Loi britannique légalisant la surveillance de masse : le « Brexit » des droits fondamentaux ?

L’Investigatory Powers Act, loi britannique du 29 novembre 2016 légalisant diverses pratiques de surveillance électronique des citoyens, est la marque la plus visible du tournant sécuritaire opéré au sein des démocraties occidentales. À ce titre, elle suscite les critiques de nombreuses associations de défense des libertés publiques.

La loi britannique sur les pouvoirs d’enquête est emblématique du temps des lois sécuritaires. Après la « loi renseignement » française (loi n° 2015-912 du 24 juillet 2015, voir La rem n°36, p.11), c’est au tour du Royaume-Uni de se doter de nouveaux outils de surveillance des citoyens, des outils assurément plus intrusifs que ceux créés par le législateur français. Les deux chambres du Parlement britannique, qui avaient déjà en 2014 élaboré l’une des législations de surveillance les plus poussées au monde, ont en effet adopté l’Investigatory Powers Act (littéralement « loi sur les pouvoirs d’enquête »), texte à visée sécuritaire qui, à l’instar d’autres interventions des pouvoirs publics en Europe, a été principalement motivé par la vague d’attentats des années 2015 et 2016. Promulguée le 29 novembre 2016, cette loi fait du Royaume-Uni l’un des pays au monde où la législation sur la surveillance des individus est la plus intrusive. À croire que Georges Orwell s’est inspiré de son propre pays au moment d’imaginer son « Big Brother », dans le roman 1984.

La loi sur les pouvoirs d’enquête étend sensiblement la capacité de surveillance des individus des services de renseignement et de police. Dans le contexte de la marche vers le Brexit, ce texte met en lumière la volonté des pouvoirs publics britanniques d’avancer désormais solitairement, car il ne paraît guère compatible avec diverses exigences du droit européen. Reste que, qualifié par ses nombreux détracteurs de « Snooper’s Charter » (charte des fouineurs), l’Investigatory Powers Act suscite de nombreuses et fortes critiques. Pour Edward Snowden, célèbre lanceur d’alerte qui a révélé les pratiques d’espionnage de masse des États-Unis, la nouvelle loi conduirait à « la surveillance la plus extrême de l’histoire des démocraties occidentales ». Et d’aucuns vont jusqu’à comparer ce texte à celui d’un régime totalitaire. Qu’il faille s’en réjouir ou le déplorer, il est en tout cas vrai que le Royaume-Uni s’est doté d’un arsenal législatif sans précédent afin d’observer, filtrer, trier et enregistrer les communications et données de ses citoyens.

Les objectifs et les moyens de la loi britannique sur les pouvoirs d’enquête

Le but officiel de la loi sur les pouvoirs d’enquête est de simplifier et donc de favoriser les moyens de surveillance des services de renseignement et des forces de l’ordre, lesquels ont pu, dans le passé, recourir à des pratiques de surveillance illégales. L’objectif est aussi de moderniser ces moyens de surveillance, de les adapter aux nouvelles technologies de l’information et de la communication. In fine, cela doit permettre d’aider les autorités dans leur lutte contre la criminalité et, théoriquement, d’empêcher des actes terroristes sur le territoire britannique.

La police du Royaume-Uni profite donc désormais de pouvoirs sensiblement accrus en matière d’investigations électroniques. Il s’agit essentiellement de quatre prérogatives permettant d’opérer une surveillance de masse, celle notamment des internautes : la conservation par les opérateurs de téléphonie et les fournisseurs d’accès à internet des données de connexion et de communication des utilisateurs (notamment leur historique de navigation) et leur mise à disposition des autorités pendant un délai de douze mois ; la capacité de lire et d’écouter les communications de quiconque sans qu’il soit nécessaire de suspecter quelque activité criminelle ; la possibilité de pirater et d’altérer tout appareil de communication électronique sans en prévenir son propriétaire ; enfin, la compétence des agences de renseignement de se procurer de larges volumes d’informations personnelles auprès du secteur privé. Par ailleurs, il devient également possible de traquer des millions de terminaux mobiles sur simple demande du ministre de l’intérieur.

Au-delà des services de renseignement et de police, ce sont 48 entités gouvernementales qui sont autorisées à suivre les activités des internautes – par exemple, le ministère de la santé, celui du travail et des retraites, les services des impôts ou encore l’administration chargée de la qualité de l’alimentation.

L’une des dispositions les plus remarquables de l’Investigatory Powers Act est celle qui permet aux services de police et de défense de mener des actions offensives telles que le piratage d’ordinateurs, de smartphones ou même de réseaux ou de serveurs, cela afin de réaliser des opérations d’espionnage ou de captation de données. En somme, la loi institutionnalise le piratage informatique, créant ainsi des corsaires des temps modernes.

En contrepartie de ces importants moyens d’investigation et d’intervention, la loi octroie quelques protections spécifiques, notamment aux parlementaires, aux journalistes, ainsi qu’aux sources de ces derniers. De plus, elle institue une commission ad hoc composée de juges indépendants dont la mission consiste à contrôler les activités de surveillance et à garantir le respect de la vie privée, une entité qui ressemble beaucoup à la Commission nationale de contrôle des techniques du renseignement créée, en France, par la « loi renseignement ». Notamment, les autorités doivent obtenir des mandats exprès pour pouvoir réaliser les actions de surveillance ou de collecte d’informations qu’elles envisagent. Mais les critères d’approbation de ces actions prévus par la loi sont larges, allant de la prévention des crimes graves à la sécurité nationale, en passant par la protection des intérêts économiques. Cela ne saurait dans tous les cas éviter à l’Investigatory Powers Act de subir les foudres des défenseurs des droits et libertés fondamentaux, mais aussi celles des géants du web.

Une loi critiquée par les défenseurs des droits et libertés fondamentaux

Dès sa présentation, le projet de loi a suscité l’inquiétude d’associations de défense des libertés publiques. Son vote puis sa promulgation n’ont guère empêché la levée de boucliers et, aujourd’hui encore, ces associations militent pour le retrait du texte. En revanche, il n’en va pas de même pour la société civile tout entière concernée. Les citoyens britanniques, en effet, ne paraissent guère inquiétés par cette évolution législative et, d’ailleurs, la loi a été sereinement adoptée par le Parlement, dans un climat d’indifférence quasi générale. D’aucuns expliquent ce passage en douceur de la réforme par l’apathie du public et une opposition préoccupée par d’autres questions, cela dans un contexte d’attentats terroristes évidemment favorable à l’adoption de lois sécuritaires.

Il n’en demeure pas moins que la réforme marque une étape importante en matière de surveillance de masse parmi les démocraties occidentales. Pamela Cowburn, s’exprimant au nom de l’organisation non gouvernementale Open Rights, peut ainsi s’inquiéter du fait que « le Royaume-Uni a légalisé les pratiques des renseignements américains et britanniques exposées il y a trois ans et demi par l’informaticien américain Edward Snowden ». De son côté, Silkie Carlo, de l’organisation de défense des libertés publiques Liberty, signe une tribune acerbe dans le journal The Independant dans laquelle elle dénonce « des pouvoirs de surveillance dignes d’un régime totalitaire », ainsi que « le système le plus intrusif de toute l’histoire des démocraties ». Et d’expliquer que « le gouvernement a étendu les pouvoirs de l’espionnage d’État au-delà de ceux révélés par Snowden – établissant ainsi un précédent mondial ». Quant à Renate Samson, directrice de l’organisation Big Brother Watch, elle déplore que « plus personne parmi nous n’a désormais la garantie de pouvoir communiquer de façon privée et, plus important encore, de façon sécurisée ».

Les mots utilisés pour dénoncer ce qui serait une dérive vers une surveillance généralisée des faits et gestes de chacun sont donc cinglants et sévères. En outre, certains s’offusquent devant la nouvelle loi en arguant que les attentats qu’ont connus la France, la Belgique et l’Allemagne ont montré que les services secrets et la police connaissaient généralement les futurs terroristes mais qu’ils ne disposaient pas de moyens suffisants pour pouvoir les suivre individuellement et analyser toutes les données les concernant. Ainsi, en généralisant la surveillance, la loi sur les pouvoirs d’enquête aboutirait à rendre la lutte contre le terrorisme, et la lutte contre la criminalité en général, plus délicates encore qu’auparavant, dès lors que les données se rapportant aux individus malintentionnés tendraient à se fondre parmi l’ensemble des données relatives aux citoyens.

Une loi symptomatique du Brexit

L’Investigatory Powers Tribunal (cour spécialement créée afin de traiter les litiges relatifs aux enquêtes et aux instructions) puis la Haute Cour de justice du Royaume-Uni ont condamné, en 2015, les services de renseignement britanniques pour avoir, pendant plus d’une décennie, collecté illégalement d’innombrables données personnelles. Les juges ont estimé que la loi alors en vigueur n’encadrait pas suffisamment les collectes de données dont l’unique objectif devait être « de prévenir et de détecter précisément des crimes graves ». Ils ont également regretté que l’accès aux données « ne soit pas dépendant d’un accord préalable d’une cour de justice ou d’une entité administrative indépendante ». Enfin, ils ont souligné que les agissements déférés violaient l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, qui garantit le droit au respect de la vie privée. Or, si la nouvelle loi légalise ces pratiques, elle semble devoir être elle aussi contraire audit article 8. Seulement, dans le contexte du Brexit, cela ne saurait freiner les réformes entreprises par le gouvernement du Royaume-Uni, lequel pourrait être tenté de sortir bientôt du Conseil de l’Europe après être sorti de l’Union européenne.

De plus, à la suite de cette affaire, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), saisie d’une question préjudicielle – la conduisant à rendre aux juges de l’État, qui sollicitait un avis quant à la conformité au droit de l’Union de leur législation nationale –, elle a répondu, le 22 décembre 2016, que la conservation « généralisée et indifférenciée » des données de connexion des citoyens était contraire à la Charte des droits fondamentaux de l’Union et, par conséquent, illégale du point de vue du droit européen. Cela signifie tout simplement que la loi sur les pouvoirs de renseignement du 29 novembre 2016 devrait être substantiellement retoquée. Selon les juges européens, une loi prévoyant la conservation de données de communication ne saurait le faire que pour « une période temporaire et/ou une zone géographique et/ou un cercle de personnes susceptibles d’être mêlées à une infraction grave ». Et d’ajouter que la législation britannique « excède les limites du strict nécessaire et ne saurait être considérée comme étant justifiée dans une société démocratique ». Pour aboutir à de telles conclusions, la CJUE s’est notamment fondée sur l’article 15 de la directive 2002/58/CE du 12 juillet 2002, lequel interdit toute législation permettant à des autorités nationales d’obtenir un accès aux données conservées sans limitation quelconque et en le justifiant simplement par la lutte contre la criminalité.

Mais le droit européen a vocation à n’être bientôt plus le droit du Royaume-Uni, tandis que la CJUE a vocation à n’être bientôt plus le juge du Royaume-Uni. Dès lors, la loi sur les pouvoirs d’enquête pourrait bien ne jamais être amendée et signifier un « Brexit » des droits fondamentaux. Elle constituerait ainsi un pas de plus vers une rupture entre le Royaume-Uni et l’Union européenne. Et, si le Royaume-Uni quitte l’Union, il devra sans doute négocier avec elle des accords afin de permettre des transferts de données personnelles, à l’instar du Privacy Shield qui lie l’Europe et les États-Unis (voir La rem n°38-39, p.17). Avec une telle loi applicable sur le territoire britannique, on peut gager que les négociations seront périlleuses.

Sources :

  • « Le Parlement britannique adopte une « loi Renseignement » très musclée », Guénaël Pépin, nextinpact.com, 18 novembre 2016.
  • « Au Royaume-Uni, la « loi de surveillance la plus extrême jamais adoptée dans une démocratie » », Grégor Brandy, Slate.fr, 18 novembre 2016.
  • « La surveillance de masse britannique à l’épreuve de la justice européenne », Tristan de Bourbon, LaCroix.com, 21 décembre 2016.
  • « L’adoption du « Investigatory Powers Act » », Saber Othmani, Iredic.com, 31 décembre 2016.
  • « Pour Amnesty International, la dérive sécuritaire en Europe est dangereuse », Jean-Baptiste Jacquin, LeMonde.fr, 17 janvier 2017.
Docteur en droit, attaché temporaire d’enseignement et de recherche, Laboratoire interdisciplinaire de droit des médias et des mutations sociales (LID2MS EA n° 4328), Université d’Aix-Marseille

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