréquences 4G : pas de cadeau pour Free », Fabienne Schmitt, Les Echos, 18 mai 2015.
- « L’audiovisuel s’active pour éviter l’écran noir », J.D.-C., R.G., F. Sc., Les Echos, 15 juin 2015.
- « La France donne le coup d’envoi des enchères pour les fréquences 4G », Romain Gueugneau et Fabienne Schmitt, Les Echos, 19 juin 2015.
- « Le gouvernement lance le processus de vente des fréquences télécoms », Fabienne Schmitt et Romain Gueugneau, Les Echos, 10 juillet 2015.
- « L’heure de vérité dans les télécoms français », Elsa Bembaron, Le Figaro, 28 septembre 2015.
- « TV : la menace de 6 millions d’écrans noirs se précise », Caroline Sallé, Le Figaro, 5 novembre 2015.
- « Fréquences : l’Etat lance enfin la mise aux enchères », Elsa Bembaron, Le Figaro, 16 novembre 2015.
- « Les enchères pour les nouvelles fréquences télécoms commencent », Fabienne Schmitt et Romain Gueugneau, Les Echos, 16 novembre 2015.
- « L’Etat encaisse 2,8 milliards d’euros de la vente des nouvelles fréquences 4G », Fabienne Schmitt, Les Echos, 18 novembre 2015.
- « Fréquences : 2,8 milliards pour l’Etat », Elsa Bembaron, Le Figaro, 18 novembre 2015.
- « L’Etat va verser 68 millions aux diffuseurs de télé », Fabienne Schmitt et Romain Gueugneau, lesechos.fr, 11 décembre 2015.
- « Télécoms : Orange et Bouygues prêts à convoler », Bertille Bayart, Le Figaro, 6 janvier 2016.