Les spectateurs sont invités à plonger dans la réalité virtuelle

Jusqu’alors essentiellement cantonnée aux jeux vidéo, la réalité virtuelle donne naissance à une nouvelle forme de narration dont s’emparent désormais la télévision et le cinéma. Ce procédé d’immersion à 360° dans l’image 3D change tout : de la conception à la perception de la mise en scène de la réalité.

2016 est l’an 1 d’une nouvelle ère de l’image. Promue dans un premier temps par les fabricants de matériels tels qu’Oculus VR, HTC, Samsung ou Sony (voir La rem n°36, p.65), la réalité virtuelle (VR) s’apprête à conquérir le monde de la création audiovisuelle et à en changer les usages. Pour preuve, cette année-là, les grands festivals de cinéma ont inscrit dans leur sélection des œuvres d’un genre inédit construites sur l’effet d’immersion : à Cannes en mai, I, Philip de Pierre Zandrowicz, premier court métrage français réalisé en réalité virtuelle, produit par Okio-Studio et Arte ; à la Mostra de Venise en septembre, Jesus VR : The Story of Christ de David Hansen, premier long métrage en réalité virtuelle, produit par les sociétés Autumn Productions et VRWerx.

En février 2016, un VRCinema a ouvert ses portes à Amsterdam. Cette salle de cinéma sans écran, équipée de 50 casques de réalité virtuelle et autant de sièges pivotants, est consacrée exclusivement à la diffusion en réalité virtuelle, avec des séances de 35 minutes, une première mondiale selon la société &Samhoud Media qui ambitionne de dupliquer son concept à Madrid, Berlin, Paris ou Londres. Une salle de spectacle virtuel du même genre a été testée par la société française pickupVRcinema à Paris, dans le 3e arrondissement, de mai à juillet 2016. Premier lieu parisien à proposer de façon permanente la découverte de créations en réalité virtuelle, la Géode a élaboré un « Parcours » dès novembre 2016, offrant une plongée dans des espaces virtuels (voyage en Antarctique, survol de Paris, découvrir les Rocheuses, danser à l’Opéra…), en mêlant œuvres de fiction et jeux vidéo innovants.

En décembre 2016, MK2, groupe de production, de distribution et d’exploitation cinématographique, a ouvert à son tour une salle consacrée de façon permanente à la réalité virtuelle. Baptisé MK2 VR, cet espace aménagé au sein du complexe MK2 Bibliothèque, dans le 13e arrondissement de Paris, propose à sa clientèle de vivre des expériences inédites grâce à la réalité virtuelle. Parmi les douze attractions proposées, Birdly est un simulateur full body immersive créé par la société suisse Somniacs : équipé d’un casque, à plat ventre sur une plate-forme vibrante, avec des « ailes » sous les bras et face à un ventilateur, il procure à l’utilisateur la sensation inouïe de pouvoir se faufiler entre les buildings en survolant Manhattan.

Autre exercice virtuel produit par le français SmartVR studio, The Walk offre une authentique sensation de vertige, grâce à des capteurs sur les pieds donnant l’illusion de marcher sur une poutre à haute altitude. Sont également présentés des jeux vidéo, des documentaires et des fictions. « À l’époque, les gens avaient l’impression que c’était la réalité. Cet effet de sidération, on le retrouve aujourd’hui devant la réalité virtuelleexplique Elisha Karmitz, directeur général de MK2 Holding, en faisant référence aux débuts du cinéma. Les frères Lumière ne montraient pas un film, ils montraient une technologie d’images animées. » Près de 100 000 visiteurs sont attendus au MK2 VR en 2017. Le groupe MK2, qui prévoit d’ouvrir un autre espace « VR » en 2017, ambitionne également de se lancer dans la production de contenus.

Depuis janvier 2017 à Paris, le Forum des images a lancé « Les rendez-vous de la VR », nouvelle programmation consacrée chaque mois à la création cinématographique internationale en réalité virtuelle. Les offres de spectacles immersifs se déploient également dans les villes de province, à Lyon, Clermont-Ferrand, Perpignan, Béziers et ailleurs. La première édition du 360° Film Festival s’est tenue dans le cadre du Screen 4 All Forum à Saint-Denis, en octobre 2016, avec 80 programmes inscrits, dont 48 expériences VR en compétition. Composé de professionnels du cinéma, des médias et des technologies, le jury devait récompenser une production pour chacune des cinq catégories suivantes : fiction, documentaire/reportage, films de commande (publicité, film d’entreprise, clip), live (sport, concert, événement) et art.

En France, le Fonds Nouveaux Médias du CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée) est ouvert à la production d’œuvres en réalité virtuelle. Arte France est la chaîne qui investit le plus dans ces programmes innovants, à visionner en immersion totale depuis l’application Arte 360 VR, notamment S.E.N.S, adaptation du roman graphique de Marc-Antoine Mathieu ; Notes on Blindness, docufiction de Peter Middleton et James Spinney ; Picasso, Matisse, une collection révolutionnaire, visite du palais de Sergueï Chtchoukine à Saint-Pétersbourg par Pierre Zandrowicz ou La tentation de saint Antoine, une exploration du tableau de Jérôme Bosch par Carlos Franklin. « La télévision linéaire, sur un plan, en 2D, ne suffit plus. On sent qu’il y a une demande pour augmenter l’expérience. Nous n’en sommes qu’au tout début de ces modes de consommation, mais c’est sûrement là que se joue la réinvention de la télévision », explique Bruno Patino, directeur éditorial d’Arte France. Aux États-Unis, l’industrie audiovisuelle mise déjà sur la réalité virtuelle, avec Parallax, technique développée par le studio CBS Digital qui permet de scanner au laser des paysages extérieurs afin de recréer des décors virtuels en trois dimensions.

Du côté du cinéma, les projets conçus à partir de la réalité virtuelle se multiplient. Steven Spielberg, Michael Mann, Alejandro Iñarritu, Rithy Panh, Jia Zhangke… : nombre de réalisateurs souhaitent s’initier à cette nouvelle écriture cinématographique qui incite au mélange des genres, apportant au cinéma une forme d’interactivité caractéristique des jeux vidéo. « Les gros plans, le montage, le travelling, tous les instruments classiques de la narration au cinéma ne fonctionnent plus en VR. Il a fallu tout réapprendre », explique Pierre Zandrowicz, réalisateur du court-métrage I, Philip. En l’état de la technique aujourd’hui, la réalité virtuelle impose plutôt le choix du format court, afin d’éviter le « mal immersif » (effets indésirables tels que des nausées), comparable au mal des transports. Un principe de précaution s’applique déjà : la réalité virtuelle est déconseillée aux enfants de moins de 13 ans par les fabricants de casques, suivant en cela les recommandations des ophtalmologues.

Au cours du dernier festival de Sundance, en janvier 2017, dans une nouvelle section consacrée au changement climatique, des films en réalité virtuelle figuraient aux côtés de documentaires et de fictions. Ces œuvres ont permis « d’immerger » les spectateurs dans des univers où ils ne pourraient pas se rendre, leur offrant ainsi une meilleure perception des enjeux environnementaux, comme par exemple Under the Canopy sur la déforestation en Amazonie, ou encore Melting Ice sur la fonte des calottes glacières. Après une série d’expérimentations en réalité virtuelle, des chercheurs des universités de Géorgie, Stanford et du Connecticut en ont déduit un plus grand impact dans la perception des choses que celui permis par des images classiques.

Encore balbutiant, ce progrès technologique, dont les professionnels semblent convaincus qu’il colle parfaitement aux nouveaux usages numériques d’un large public, entraîne également un changement notable des conditions de réception d’un film. La projection du cinéma en salle et la télévision rassemblent des spectateurs pendant deux heures autour d’une même histoire, avec les interactions inhérentes au fait d’être ensemble. La réalité virtuelle, du moins telle que la technique le permet aujourd’hui, quant à elle, invente autre chose : une « expérience technologique », de 15 minutes, vécue individuellement. Comme le rappelait le scénariste et réalisateur Matthieu Van Eeckhout au cours de la manifestation Forum blanc +, consacrée aux nouvelles technologies de l’image en janvier 2017, « lorsqu’un spectateur regarde un contenu en VR, il devient son propre cadreur ».

Sources :

  • « Virtual reality movie theaters are now a thing », Paul Sawers, VB, venturebeat.com, March 5, 2016.
  • « Arte fait de ses rêves une réalité virtuelle », Jérôme Lefilliâtre, Libération, 5 octobre 2016.
  • Screen 4 All Forum 2016, Saint-Denis, screen4all.eu, 12-13 octobre 2016.
  • « Que la force soit avec la réalité virtuelle », Lena Lutaud, Le Figaro, 1er décembre 2016.
  • « La réalité virtuelle promet de révolutionner le monde de la télé », AFP, tv5monde.com, 1er décembre 2016.
  • « MK2 inaugure la VR à Paris », Philippe Loranchet, Cahier des exploitants n° 168, Ecran total, 7 décembre 2016.
  • « La réalité virtuelle fait ses premiers pas dans les salles de cinéma », AFP, tv5monde.com, 8 décembre 2016.
  • « La réalité virtuelle devient réelle », Laurent Carpentier, Le Monde, 8 décembre 2016.
  • « A Sundance des films en réalité virtuelle pour sauver la planète », AFP, tv5monde.org, 24 janvier 2017.
  • « Le Forum blanc + à l’heure de la réalité virtuelle », Lucas Fillon, Ecran total, n° 1125, 25 janvier 2017.
Ingénieur d’études à l’Université Paris 2 - IREC (Institut de recherche et d’études sur la communication)

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