Internet et loi du 29 juillet 1881, rapport d’information fait au nom de la Commission des lois relatif à l’équilibre de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse à l’épreuve d’Internet, n°767, François Pillet et Thani Mohamed Soilihi, Sénat, juillet 2016
Mal connue ou perçue, par le plus grand nombre, comme étant le texte qui porterait « défense d’afficher », la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse est, en réalité, relative à la liberté d’expression. Au fur et à mesure de l’évolution des techniques et de leurs usages, elle a vu son champ d’application progressivement étendu à tous les moyens de « publication », par quelque support de communication ou média que ce soit, de l’imprimé jusqu’à l’internet.
Conformément au principe de « libre communication des pensées et des opinions […] sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi », tel qu’énoncé par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, la loi de 1881 détermine diverses infractions (diffamations, injures, discriminations, provocations aux crimes et délits, traitement de l’information relative à l’action de la police et de la justice…). Elle subordonne cependant leur poursuite et leur répression au respect de toute une série de procédures particulières (délai de prescription ; initiative de l’action ; exigence d’une exacte qualification des faits, sans possibilité pour le juge de corriger les éventuelles erreurs et de les requalifier…) qui font obstacle à leur juste et nécessaire sanction et qui laissent les victimes sans possibilité d’obtenir la réparation du dommage qu’elles ont ainsi subi.
Loin d’être la cause d’un tel état de fait, l’internet (compte tenu du volume des messages qui circulent ; de la diversité de leurs auteurs, professionnels de l’information ou non ; des facilités de conservation et de rappel de faits anciens et d’accès qu’il offre à leur égard) conduit à en prendre davantage conscience et, par voie de conséquence, conduit certains, du moins dès lors qu’ils ne profitent pas de la situation ou du système, à dénoncer ces effets et à chercher à y remédier.
Tel est l’objet du présent rapport de la Commission des lois du Sénat. Faisant le constat d’un « dispositif juridique de plus en plus inadapté », les rapporteurs formulent dix-huit propositions de réforme.
C’est essentiellement le particularisme du régime procédural de la loi de 1881, « caractérisé, à la fois, par de courts délais de prescription et par des exigences élevées de formalisme […] imposées à peine de nullité » qui est dénoncé. Si cela a pu être justifié, à l’époque, pour assurer et conforter la défense de la « liberté de la presse », le contexte politique et technique n’est plus du tout le même aujourd’hui. « L’équilibre entre liberté d’expression et répression des abus de cette liberté » n’est plus assuré « au détriment des victimes de délits » pourtant définis par la loi. A quoi cela peut-il donc servir ? Il convient désormais de rééquilibrer et de « simplifier le cadre juridique actuel », de manière à « réparer plus effectivement les abus de la liberté d’expression, en prenant en considération » notamment « les effets potentiellement beaucoup plus graves des abus commis sur internet ».
Trois axes de propositions de réforme sont dégagés : « la simplification et l’adaptation de la loi du 29 juillet 1881 pour un rééquilibrage au profit des victimes d’abus ; la recherche d’un régime de responsabilité adapté à internet ; la réparation effective des préjudices résultant d’un abus d’expression sur internet » comme par tout autre moyen de publication.
Le délai de prescription très court (3 mois), dérogatoire au droit commun (selon lequel il est de 3 ans pour les délits) de la plupart des infractions définies par la loi de 1881 (sauf les discriminations, pour lesquelles il a été porté à un an), et le point de départ de ce délai, fixé au premier jour de la publication d’un message, l’infraction étant considérée comme constituant un délit « instantané », quel que soit le temps de sa mise à disposition (pratiquement indéfini s’agissant des sites d’information en ligne, offrant, grâce aux moteurs de recherche, de grandes facilités pour y accéder à nouveau, sauf pour la personne concernée, à avoir obtenu, volontairement de l’exploitant ou sur décision de justice, le « déréférencement » ou la « désindexation » d’une information, inexactement qualifiés de « droit à l’oubli »), font rapidement obstacle à l’engagement d’actions en justice. Le temps de la justice est même ici plus court que le temps médiatique !
La forte opposition de ceux qui profitent de cette situation et l’échec des tentatives d’instaurer, selon les moyens de communication, des points de départ du délai de prescription différents, déclarées contraires à la Constitution parce qu’introduisant une inégalité devant la loi, laissent bien peu de chances à une quelconque réforme en la matière.
La loi de 1881 faisant, par ses particularités de procédure, largement obstacle à la sanction des abus de la liberté d’expression, la solution, pour ceux qui s’en estiment victimes et qui ne parviennent pas, par cette voie ou sur ce fondement, à obtenir réparation des dommages qu’ils disent subir ainsi, aurait pu être dans la mise en jeu du régime général de responsabilité civile de l’article 1382 du Code civil, selon les règles de procédure civile de droit commun.
Aux termes de cet article, « tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ». Sans aucun fondement légal, la Cour de cassation, après avoir progressivement imposé le respect des règles de procédure (pénale) très particulières de la loi de 1881 aux actions civiles en réparation des abus de la liberté d’expression déterminés par cette loi, en est arrivée, depuis juillet 2000, à poser (même si elle a pu manifester, plus récemment, quelques hésitations en la matière) que « les abus de la liberté d’expression, prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881, ne peuvent être réparés sur le fondement de l’article 1382 du Code civil ».
En conséquence, la 18e proposition du rapport est ainsi formulée : « Permettre une réparation des préjudices nés des abus de la liberté d’expression sur le fondement de la responsabilité civile de droit commun (article 1382 du Code civil) et exclure toute uniformisation des procédures d’assignation civiles sur les contraintes des dispositions répressives de la loi du 29 juillet 1881 ». Il faudrait, pour cela, parvenir sans doute à forcer la vive opposition des représentants des médias, détenteurs d’un fort pouvoir de pression et d’influence, pour arriver à un tel revirement de jurisprudence ou pour obtenir, par le vote d’un texte, une exclusion légale explicite de cette pratique judiciaire.
Un autre des obstacles à la nécessaire répression des abus de la liberté d’expression tient à la dimension internationale de la diffusion des messages. Pour n’être pas tout à fait nouveau, ce phénomène est incontestablement aggravé par l’usage de l’internet. Comme il est souligné dans le rapport, cela appelle un renforcement « de la coopération internationale pour la répression des contenus abusifs ».
Selon le constat fait par le rapport, en l’état actuel du droit, tel qu’il découle de l’application de la loi du 29 juillet 1881, « l’équilibre entre liberté d’expression et répression des abus de cette liberté n’est pas assuré ». Aussi essentielle que soit la liberté d’expression dans une société démocratique, un tel état de fait ne peut pas être satisfaisant. Toute tentative de rééquilibrage des droits risque cependant de se heurter aussi à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Celle-ci fait largement prévaloir la liberté d’expression sur les autres droits et libertés.
Sans raison, et en contradiction avec le principe énoncé par le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui mentionne toute une série de motifs de restrictions de ladite liberté, dont la Cour devrait assurer l’application, elle considère notamment, de façon contestable, qu’elle « ne se trouve pas devant un choix entre deux principes antinomiques, mais devant un principe –la liberté d’expression – assorti d’exceptions qui appellent une interprétation étroite ». Au nom d’un juste équilibre des droits et des libertés, subsiste cependant la possibilité sinon la nécessité d’exprimer une « opinion dissidente », de manifester son opposition et faire de la résistance à l’égard de telles dérives nationales et européennes.