Les géants de l’internet étendent leur domination à la musique

Les premiers résultats d’Apple Music et le lancement de YouTube Music rappellent aux acteurs de la musique qu’ils dépendent fortement des décisions des géants de l’internet, ce qui pourrait de nouveau menacer le marché de la musique enregistrée.

Laminé par le piratage dans les années 2000, le marché de la musique enregistrée espère renaître de ses cendres avec le développement du marché du streaming par abonnement. En effet, le financement publicitaire s’est révélé insuffisant et le téléchargement de titres à l’unité, monopolisé par iTunes, est resté trop confidentiel pour compenser la chute des ventes de CD. De ce point de vue, les modèles économiques initiés par Spotify ou Deezer semblent depuis le début des années 2010 apporter enfin une réponse pérenne à la crise du marché de la musique enregistrée, les abonnements à 10 euros environ par mois garantissant une dépense par utilisateur de 120 euros par an, soit l’équivalent de 6 CD achetés, de quoi relancer l’économie de la production musicale.

Et seuls ces abonnements sont véritablement rentables puisqu’ils représentent plus de 80 % du chiffre d’affaires des sites de streaming, le financement publicitaire étant très faible pour des audiences très importantes. L’accès gratuit avec financement publicitaire sert donc aux sites de streaming à asseoir d’abord la notoriété de leur marque, pour ensuite espérer convertir certains des utilisateurs à des offres sur abonnement.

Mais ce nouvel équilibre espéré sur le marché de la musique enregistrée pourrait bien voler en éclats sous la pression des deux géants de l’internet : Apple et Google. En effet, alors même que Spotify, Deezer ou encore la radio en ligne Pandora sont encore déficitaires, les deux géants ont à l’inverse la possibilité de très vite s’emparer du marché du streaming musical.

C’est Apple qui le premier a déployé massivement son service de streaming musical, Apple Music, lancé en juin 2015 (voir La REM n°36, p.56). Pour le fabricant d’électronique, ce service est essentiel, car le téléchargement de titres à l’unité, incarné par iTunes, est désormais en repli : il fallait à Apple un nouveau service musical capable de valoriser ses terminaux par un univers de contenus en ligne. Tout a donc été fait pour imposer Apple Music. Ainsi, détenteur de Beats depuis mai 2014 (voir La REM n°33, p.56), Apple a décidé de stopper le recrutement d’abonnés sur Beats Music depuis juin 2015 et a fermé le service en novembre de la même année, transférant les playlists de ses utilisateurs sur le service Apple Music.

Afin encore d’imposer son service de streaming musical, Apple l’a installé par défaut dans tous les nouveaux iPhone commercialisés, sauf en Chine où le service a été lancé ultérieurement. Enfin, Apple propose également depuis le 10 novembre 2015 une version d’Apple Music pour smartphone fonctionnant sous Android. Cette incursion sur les terres de Google rappelle la stratégie engagée avec iTunes, où celui-ci servait d’abord à activer les iPod d’Apple, mais servait aussi de cheval de Troie pour rapatrier vers les terminaux Apple des utilisateurs conquis par le service dans un environnement informatique alors contrôlé par Microsoft.

Avec cette stratégie tous azimuts, Apple Music devrait donc très vite devenir l’un, si ce n’est le premier des services de streaming musical dans le monde. Entre juin et octobre 2015, donc en deux mois de commercialisation après trois mois d’essai gratuit, Apple Music avait déjà conquis 6,5 millions d’abonnés, autant que Deezer depuis sa création. Le service comptait en outre 8,5 millions d’utilisateurs supplémentaires en période d’essai gratuite. Début 2016, Apple Music totalisait plus de 10 millions d’abonnés.

Le succès d’Apple Music s’explique certes par la capacité du groupe d’électronique à imposer partout son application, soit dans les matériels qu’il commercialise, soit par ses puissantes campagnes de communication. Mais ce succès s’explique également par l’absence d’offre gratuite sur le service Apple Music, à l’inverse de Deezer et Spotify qui affichent respectivement 20 et 75 millions d’utilisateurs, mais beaucoup moins d’abonnés payants.

Il demeure que le succès d’Apple Music rebat les cartes du streaming musical. La radio américaine Pandora a ainsi justifié la faible croissance de son nombre d’auditeurs actifs (79 millions en octobre 2015) en invoquant la concurrence nouvelle d’Apple Music et les succès de Spotify. Alors que le groupe Pandora propose une radio personnalisée à ses utilisateurs, il a décidé en réaction de se lancer aussi sur le marché du streaming musical. Pandora s’est ainsi emparé, en novembre 2015, du service de streaming musical Radio, au bord de la faillite, pour seulement 75 millions de dollars.

Du côté des acteurs établis du streaming musical, principalement Deezer et Spotify, seul ce dernier semble avoir désormais les moyens de résister à la concurrence d’Apple Music, d’abord parce qu’il bénéficie d’un parc important d’utilisateurs, ensuite parce qu’il dispose de ressources substantielles pour financer sa croissance, le temps de parvenir à l’équilibre. Pour Deezer, les choses se compliquent, le groupe ayant moins d’utilisateurs, donc une notoriété moins importante et peu de moyens. En effet, Deezer espérait s’introduire en Bourse le 30 octobre 2015, projet dont le report a été annoncé le 27 octobre du fait des mauvaises conditions de marché, ce qui a interdit au site français de disposer rapidement des fonds dont il pouvait avoir besoin.

Or, sur le marché du streaming musical, la course à la taille est essentielle, donc aussi la capacité à tenir bon malgré des déficits récurrents. En effet, les droits musicaux étant négociés mondialement et les exclusivités étant rares ou inexistantes, seule la notoriété d’une marque ou d’un service permet de l’emporter et de s’imposer, ce qui passe par des investissements marketing très importants, mais aussi par une ergonomie efficace. Sur le premier point, Apple devance nettement tous ses concurrents du fait de ses moyens colossaux et de sa notoriété tout aussi grande. Sur le second, Deezer et Spotify ont ces six derniers mois multiplié les annonces (voir La REM n°36, p.56).

Mais le service seul ne suffit pas toujours à différencier son offre. Ainsi, le site français Qobuz, spécialisé sur le streaming et le téléchargement en haute définition, seul sur ce secteur, a fini par être placé en redressement judiciaire le 9 novembre 2015. Qobuz bénéficie pourtant d’une forte croissance, d’un service original et apprécié, mais n’a pas su attirer les investisseurs pour financer sa croissance. Finalement, le tribunal de commerce , fin 2015, a autorisé Xandrie, une plate-forme de distribution de jeux vidéo et de biens culturels, à reprendre Qobuz pour l’intégrer dans son offre.

Deezer est de son côté parvenu à convaincre ses actionnaires de financer son développement, au lieu de passer par la Bourse, le groupe de streaming français ayant annoncé, le 20 janvier 2016, une nouvelle levée de fonds de 100 millions d’euros, trois fois moins toutefois que les sommes espérées avec l’entrée en Bourse. Les fonds sont de nouveau apportés par ses principaux actionnaires, principalement par Access Industries, qui contrôle également Warner Music et, dans une moindre mesure, par Orange.

La rupture majeure sur le marché du streaming musical pourrait également venir de Google. Apple cherche à imposer le 100 % payant, sans alternative gratuite comme sur Spotify et Deezer, qui en ont besoin pour se faire connaître des internautes. Google change autrement les règles du streaming musical en imposant le clip vidéo et les offres groupées. Le 12 novembre 2015, Google a lancé YouTube Music. Ce service gratuit de streaming musical permet simplement de passer YouTube en mode audio, et donc de basculer YouTube vers des terminaux ou des pratiques pour lesquels le visionnage des clips n’est pas essentiel.

Comme pour les autres services de streaming, YouTube Music permet de sélectionner son genre musical, de se créer ses propres chaînes, de se voir proposer des musiques adaptées à ses goûts, etc. Sauf que YouTube Music est fondamentalement une excroissance de YouTube, la plate-forme vidéo à notoriété planétaire. Dès lors, YouTube Music établit d’emblée une passerelle vers un écran où la musique pourra de nouveau s’incarner dans un clip, YouTube étant le premier site mondial de visionnage de clips.

En l’occurrence, YouTube est seul : Apple, Deezer ou Spotify n’ont pas la compétence de Google ni les moyens techniques qui l’accompagnent, la vidéo étant très fortement consommatrice de bande passante. Et YouTube peut également proposer une offre approfondie autour d’un univers musical, puisque le site regorge de vidéos de lives, de reprises ou de parodies qui entourent le clip officiel d’une multitude de contenus prisés des fans.

A cette puissance atypique de YouTube s’ajoute le fait que Google inclut YouTube Music également dans un service payant qui propose plus que la simple écoute illimitée de musique en streaming, sans publicité et sur plusieurs terminaux, comme se contentent de le faire Apple, Spotify et Deezer. En effet, depuis le 28 octobre 2015, YouTube a lancé aux Etats-Unis une formule payante, sur abonnement, à 9,99 dollars, baptisée YouTube Red.

Il s’agit ici d’une offre qui permet d’accéder à YouTube sans publicité et de bénéficier de contenus exclusifs, absents de la version gratuite. Cette offre intègre également l’accès à YouTube Music. Autant dire que YouTube propose, pour un tarif comparable à un abonnement chez Apple, Deezer ou Spotify, à la fois la musique et la vidéo, ce que ne peuvent pas faire ses concurrents.

A l’évidence, les acteurs bénéficiant d’un écosystème diversifié, comme Google avec YouTube, ont un avantage sur les autres : ils peuvent imposer leur service dans une offre élargie (dans un iPhone, avec YouTube Red) et ils ont déjà pour eux une notoriété qu’ils importent sur le marché du streaming musical quand ils viennent y concurrencer les acteurs historiques comme Spotify et Deezer. Les artistes ne s’y trompent pas et YouTube semble ici l’emporter comme principal prescripteur sur le marché de la musique.

Alors que la chanteuse britannique Adele vient de réussir un lancement parfait pour son album 25, sorti le 20 novembre 2015, elle a opté pour une mise à disposition sélective de ses titres. Dans un premier temps, Adele a sorti un tube pour annoncer et populariser l’album à venir. Ce tube « Hello » a été mis en ligne le 23 octobre 2015 à la fois sur YouTube, sur Spotify, sur Apple Music et sur iTunes. Mais YouTube s’est imposé parmi les différentes plates-formes avec 100 millions de vues du clip en quatre jours.

Une fois la notoriété acquise, Adele a sorti son album uniquement en CD et en téléchargement payant sur iTunes, mais non sur Spotify, Apple Music ou Deezer, qu’il s’agisse des versions gratuites ou payantes. L’objectif est d’interdire l’accès aux titres de l’album pour ceux qui ne paieraient pas directement pour écouter Adele, et donc de maximiser les ventes de CD qui génèrent encore les revenus les plus importants pour les artistes. A l’évidence, la stratégie est gagnante puisque l’album 25 a été vendu à 3,38 millions d’exemplaires aux Etats-Unis dès la première semaine de commercialisation, un record jamais atteint depuis que Nielsen Music rend publics les chiffres de vente, soit depuis 1991, avant même la naissance de l’internet grand public.

Sur YouTube en revanche, Adele et son producteur, Sony Music, n’ont pas eu la même sévérité, l’album étant en ligne dans une version certes non officielle, faite de lives et de reprises d’émissions. En effet, la plate-forme vidéo est un levier essentiel de communication dont la force repose sur l’extrême diversité de ses vidéos, notamment celles mises en ligne par les médias, maillons essentiels de toute campagne de communication (les lives d’Adele dans les télé-crochets par exemple). De ce point de vue, toute stratégie d’évitement de YouTube semble difficile et risquée.

Sources :

  • « Avec 6,5 millions d’abonnés payants, Apple Music est déjà un grand du streaming », Nicolas Madelaine, Les Echos21 octobre 2015.
  • « Adele bat des records dans la musique en ligne », Xavier Eutrope, Le Figaro, 28 octobre 2015. 
  • « Deezer ‘Toutes les options sont désormais possibles’ », Nicolas Rauline, Les Echos, 29 octobre 2015. 
  • « Apple épouvante le marché du streaming », Benjamin Ferran, Le Figaro, 2 novembre 2015. 
  • « Le site de streaming français Qobuz risque de jouer sa dernière partition », Nicolas Madelaine, Les Echos12 novembre 2015.
  • « YouTube débarque à son tour sur le marché de la musique », Nicolas Rauline, Les Echos, 13 novembre 2015. 
  • « Pandora entre en concurrence frontale avec Apple Music », Nicolas Madelaine, Les Echos, 18 novembre 2015. 
  • « Le marché du streaming musical toujours plus féroce », Caroline Sallé, Le Figaro, 18 novembre 2015. 
  • « La chanteuse britannique Adele sort son album en boudant le streaming », Nicolas Madelaine, Les Echos, 23 novembre 2015. 
  • « Qobuz va prendre un nouveau départ », Nicolas Madelaine, Les Echos, 14 janvier 2016. 
  • « Après l’échec de la Bourse, Deezer lève 100 millions d’euros », Nicolas Rauline, Les Echos, 21 janvier 2016. 
  • « Deezer lève 100 millions après avoir renoncé à la Bourse », Benjamin Ferran, Le Figaro, 21 janvier 2016. 
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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