Avec Tidal, SoundCloud, Amazon, le marché du streaming musical poursuit sa reconfiguration, quand les offres financées par la publicité sont dénoncées pour leur trop faible rentabilité.
En augmentant de 3,2 % en 2015, le marché mondial de la musique a affiché une croissance significative de ses revenus pour la première fois depuis 1998, date à laquelle le piratage a commencé à saper les revenus de la musique enregistrée issus de la vente de CD. Certes, le marché mondial de la musique ne représentait plus que 15 milliards de dollars en 2015 contre 28 milliards de dollars quand il était au plus haut dans les années 1990, selon les chiffres de l’IFPI (International Federation of the Phonografic Industry).
Mais les raisons d’espérer sont nombreuses, liées principalement au développement du streaming musical par abonnement. Le marché du streaming a ainsi affiché une croissance de 45,2 % entre 2014 et 2015, portée par l’essor des abonnements : en 2010, il y avait 8 millions d’abonnés à des offres de streaming dans le monde, contre 41 millions en 2014 et 68 millions en 2015. Cette envolée du streaming par abonnement est due à l’intérêt nouveau suscité par ces offres qui, après une première phase d’exploration du marché par des pure players comme Deezer ou Spotify, est désormais entrée dans une logique de massification avec l’arrivée des géants de l’internet à l’instar d’Apple Music, lancé en 2015 (voir La rem n°36, p.56). Ce succès du streaming par abonnement vient compenser largement le recul des ventes de titres numériques sur des plates-formes comme iTunes, ainsi que le recul continu des ventes de CD, tout en permettant aux recettes numériques de représenter désormais 45 % du chiffre d’affaires mondial de la musique, contre 39 % pour les ventes physiques.
Le streaming ne se contente d’ailleurs pas de compenser uniquement les pertes constatées sur les autres segments du marché de la musique enregistrée. Grâce au développement des abonnements, il annonce un nouvel âge d’or du marché de la musique après l’euphorie des années 1980 et 1990 marquées par les bénéfices conséquents tirés de la vente de CD. En effet, l’achat de disques représentait en France une dépense moyenne de 5 euros par mois et par Français dans les années 1980 et 1990, soit 60 euros par an. Avec le streaming par abonnement, facturé en général 10 euros par mois, les recettes sont multipliées par deux. C’est ce qui explique probablement l’engouement des investisseurs pour le cours de Vivendi (+ 8,9 %) après l’annonce des résultats du troisième trimestre 2016, la filiale Universal Music Group affichant une hausse trimestrielle de ses revenus de 11 %. Mais le phénomène du streaming par abonnement, s’il se développe, reste pour l’instant minoritaire. Si le potentiel de croissance est important, les risques de contournement par les consommateurs sont nombreux.
À l’évidence, la rentabilité du streaming par abonnement explique le ralliement de nombreuses plates-formes d’écoute à ce type d’offres, telle la start-up allemande SoundCloud, qui a lancé son offre en mars 2016, alors qu’elle se présentait jusqu’alors comme le YouTube de l’écoute musicale, mettant à disposition gratuitement des morceaux proposés par les artistes et les utilisateurs, souvent remixés ou issus d’enregistrements live. D’autres acteurs viennent sur ce marché pour en profiter, comme le rappeur Jay Z. Ce dernier a dépensé en 2015 quelque 56 millions de dollars pour racheter Wing, une plate-forme comptabilisant 500 000 abonnés, rebaptisée depuis Tidal et présentée comme le service de streaming par abonnement officiellement le plus favorable aux artistes, parce qu’il leur reverse 75 % des recettes, contre 70 % pour Spotify par exemple.
La contrepartie pour les artistes est de s’engager dans une stratégie de distribution exclusive avec Tidal. À l’évidence, qu’il s’agisse de SoundCloud ou de Tidal, l’entrée sur le marché du streaming payant, face à Spotify ou Apple Music, déjà dominants, impose des stratégies nouvelles afin de différencier la proposition faite à l’internaute. SoundCloud compte sur ses 175 millions de morceaux parce qu’il est le service plébiscité par les DJ’s et les artistes proposant leurs lives, contre 40 millions de morceaux environ pour les plates-formes fédérant les catalogues des majors. Tidal met en avant sa politique d’exclusivités, avec toutefois des moyens qui ne sont pas ceux d’autres géants, Apple Music ayant développé la même stratégie au point de remettre en question les équilibres du marché.
En effet, Apple a su convaincre le rappeur Franck Ocean de sortir en exclusivité son nouvel album sur Apple Music, durant le mois d’août 2016, contournant ainsi son label Def Jam Recordings, propriété d’Universal Music. Le rappeur préfère ici reverser une commission de 30 % à Apple et conserver les 70 % de recettes restantes, quand les majors ne reversent en général que 14 % des recettes générées, celles-ci l’étant sur plusieurs marchés, dont celui de la distribution de CD. Si le streaming par abonnement finit par s’imposer, ce qui est déjà le cas sur le marché du rap, alors les artistes pourront potentiellement se passer des majors. Mais le marché du streaming est trop stratégique pour les majors qui militent désormais pour une concurrence réelle entre plates-formes, seul moyen pour elles de préserver leur place centrale sur le marché grâce à la richesse de leur catalogue. Ainsi, Universal Music recommande à ses labels, depuis le précédent avec Franck Océan, de ne plus signer d’accord d’exclusivité mondiale avec les plates-formes de streaming. Spotify, leader sur le marché avec 40 millions d’abonnés payants, est en l’occurrence l’allié objectif des majors, le service militant contre les exclusivités en dégradant la visibilité des artistes qui ont opté pour une distribution exclusive sur une plate-forme au moment de la sortie de leur album.
Le conflit entre Spotify et les autres plates-formes risque par ailleurs de se transformer en opposition frontale avec Apple, Spotify incitant ses utilisateurs issus de l’App Store à s’abonner directement depuis son site, et non plus depuis le magasin d’applications d’Apple, la commission du groupe informatique (30 %) faisant passer le coût de l’abonnement de 9,99 dollars à 12,99 dollars. En réponse, Apple a refusé la mise à jour de Spotify sur l’iOS au printemps 2016, rappelant que la commission de 30 % est justifiée par l’accès au réseau des utilisateurs d’iPhone et autres matériels Apple. Pour Spotify, Apple utilise son écosystème pour interdire à la concurrence de trop entraver le développement d’Apple Music.
Autant dire que le succès du streaming, s’il semble salvateur pour l’industrie musicale, risque très probablement de soulever de nouveaux problèmes dans les relations entre artistes et majors, entre majors et plates-formes, ainsi qu’entre les différents éditeurs de services de streaming. Soit la concurrence jouera véritablement à partir d’offres universelles fédérant la totalité des catalogues, soit le marché risque de se morceler du fait des politiques d’exclusivités, rendant de nouveau plus performantes les offres illégales, qui ne manqueront jamais de proposer la totalité des titres disponibles. Si des offres universelles sont maintenues, ce qui a fait le succès initial du streaming par abonnement, qui a proposé une expérience d’écoute optimisée dans l’univers du smartphone, alors ce seront l’ergonomie, les qualités de la recommandation ou le prix qui l’emporteront.
Si pour l’instant les abonnements streaming coûtent comparativement deux fois plus cher que la dépense moyenne constatée il y a vingt ans aux grandes heures du CD, alors la massification de ce type d’offres devra passer aussi par une baisse des prix. Cette stratégie est celle initiée par Amazon Music Unlimited, qui fait un double pari. Le premier pari est celui de la baisse du coût de l’abonnement pour les fidèles des services d’Amazon. Le nouveau service de streaming, lancé en octobre 2016, est facturé 7,99 dollars par mois aux abonnés Amazon Prime, le service de livraison d’Amazon, et seulement 3,99 dollars par mois aux détenteurs d’une enceinte Echo. Cette dernière offre est particulièrement intéressante car elle affiche la plus forte baisse du coût de l’abonnement, en liant celui-ci à une enceinte intelligente au sein du foyer. Amazon signifie ici qu’il compte miser sur la recommandation musicale grâce à l’intelligence artificielle, et non seulement via des algorithmes de recommandation, tout en cherchant à relocaliser dans les foyers l’écoute de musique, quand celle-ci avait migré dans les terminaux mobiles.
En effet, l’iPod a conduit progressivement au remplacement des chaînes hi-fi dans les foyers par des stations iPod/iPhone, et les abonnements à des offres de streaming musical ont d’abord été proposés sur smartphone, quand l’offre restait gratuite sur PC. Reste que cette stratégie d’Amazon est d’abord autorisée par l’association du service musical à une offre élargie qui finance en partie les remises affichées, la question se posant désormais de la pérennité à terme des services de streaming musical indépendants (voir La rem n°37, p.60). Si Apple Music est déjà intégré dans un écosystème plus large, SoundCloud, qui a fait l’objet d’un investissement de Twitter, est regardé par Sportify, isolé comme pure player, quand Tidal a finalement accueilli l’opérateur Sprint à son capital et bénéficiera à terme de son inscription dans un écosystème convergent.
Enfin, l’évolution du marché du streaming par abonnement risque d’être étroitement liée à l’évolution des offres de streaming gratuites financées par la publicité. Pour l’instant, les tarifs pratiqués pour l’abonnement séparent clairement le marché entre, d’un côté des consommateurs prêts à payer pour une écoute optimisée et, de l’autre, des consommateurs qui se satisfont de YouTube et de ses publicités. Or, ces derniers sont pour l’heure très majoritaires, l’IFPI estimant que 900 millions d’internautes recourent aux services de streaming en accès libre pour générer des revenus de seulement 634 millions de dollars, soit 4 % des revenus mondiaux de la musique. À l’inverse, les 68 millions d’abonnés aux offres de streaming engendrent à eux seuls 2 milliards de dollars de revenus. Pour Frances Moore, directrice générale de l’IFPI, cette situation est principalement due au statut d’hébergeur des plates-formes comme YouTube, qui leur permet de négocier dans des conditions avantageuses la mise à disposition des vidéoclips sur leur service, cette mise à disposition reposant sur un partage des revenus publicitaires, et non sur le paiement d’une licence.
La situation pourrait être modifiée si la réglementation évolue, ce qui n’est pas exclu en Europe avec le projet de réforme des droits d’auteur. Pour Andrus Ansip, commissaire européen au numérique, cette différence de statut entre YouTube et Spotify – donc entre un hébergeur et un éditeur – confère un avantage concurrentiel au premier. Pour y remédier, un nouveau statut d’hébergeur non passif pourrait imposer aux plates-formes de streaming en accès libre de payer des droits de licence pour l’exploitation des catalogues des majors. C’est d’ailleurs ce statut d’hébergeur passif qui est également visé par les majors aux États-Unis.
Début 2016, ces dernières ont saisi le US Copyright Office pour dénoncer l’inefficacité de Content ID, technologie qui permet à YouTube de repérer automatiquement les contenus postés illégalement sur son service, et qui est présentée comme la condition d’un véritable partage de la valeur entre les majors et YouTube. Autant dire que YouTube devra faire la preuve de l’efficacité de ses outils, la plate-forme considérant que les accusations des majors sont infondées. En indiquant le 6 décembre 2016 avoir versé un milliard de dollars à l’industrie musicale en un an, YouTube a voulu mettre en avant sa contribution grandissante au financement de la musique, Spotify ayant reversé, en 2015, 1,8 milliard de dollars. Mais le statut d’hébergeur passif de YouTube reste, quoi qu’il arrive, un objet de discorde pour les ayants droit puisqu’il n’impose pas à YouTube de signer des accords de distribution avec les producteurs.
Ainsi, l’accord trouvé entre YouTube et la GEMA, la société allemande de gestion des droits d’auteur, est présenté comme une demi-victoire. Si YouTube cède, c’est après un conflit interminable qui aura duré huit ans, conduisant de nombreux vidéoclips à être bloqués sur YouTube en Allemagne depuis le 1er avril 2009 (voir La rem n°22-23, p.14). Ce contrat entre YouTube et la GEMA risque toutefois de servir de modèle à l’avenir, puisqu’il s’agit d’un contrat de licence signé dans un contexte de marché où le streaming payant a imposé de nouvelles valorisations pour la musique en ligne. Le montant du droit de licence n’est pas connu, mais la GEMA avait demandé 0,375 centime par visionnage lors du procès l’opposant à YouTube.
Une question reste en revanche en suspens : le maintien d’une offre gratuite et universelle, à l’instar de YouTube, est-il compatible avec le développement des offres payantes par abonnement ? En Allemagne, où l’offre musicale de YouTube a été dégradée (des milliers de vidéos musicales ayant été rendues inaccessibles pendant neuf ans), les ventes de CD ont mieux résisté qu’ailleurs en Europe, et le streaming par abonnement s’est développé très rapidement. Mais la lutte contre l’offre gratuite et légale en ligne incite également, très souvent, au développement des pratiques illégales, d’où l’équation difficile des plates-formes de streaming quand elles cherchent à différencier clairement offres payantes et offres gratuites en fonction de leur offre musicale. Spotify a ainsi envisagé de ne réserver qu’aux seuls abonnés les titres qui viennent de sortir, obligeant les utilisateurs de la version gratuite à patienter, une stratégie risquée que les majors soutiennent pourtant afin de développer le streaming payant comme les ventes de CD et le téléchargement de titres à l’unité.
Sources :
- « Streaming musical : SoundClound se lance dans le payant », N.M., Les Echos, 30 mars 2016.
- « Rebond du marché de la musique pour la première fois en vingt ans », Nicolas Rauline, Les Echos, 13 avril 2016.
- « Le marché mondial de la musique rebondit en 2015 », Caroline Sallé, Le Figaro, 13 avril 2016.
- « Musique : YouTube sommé par Bruxelles de mieux payer les ayants droit », A.C., Les Echos, 18 avril 2016.
- « Les majors de la musique haussent le ton face à YouTube », N.M., Les Echos, 26 avril 2016.
- « Tidal, le défi lancé par Jay Z à Spotify et Apple », Nicolas Richaud, Jean-Philippe Louis, Les Echos, 14 juin 2016.
- « Apple veut racheter le service de musique en ligne Tidal », Lucie Ronfaut, Le Figaro, 2 juillet 2016.
- « Streaming : Apple aurait des vues sur Tidal », Nicolas Richaud, Les Echos, 4 juillet 2016.
- « Spotify se dresse contre Apple et la ponction de l’AppStore », Nicolas Richaud, Les Echos, 5 juillet 2016.
- « En Allemagne, l’envol des ventes de musique », Thibaut Madelin, Les Echos, 20 juillet 2016.
- « Musique : les sites de streaming en concurrence frontale avec les majors », Nicolas Madelaine, Les Echos, 30 août 2016.
- « Streaming musical : Spotify prêt à racheter SoundCloud », Adrine Lelièvre et Nicolas Madelaine, Les Echos, 30 septembre 2016.
- « Les vidéoclips à présent visibles sur YouTube en Allemagne », Thibaut Madelin, Les Echos, 2 novembre 2016.
- « L’industrie musicale est-elle sauvée ? », Caroline Sallé, Benjamin Ferran, Le Figaro, 6 décembre 2016.
- « YouTube a reversé 1 milliard de dollars à la filière musicale », Nicolas Madelaine, Les Echos, 7 décembre 2016.
- « Vivendi profite du rebond d’Universal Music », Enguérand Renault, Le Figaro, 11 novembre 2016.