Le cinéma à l’épreuve des phénomènes de concentration. Menaces sur la filière indépendante du cinéma français,

Pierre Kopp, 7 juin 2016.

Le rapport « Le cinéma à l’épreuve des phénomènes de concentration. Menaces sur la filière indépendante du cinéma français », rendu public en juin 2016, se positionne au carrefour de l’économie industrielle et du droit de la concurrence. Commandé à Pierre Kopp, avocat spécialisé en droit de la concurrence, par les principaux producteurs et distributeurs indépendants de cinéma français, la SRF, l’ARP, l’ACID, les DIRE, le SPI, l’UPC, la Guilde des scénaristes et le SDI*, le rapport a pour objectif d’analyser les mutations économiques dans le secteur de l’exploitation en salle et leurs conséquences sur la filière.

Les conclusions sont sans appel : « La domination des grands groupes sur la filière du cinéma fausse la concurrence et nuit profondément à la diversité du cinéma français. La domination économique remplace la compétition, aux dépens de la création et du public, mais également au mépris des règles du droit»

Le rapport s’attache d’abord à analyser « comment les changements dans la structure de l’industrie, et notamment, la concentration horizontale dans l’exploitation et l’intégration verticale, viennent affecter le bon fonctionnement de la filière ». Ces changements technologiques ont provoqué, depuis une décennie, une déformation de la chaîne de valeur entre des acteurs de plus en plus puissants, Pathé-Gaumont, CGR, UGC et MK2 et des acteurs indépendants de plus en plus fragiles.

Une situation dont la concurrence est faussée puisque « les deux groupes phares de l’économie du cinéma français, Gaumont Pathé et UGC, détiennent 38 % des parts de marché de l’exploitation en France et 50 % sur le marché parisien ». Concernant l’exploitation en salle, les trois premiers circuits détiennent 52,4 % de parts de marché, avec, à Paris, un taux de concentration record de 88,6 %. Cette situation est unique et propre au secteur du cinéma, puisque ces chiffres sont « bien supérieurs aux 40 % qui constituent la limite habituelle dans l’Union européenne pour caractériser une situation de dominance ».

Ces groupes se sont également diversifiés : « la billetterie ne représente plus que 71 % du chiffres d’affaires total des trois circuits, les 29 % étant répartis entre 13 % pour la confiserie, 8,5 % pour les subventions et divers, et 7,5 % pour la publicité ».

Les circuits ont en outre imputé de nouveaux coûts aux distributeurs, contraignant les exploitants indépendants « à maintenir un prix du billet moins élevé que celui des multiplexes ».

Le rapport insiste également sur l’impact des cartes illimitées des deux grands circuits sur les exploitants indépendants, « obligés d’adhérer à la carte pour conserver leur clientèle principale […] et tout en perdant leur relation directe avec eux ». Ces derniers sont facturés comme des frais de gestion des abonnés, sur un prix du billet qu’ils ne fixent pas eux-mêmes et qui leur rapporte deux fois moins que s’ils facturaient directement le client.

De plus, la déprogrammation intempestive et la multidiffusion, pratiquées l’une et l’autre par les multiplexes, privilégient certains films et enlèvent à d’autres, « toute chance de rencontrer le public ». Curieusement, « la carte d’abonnement incite les multiplexes à programmer des films « art et essai« afin de remplir leurs écrans, les exploitants indépendants se faisant progressivement évincés de leur cœur de programmation ».

Concernant la production, les indépendants sont largement désavantagés face aux producteurs intégrés dans des grands groupes qui bénéficient également des services de distribution de leur circuit.

Les effets d’une concurrence faussée entre les circuits et distributeurs intégrés face aux exploitants indépendants sont nombreux : « abus de dépendance économique, pratiques commerciales discriminatoires, absence de contrat, modifications brutales des contrats ou pratique d’exploitation sur l’espace publicitaire, prix de prédation ».

À l’heure actuelle, les producteurs et les distributeurs sont ceux qui supportent le risque inhérent à l’activité cinématographique, la distribution étant structurellement déficitaire alors que les réseaux de salles accaparent la part la plus importante des bénéfices.

Pour remédier à ces distorsions de concurrence, le rapport propose une harmonisation des relations entre les différents acteurs de la filière et, surtout, une autorité de la concurrence qui puisse sanctionner les abus, En effet, la filière du cinéma n’a pas de véritable autorité de régulation, à l’image du CSA dans l’audiovisuel ou de l’ARCEP dans les télécommunications. La première des préconisations du rapport est donc de garantir l’indépendance organique et fonctionnelle du CNC et d’étendre les pouvoirs du médiateur du cinéma : « Le CNC, placé sous l’autorité du ministère de la culture, n’a aujourd’hui pas l’organisation requise mais dispose de moyens et d’un savoir-faire incomparable dans l’expertise de la filière. Le Médiateur du cinéma dispose de l’indépendance requise mais n’a à connaître la filière que par les conflits qui lui sont apportés en médiation et, en outre, n’a pas actuellement les moyens d’une mission de régulation ». Sans autorité de régulation dotée de moyens en adéquation avec sa mission, la concurrence continuera d’être faussée.

Le rapport Kopp propose ensuite des mesuresvisant à une meilleure régulation des conditions d’exposition en salle des œuvres cinématographiques, afin de ne plus faire « disparaître » les films indépendants par la surexposition de certains autres. Il préconise en outre d’établir une véritable transparence sur le prix effectif de la place de cinéma, ce qui mettrait fin à la distorsion de concurrence mise en œuvre par les grands distributeurs. La situation des distributeurs indépendants mériterait également d’être améliorée face à leurs homologues intégrés, notamment en ce qui concerne les « bandes annonces et les affiches préventives » qui privilégient uniquement les films intégrés au circuit de salles.

Enfin, une réforme des soutiens de la fiscalité et des règles de concentration permettrait d’inverser ou tout du moins de freiner « l’augmentation de la concentration horizontale » et de soutenir les exploitants dans leur reprise de salles ou la construction de nouveaux établissements.

Le rapport met au jour les distorsions de concurrence liées à « un tissu de relations économiques asymétriques ». Si le rapport Kopp est très critique, c’est sûrement parce que la situation du cinéma l’est également.

* Société des réalisateurs de films (SRF) ; Société civile des auteurs, réalisateurs et producteurs (ARP) ; Association du cinéma indépendant pour sa diffusion (ACID) ; Distributeurs indépendants réunis européens (DIRE) ; Syndicat des producteurs indépendants (SPI) ; Union des producteurs de cinéma (UPC) ; Syndicat des distributeurs indépendants (SDI).

Le cinéma à l’épreuve des phénomènes de concentration. Menaces sur la filière indépendante du cinéma français, Pierre Kopp, 7 juin 2016. (PDF)

Docteur en sciences de l’information et de la communication, enseignant à l’Université Paris-Panthéon-Assas, responsable des opérations chez Blockchain for Good

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