Etats-Unis : Al-Jazeera America, une chaîne de trop ?

Lancée en août 2013, la chaîne de télévision américaine d’information en continu d’origine qatarie a cessé définitivement d’émettre le 12 avril 2016, au moment où se livre la bataille médiatique en période électorale.

Installée aux Etats-Unis depuis près de trois ans (voir La rem n°28 p.41), Al-Jazeera America, la chaîne qui souhaitait se démarquer de la concurrence, a perdu son audacieux pari. Finalement, elle ne sera pas parvenue à s’imposer dans le cercle très fermé des chaînes d’information en continu aux Etats-Unis. La chaîne qatarie rassemblait seulement quelques dizaines de milliers de spectateurs – 30 000 en moyenne en prime time et 19 000 dans la journée –, une audience insuffisante pour assurer son fonctionnement.

Son chiffre d’affaires affleurait à peine les 100 millions de dollars. Annoncée en janvier 2016, sa fermeture est effective depuis le 12 avril, entraînant la suppression de 700 postes. « Notre modèle économique n’est simplement plus viable à la lumière des défis économiques que connaît le marché américain des médias », a expliqué Mostefa Souag, directeur général du groupe Al-Jazeera, propriété de la famille régnante du Qatar. La chaîne n’abandonne pas pour autant le marché américain puisqu’elle compte développer son offre d’information sur le web ainsi que sur les terminaux mobiles, grâce aux contenus fournis par les autres chaînes du groupe.

Dans le même temps, en mars 2016, la direction du groupe Al-Jazeera annonce la suppression de 500 postes sur un effectif de 4 500 personnes dans le monde. La plupart de ces licenciements concerneront le siège du groupe installé à Doha, mais épargneront les journalistes. Une décision « difficile à prendre », selon Mostefa Souag, qui constitue néanmoins la seule option pour assurer la compétitivité de la chaîne afin « qu’elle conserve une position de leader », ainsi que « son engagement dans le journalisme de qualité, indépendant et percutant dans le monde entier », a-t-il ajouté. Face à la chute drastique du prix des matières premières – pétrole et gaz – qui assurent sa richesse, l’Etat du Qatar enregistrerait en 2016, pour la première fois en quinze ans, un déficit budgétaire supérieur à 12 milliards de dollars.

Malgré des investissements importants, la création d’une douzaine de bureaux sur le territoire américain (soixante-dix dans le monde), l’embauche de 800 personnes dont des journalistes vedettes venus notamment de CNN, quelques scoops et des prix remportés, Al-Jazeera America n’a pas réussi, par son ton différent, ses reportages au format long moins sensationnalistes que ceux de ses concurrentes et axés davantage sur les minorités, à détourner le public américain des traditionnels networks, Fox News, CNN et MSNBC.

A la suite d’un accord conclu en 2014, la reprise de la chaîne qatarie par les câblo-opérateurs Time Warner Cable et Bright House Networks, lui ouvrant ainsi une audience potentielle de 55 millions de foyers, n’a pas produit l’effet attendu. Outre la forte concurrence, la chaîne a également souffert de conflits internes entraînant des démissions au sein de l’équipe de direction, ainsi que d’une mauvaise image, à la suite de plaintes pour sexisme et antisémitisme.

Dans un secteur de l’information en continu dominé depuis quatorze ans par la très conservatrice Fox News, propriété du groupe 21st Century Fox de Rupert Murdoch, Al-Jazeera sera restée dans l’esprit des téléspectateurs américains une chaîne, non pas américaine, mais d’origine arabe, même si certains lui reprochaient plutôt un traitement trop « british » de l’actualité.

La fermeture d’Al-Jazeera intervient au beau milieu des primaires de l’élection présidentielle, période cruciale pour les chaînes d’information. La personnalité singulière et controversée de Donald Trump, candidat républicain, féru d’allocutions exubérantes et provocantes, contribue fortement à faire grimper l’audience de ces chaînes. « Je pense qu’elles peuvent remercier Donald Trump. C’est un cadeau du ciel pour ces gens », a déclaré Gabriel Kahn, professeur à la Faculté de communication et journalisme de l’université de Californie du Sud Annenberg (USC Annenberg).

Au premier trimestre 2016, toutes les grandes chaînes d’information enregistrent des records d’audience, même pour une période électorale, selon la mesure du cabinet Nielsen : Fox News prend la tête du classement toutes chaînes confondues (hors chaînes à péage comme HBO), une situation inédite ; CNN affiche ses meilleurs résultats sur les sept dernières années et MSNBC n’a pas remporté un tel succès depuis trois ans. Et, les tarifs des espaces publicitaires sont alignés en conséquence, CNN aurait multiplié les siens par quarante dès l’ouverture des primaires.

Concurrencées par les nouvelles pratiques en ligne des millenials pour accéder à l’information, particulièrement les réseaux sociaux (voir La rem n°36 p.41), les grandes chaînes d’information ont subi une baisse continue de leur audience, près de 20 % entre 2009 et 2014. Véritable aubaine médiatique, « l’effet Trump » leur redonne temporairement la place qu’elles étaient en train de perdre au cœur du marché de l’information, au risque d’une couverture des questions politiques très critiquée sur le plan du journalisme. Les chaînes d’information « ont orienté toute leur programmation pour en faire de la téléréalité autour de Trump, 24 heures sur 24 », selon Gabriel Kahn.

Sources :

  • « Après moins de trois ans, Al-Jazeera America met la clef sous la porte », AFP, tv5monde.com, 14 janvier 2016.
  • « La voix originale d’Al-Jazeera America va se taire », Stéphane Bussard, Le Temps, letemps.ch, 14 janvier 2016. 
  • « Aux Etats-Unis, l’offre est à saturation », Stéphane Lauer, Le Monde, 28-29 février 2016. « Al-Jazeera annonce quelque 500 licenciements », AFP, LesEchos.fr, 27 mars 2016.
  • « Etats-Unis : la campagne présidentielle offre un coup de fouet bienvenu aux chaînes d’info », AFP, leparisien.fr, 2 avril 2016.
Ingénieur d’études à l’Université Paris 2 - IREC (Institut de recherche et d’études sur la communication)

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