Grèce : les quotidiens historiques face à la crise économique sous le regard du « chat de l’Himalaya »

Face à une chute de 60 % de leur lectorat, des quotidiens nationaux, criblés de dettes, ont dû suspendre leur parution, à l’instar des deux titres historiques, To Vima et Ta Nea, qui sont au bord de la faillite. Leur sort reflète la face sombre d’un triangle liant les médias, les banques et le pouvoir politique.

Dans la soirée du mardi 25 avril 2017, le Premier ministre grec Alexis Tsipras, interviewé par le journaliste Nikos Chatzinikolaou sur la chaîne privée ANT1, explique : « En 2016, l’excédent budgétaire atteint 4,2 % du PIB, quand le FMI prévoyait en octobre dernier qu’il serait seulement 0,1 %, c’est-à-dire 42 fois plus bas. […] Les mesures qui arrivent sonnent la fin des mémorandums. » Cette déclaration est reprise le lendemain par de nombreux médias européens comme preuve d’une amélioration économique impressionnante de la Grèce.

Les chiffres peuvent parfois masquer la réalité de la vie quotidienne des citoyens grecs dont une partie non négligeable vit déjà dans la pauvreté : des retraités et des salariés dont les pensions et les revenus ont subi depuis le début de la crise en 2010* une amputation de 60 %, sans parler des licenciés et des chômeurs dont le nombre atteint 23,5 % de la population active en janvier 2017. En relatant ces faits, les chaînes de télévision et les quotidiens ont une tâche délicate face aux défis sociaux lancés depuis le déclenchement de la crise économique.

Le dimanche 29 janvier 2017, les Grecs se précipitent vers les kiosques pour acheter le grand quotidien To Vima dans son unique édition imprimée de la semaine, dont l’éditorial annonce la suspension. Même si les rumeurs laissaient présager une telle éventualité, cela paraissait invraisemblable pour les Grecs, au regard de l’histoire de ce quotidien, dont la première parution remonte à 1922. « Quels sont ceux qui étranglent la presse ? » titre à la Une le quotidien ce jour-là. Dans son éditorial, il expose les raisons qui ont conduit à l’arrêt de son édition ainsi qu’à celle du quotidien Ta Nea, le plus fort tirage national. L’éditorial, écrit par le patron du groupe DOL, (propriétaire des deux titres), et sans discussion préalable avec l’équipe de rédaction, commence ainsi : « To Vima et Ta Nea sont obligés de suspendre dans les jours qui suivent leur édition pour des raisons économiques. Et cela car les banques créditrices ont décidé de disposer – et ont disposé – à leur profit, en raison des prêts qu’elles ont accordés, de la totalité des revenus du groupe, aussi bien en provenance de la vente des journaux, que de la publicité ».

Intitulé Eleftheron Vima et sous-titré Grand journal quotidien politique et économique, le précurseur du quotidien To Vima annonce dès son premier numéro, le dimanche 6 février 1922, dans son éditorial son intention de soutenir « le programme du Parti libéral [fondé par Eleftherios Venizelos] auquel appartiennent ses fondateurs et leurs collaborateurs. En conséquence, il s’inspirerait des principes de la révolution populaire de 1909 [qui a mené au pouvoir Eleftherios Venizelos, lequel a ensuite perdu les élections de novembre 1920] ». Le quotidien To Vima, ainsi que le quotidien Ta Nea, lancé le 28 mai 1933, ont été dirigés par Dimitrios Lambrakis, fondateur du groupe DOL (Lambrakis presse groupe).

Depuis un siècle, le grand concurrent de To Vima est le journal Kathimerini, reflet du courant politique conservateur, fondé en 1919 par le journaliste Georgios Vlachos. En refusant la censure imposée à la presse par la dictature des colonels en 1967, Kathimerini a cessé de paraître, devenant ainsi un symbole politique. Cette décision courageuse a été prise par Eleni Vlachou, fille du fondateur, qui cédera, en 1987, le journal au banquier Giorgos Koskotas. Devenu éditeur, celui-ci se trouve au centre de l’un des plus grands scandales de corruption de politiciens : la fameuse affaire « K », qui éclata en 1989, provoquant la chute du gouvernement socialiste issu du PASOK (Mouvement socialiste panhellénique). Sur décision du Parlement, le Premier ministre Andreas Papandreou, le vice-premier ministre Agamemnon Koutsogiorgas et certains anciens ministres du gouvernement socialiste ont été traduits devant la Haute Cour de justice, laquelle condamnera le ministre des finances mais non l’ex-premier ministre. Lors du procès, les accusés ont soutenu que le scandale avait été orchestré par leurs opposants politiques et par de nombreux médias grecs. Liant les politiques, les médias et les banques, l’affaire « K » fut un événement sans précédent dans la vie politique de la Grèce.

Dirigé par Christos Lambrakis, fils du fondateur, qui a succédé à son père en 1957, To Vima est le premier quotidien grec à paraître simultanément sous forme électronique dès 2009. Á la mort de son directeur en 2009, Stavros Psycharis prend la tête du journal. C’est lui qui annoncera, le 29 janvier 2017, la disparition de toutes les éditions imprimées. Un an après sa prise de fonction, le nouveau patron avait déjà choisi de cesser l’édition imprimée quotidienne, afin de conserver une unique parution dominicale, édition spéciale et indépendante de celle diffusée jusqu’alors : « Hier, jeudi 25 novem­bre 2010, To Vima a été lu par environ 90 000 lecteurs. Parmi eux seulement 8 000 ont lu sa version imprimée. […] To Vima accepte la décision de ses lecteurs, qui préfèrent être informés par voie électronique. […] To Vima arrête son édition imprimée, répondant à la demande évidente de ses lecteurs », telle était l’explication officielle.

Diffusion des principaux quotidiens nationaux grecs, en semaine

(année de naissance)

RANG Avril 2012* Avril 2017*
1 Ta Nea (1931)
32 030
Ta Nea
11 460
2 To Ethnos (1930)
21 530
Dimokratia (2010)
9 170
3 Kathimerini ** (1919)20 340 To Ethnos
8 390

* À la date du 26 avril 2012 et du 26 avril 2017.

** En avril 2017, Kathimerini n’apparaît pas dans ce tableau, car le quotidien indique lui-même, une fois par semaine, le chiffre de diffusion pour son édition du dimanche.

Source : d’après europenet.gr

Les mésaventures du groupe DOL ont commencé au moment du déclenchement de la crise économique en Grèce. Le groupe se trouve alors dans l’impossibilité de rembourser ses énormes dettes auprès de la Banque nationale de Grèce, de la Banque du Pirée, d’Alpha Bank et d’Eurobank. De nombreux éditeurs grecs et autres propriétaires de chaînes de télévision privées sont lourdement endettés en raison des difficultés économiques liées à la crise. C’est notamment le cas de la grande chaîne privée MEGA, qui compte le groupe DOL parmi ses principaux actionnaires. Ayant inauguré le paysage télévisuel privé en Grèce en 1989, cette chaîne, aujourd’hui en faillite, n’est plus en mesure de payer les salaires de ses journalistes, ne diffuse plus d’émissions d’information et n’émet que des rediffusions (voir La rem n° 40, p.33).

Il convient de signaler également le cas du quotidien national à fort tirage Eleftherotypia, fondé en 1975 et contraint d’arrêter son édition dès 2011. Ses journalistes, mis au chômage, ont repris eux-mêmes, un an plus tard, son édition sous un autre titre, Le journal des rédacteurs, obtenant une diffusion satisfaisante. Respectivement, en 2005 et 2007, ont été lancés au niveau national deux nouveaux hebdomadaires, To Proto Thema et RealNews, visant un large public et concurrençant le titre To Vima et l’édition du dimanche de Kathimerini.

Diffusion des principaux hebdomadaires d’information grecs et des éditions dominicales des quotidiens grecs

(année de naissance)

RANG Avril 2012* Avril 2017*
1 To Proto Thema(2005)
165 150
Kathimerini
53 820
2 To Vima (1922) 118 850 To Proto Thema 49 780
3 Kathimerini (1919) 116 460 To Ethnos
38 840
4 To Ethnos (1930) 105 850 RealNews
35 050
5 RealNews (2007) 104 120 To Vima
34 180

* À la date du dim. 22 avril 2012 et du dim. 23 avril 2017.

Source : d’après europenet.gr

N.B. Ces chiffres sont fournis par l’organisme de diffusion Europenet, à l’exception du journal Kathimerini qui indique lui-même ses chiffres de diffusion depuis 2012. En mai 2017, le propriétaire des journaux Realnews et Eidiseis, Nikos Chatzinikolaou réclame la mise en place d’une procédure claire et transparente de dénombrement de la diffusion. Dans l’attente de l’application d’un code barre, ces deux journaux ne participent plus au dénombrement.

Dès le début de la crise économique, une collusion triangulaire s’est déployée entre les médias, les banques et les partis politiques. Il est de notoriété publique que les quatre dernières décennies ont été le théâtre des intérêts croisés entre les grands partis politiques, les armateurs et les propriétaires des grands journaux et des chaînes de télévision privées en Grèce (voir La rem n°40, p.33).

Publié le 28 février 2016, dans les colonnes du quotidien To Vima, sous le titre « Le leader politique, l’éditeur et… le chat de l’Himalaya », un article allégorique rapportait un dialogue, apparemment fictif, lors d’une rencontre entre un jeune dirigeant d’un parti politique et un patron de presse redevable aux banques, en présence d’un seul témoin : le chat de l’Himalaya. Devenue célèbre auprès du public grec, et aiguisant sa curiosité et son imagination, la fable du « chat de l’Himalaya » née sous la plume d’un jeune journaliste, relatait une discussion au sujet du soutien qu’offrirait le groupe de presse au politicien afin de le porter au pouvoir, avec pour contrepartie que celui-ci, une fois élu, effacerait les dettes de l’éditeur. Selon cette histoire, la tractation a eu lieu le 4 juillet 2014, c’est-à-dire peu avant l’arrivée au pouvoir du parti Syriza. Les lecteurs pouvaient facilement mettre un nom sur chacun des personnages, la rumeur journalistique voulant que le jeune leader politique Alexis Tsipras et le puissant mais endetté éditeur Stavros Psycharis, déjà inculpé de fraude fiscale et de blanchiment d’argent, aient effectivement eu des rencontres secrètes durant cette période. Lors d’un entretien avec le journaliste Nikos Chatzinikolaou, le 29 février 2016, diffusé simultanément en ligne sur le site enikos.gr et sur la chaîne privée Star, le Premier ministre Alexis Tsipras, interrogé au sujet de ses rencontres supposées avec l’éditeur Stavros Psycharis, répondit : « Ça se peut, mais même si je devais rencontrer le diable en personne, je ne lui vendrais pas mon âme ». Oscillant entre la fiction et le réel, le « chat de l’Himalaya » est resté gravé dans la mémoire des citoyens grecs.

Le groupe DOL se trouvant dans l’incapacité de rembourser ses créanciers, de nombreux journalistes ont continué à travailler sans être rémunérés pendant sept mois. La direction de DOL a confirmé, le 17 janvier 2017, avoir fait appel au soutien de Vasilis Moulopoulos, ex-rédacteur en chef du quotidien To Vima pendant deux décennies et actuel président du conseil d’administration d’Avgi, quotidien historique de gauche, support médiatique du parti de Syriza. L’opposition parlementaire accuse alors Alexis Tsipras de vouloir enrôler DOL à son profit politique. Le 30 janvier 2017, Vasilis Moulopoulos admet sur les ondes de la radio Le Rouge, laquelle soutient ouvertement le gouvernement, qu’il a effectivement tenté de sortir de l’impasse les journalistes de DOL, en proposant un nouvel investisseur à son directeur, mais que la responsabilité du naufrage se situait au « troisième sommet du triangle », sous-entendu le dirigeant du groupe de presse. L’affaire reste donc entre les mains des banques qui exigent la liquidation du groupe. Le patron du quotidien Avgi révèle également qu’entre-temps le propriétaire actuel de Kathimerini, l’armateur Yannis Alafouzos, a rencontré Stavros Psycharis dans le but de s’approprier le groupe DOL.

C’est ainsi que les quotidiens To Vima et Ta Nea ont finalement suspendu leurs éditions imprimée et électronique entre le 29 janvier 2017 et le 13 février 2017. À cette date, à la suite d’une action en justice menée par les journalistes, le tribunal d’Athènes a ordonné la levée du blocage des ressources du groupe DOL imposé par ses créanciers. Le 9 avril 2017, dans l’édition du dimanche To Vima, Stavros Psycharis annonce sa démission et son départ de la tête du groupe DOL. Dans l’attente d’une solution pérenne, To Vima et Ta Nea, sous forme imprimée et électronique, ainsi que la radio Vima FM, continuent à transmettre les informations au peuple grec.

Le 31 mai 2017, le groupe DOL est mis aux enchères, ses actifs sont scindés en deux, d’une part, les activités de presse et, d’autre part, les propriétés immobilières. Pour les titres de presse, l’offre la plus élevée est celle de l’armateur grec Evangelos Marinakis, lequel a déjà participé aux dernières enchères pour l’attribution des fréquences destinées aux chaînes privées (voir La rem n°40, p.33). À travers sa société Alter Ego, l’armateur grec acquiert donc le groupe DOL pour un montant de 23 millions d’euros. Quant aux biens immobiliers, ils reviennent à la filiale d’Alpha Bank, Astika Akinita, qui a fait l’offre la plus significative.

Professeur en théorie de la communication à l’université d’Athènes, Giorgos Veltsos, dont les articles sur l’actualité politique et sociale dans le journal To Vima sont influents, a accueilli le nouveau propriétaire du groupe DOL, en publiant une seule phrase, celle d’Arthur Rimbaud : « Car je est un autre ».

* Le 23 avril 2010 est la date de l’annonce, en direct à la télévision, par le premier ministre grec Georges Papandreou du recours de la Grèce à l’aide de l’Union européenne et du FMI.

Sources :

    • « Le quotidien To Vima en version électronique », To Vima, 26 novembre 2010.
    • « To Vima fête ses 93 ans d’existence », Stathis Eystathiadis, tovima.gr, 6 février 2015.
    • « Le leader, l’éditeur et… le chat de l’Himalaya », Pavlos Papadopoulos, To Vima, 28 février 2016.
    • « Interview du Premier ministre Alexis Tsipras par Nikos Chatzinikolaou », enikos.gr, 29 février 2016.
    • « Moulopoulos à DOL », huffingtonpost.gr, 17 janvier 2017.
    • « Quels sont ceux qui étranglent la presse ? », To Vima, 29 janvier 2017.
    • « V. Moulopoulos : fin de DOL – Les insultes de Pretenteris sont un honneur pour moi », stokokkino.gr, 30 janvier 2017.
    • « Moulopoulos : le sauvetage de DOL a fait naufrage sous la responsabilité du troisième sommet du triangle », huffingtonpost.gr, 30 janvier 2017.
    • « Grèce : menacé de fermer, le grand quotidien Ta Nea absent des kiosques » AFP, tv5monde.com, 9 février 2017.
    • « Prolongement du soutien à DOL – La Cour a rejeté la demande des banques », Ioanna Mandrou, kathimerini.gr, 3 mars 2017.
    • « ELSTAT : à 23,5 % le chômage en janvier », tanea.gr, 6 avril 2017.
    • « Les médias grecs, victimes collatérales de la crise », Fabien Perrier, telerama.fr, 16 février 2017.
    • « Entretien avec le Premier ministre à Nikos Chatzinikolaou », enikos.gr, 25 avril 2017.
    • « Chatzinikolaou retire ses journaux de dénombrement de diffusion », koutipandoras.gr, 3 mai 2017.
    • « Au groupe de Marinakis passe le DOL », tovima.gr, 31 mai 2017.
  • « Alter Ego », Giorgos Veltsos, tovima.gr, 1er juin 2017.
Doctorant en sciences de l'information et de la communication à l'Université Paris 2

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