Baptisé Free Basics, le service du géant américain destiné aux pays émergents transgresse le principe de la neutralité du Net. L’Inde et l’Egypte s’y opposent.
Lancée en Inde en février 2015, l’offre d’accès à l’internet mobile Free Basics est une initiative développée dans le cadre d’Internet.org, programme de Facebook, en association avec d’autres groupes internet, visant à offrir une connexion au réseau mondial aux populations qui en sont encore dépourvues. Gratuit, mais limité à quelques sites, ce service a été suspendu, le temps d’une consultation publique, par l’autorité indienne de régulation des télécommunications (Telecom Regularoty Authority of India, TRAI), en décembre 2015, qui a finalement décidé de l’interdire en février 2016.
Le service Free Basics propose une sélection d’une trentaine de sites web dont l’encyclopédie Wikipédia et la BBC, le moteur de recherche Bing de Microsoft et une version simplifiée de Facebook, naturellement le seul réseau social disponible, mais ni Google Search ni YouTube, qui sont payants. Gérée par Facebook qui initialement choisissait lui-même les services fournis, la plate-forme Free Basics a ensuite été ouverte, sous le feu des critiques, à toute proposition en provenance d’organisations souhaitant y lancer un service web, la décision finale revenant toutefois au groupe américain.
Proposé en Inde par Reliance Communications, l’un des principaux opérateurs de télécommunications, ce service internet mobile gratuit a été jugé anticoncurrentiel et discriminant par la TRAI. Le 8 février 2016, l’autorité de régulation a publié un règlement (Prohibition of discriminatory tariffs for data services regulations) interdisant aux fournisseurs d’accès à internet de proposer des tarifs discriminatoires sur la base des services offerts et prévoyant des sanctions financières pour les opérateurs contrevenants.
« En définissant cette réglementation, l’autorité a largement été inspirée par les principes de neutralité du Net pour s’assurer que les consommateurs aient un accès libre et non discriminatoire à internet », a indiqué Sudhir Gupta, secrétaire général de la TRAI. L’autorité de régulation des télécommunications a indiqué que cette nouvelle règle, qui sera réexaminée dans deux ans, pourrait connaître des exceptions pour des situations d’urgence. En outre, la vaste campagne de sensibilisation organisée par le géant américain (affiches, publicité dans les journaux et pétition) – notamment la parution d’un article du patron de Facebook dans le journal The Times of India estimant que Free Basics était un service de base aussi indispensable à la vie des Indiens que l’éducation gratuite ou une bibliothèque municipale – fut très mal accueillie par le régulateur qui organisait une consultation publique.
Deux mois après son lancement en Egypte, les autorités du pays ont également décidé de renoncer, en décembre 2015, au service Free Basics au nom du respect du principe de la neutralité du Net.
Dans un pays où plus des deux tiers de la population n’ont pas accès à l’internet, il vaut mieux une connexion limitée que pas de connexion du tout, considère le patron de Facebook qui, par ailleurs, décrit l’Inde comme l’un des marchés les plus dynamiques en termes de croissance pour son groupe, avec les Etats-Unis et le Brésil. Présent dans cinq villes, Mumbai, New Delhi, Hyderabad et Guragon, Facebook prévoit que plus de 30 % de ses nouveaux clients dans le monde d’ici à 2020 résideront en Inde.
Tout en faisant découvrir son réseau social, Mark Zuckerberg défend l’idée selon laquelle l’offre Free Basics s’adresse à celles et à ceux qui n’auraient de toute façon pas eu accès à l’internet. Sur la plate-forme du programme Internet.org, la présentation de Free Basics, à la rubrique « Myths and Facts », affirme : « Nous avons un dicton chez Facebook : les chiffres l’emportent sur les arguments. Et concernant ce programme, les chiffres montrent que cela marche pour ouvrir l’internet aux personnes qui utilisent Free Basics. 50 % des personnes qui utilisent Free Basics payent pour un accès internet complet dans les trente jours qui suivent leur première connexion. »
Les opposants au projet Facebook, entrepreneurs indiens et militants pour la neutralité de l’internet, ont accusé son offre d’être « un internet pauvre pour des gens pauvres ». Ils dénoncent l’autopromotion faite par le géant américain de ses services contre « un petit échantillon d’internet choisi par lui », sous prétexte de générosité en faveur des personnes les plus pauvres.
Début 2016, l’Inde compte près de 400 millions d’internautes – 30 % de la population –, auxquels devraient s’ajouter 300 millions supplémentaires d’ici à deux ans. Avec 125 millions de membres actifs, essentiellement depuis un téléphone portable, ce pays se place, par le nombre d’utilisateurs de Facebook, juste après les Etats-Unis, représentant 8 % des adhérents au réseau social dans le monde (1,6 milliard).
Malgré son échec en Inde, Facebook a déclaré entendre poursuivre son action pour « donner un chemin d’accès plus facile à l’internet et à toutes les opportunités qu’il apporte » aux personnes qui ne l’utilisent pas encore. La croissance du groupe est en effet directement liée à celle du nombre de personnes ayant un accès internet dans le monde, à peine la moitié aujourd’hui.
Lancé en 2010, un programme surnommé en interne Apollo, vise à convaincre les opérateurs de téléphonie mobile aux Philippines, en Amérique latine, en Afrique et en Inde, d’offrir aux utilisateurs un accès gratuit au réseau social. Le sacrifice financier initial, leur explique Facebook, est un investissement, puisqu’en donnant un avant-goût de l’internet, leurs clients voudront payer pour accéder à tout ce que le web peut offrir.
La formule a fait ses preuves aux Philippines, où l’opérateur Globe a battu en une année, grâce à son offre gratuite de Facebook, le leader du marché de la téléphonie mobile. Fort de cette première expérience, Facebook annonce son projet Internet.org au Mobile World Congress de Barcelone en février 2014 : fournir des services internet de base gratuits pour connecter le monde entier. La Zambie est le premier pays où l’offre Free Basics du programme Internet.org a été déployée, en juillet 2014. Depuis cette date, ce service internet limité a été lancé, en partenariat avec des opérateurs de télécommunications locaux, dans 35 pays émergents, en Afrique, en Asie et en Amérique latine (Ghana, Malawi, Tanzanie, Kenya, Colombie…). Si le programme Internet.org a échoué en Inde, Facebook est déjà la porte d’entrée sur le web pour des centaines de millions de personnes qui n’avaient jusque-là aucune idée de ce que l’internet pouvait leur apporter.
La pratique du « zero-rating », qui consiste à ne pas facturer certains services proposés au sein des offres des fournisseurs d’accès, se propage dans les pays émergents comme moyen de lutter contre la fracture numérique. Ainsi, inspiré par l’initiative Facebook Zero datant de 2010, offre d’accès « zero-rating » au réseau social, la fondation Wikimedia a lancé à son tour en 2012 Wikipedia Zero, suivie par Google Free Zone la même année.
Ces offres « zero-rating » donnent accès gratuitement à des contenus, sans que le transfert de données soit décompté dans le forfait. En juin 2014, ces trois offres ont été interdites au Chili pour violation du principe de la neutralité du Net. « Free Basics n’est autre que du « Facebook Zero ». A ce train-là, rien n’empêchera de voir apparaître « YouTube Zero », « Dailymotion Zero », « Netflix Zero », voire « TF1 Zero » …», écrit le journaliste Charles de Laubier dans Le Monde du 29 mars 2016, dénonçant les offres différenciées portant atteinte à la neutralité du Net.
Réduire la fracture internet dans le monde imposerait donc qu’il existe deux poids deux mesures. Ici, un internet pour tout ; là-bas, un Facebook pour tous. Mark Zuckerberg aime à répéter que la connectivité est un droit de l’homme. Mais, aux Etats-Unis, le pays de Facebook, la neutralité du Net est un principe consacré.
Sources :
- « L’Inde suspend le service Internet gratuit de Facebook », Lucie Ronfaut, Le Figaro.fr, 29 décembre 2015.
- « Nouveau revers pour Free Basics, l’Internet gratuit de Facebook », Pierre Manière, La Tribune.fr, 31 décembre 2015.
- « L’Inde interdit Free Basics, l’Internet gratuit de Facebook », avec AFP, La Tribune.fr, 8 février 2016.
- « L’Inde stoppe net les ambitions de Facebook dans l’Internet low cost », Florian Reynaud, Le Monde, 10 février 2016.
- « L’Internet pour tous, c’est fini ! », Charles de Laubier, Le Monde, 29 mars 2016.
- « The inside story of Facebook’s biggest setback », Rahul Bhatia, The long read, theguardian.com, 12 May 2016.