Journalistes ou politiques, et réciproquement

Interview d’Alexis Lévrier
Propos recueillis par Françoise Laugée

Bon nombre d’hommes et de femmes politiques, pour certains non réélus en juin 2017, sont désormais chroniqueurs ou éditorialistes : Eduardo Rihan Cypel sur Radio Nova, Julien Dray sur LCI, Aurélie Filippetti sur RTL, Raquel Garrido sur C8, Henri Guaino sur Sud Radio, Axelle Lemaire sur France Culture et Jean-Pierre Raffarin sur France 2. Dans le même temps, Bruno Roger-Petit, chroniqueur politique, et notamment éditorialiste à Challenges, fait le chemin inverse et devient porte-parole de l’Élysée. La rédaction de l’hebdomadaire économique serait « soulagée de son départ » selon le témoignage de l’un de ses confrères recueilli par Libération (30 août 2017), la société des journalistes du titre s’étant alarmée, en mars 2017 par voie de communiqué, de l’équilibre politique « gravement occulté par le nombre d’articles pro-macron ou défavorables à ses adversaires sur le site internet de Challenges ».

Souffrant les uns comme les autres d’un manque patent de crédibilité et de confiance des citoyens, quels bénéfices les responsables politiques d’une part, et les médias d’autre part, peuvent-ils encore espérer tirer de ce mélange des genres ?

La porosité entre presse et pouvoir politique est inévitable : ces deux mondes se côtoient, se frôlent en permanence, et la tentation de passer de l’autre côté du miroir existe donc forcément.

LA POROSITÉ ENTRE PRESSE ET POUVOIR POLITIQUE EST INÉVITABLE

Les motivations qui peuvent expliquer ces allers-retours diffèrent cependant selon les lieux et les époques. Les nombreux dirigeants politiques qui sont devenus chroniqueurs ces derniers temps l’ont fait à mon sens pour une raison simple… Avec le vaste renouvellement de l’Assemblée nationale qui s’est produit cette année, nous venons de vivre l’équivalent d’un gigantesque plan social. Beaucoup de femmes et d’hommes défaits dans les urnes ont donc logiquement cherché à se reconvertir dans un domaine qu’ils connaissent particulièrement bien : celui des médias. De leur côté, radios et chaînes télévisions avaient tout intérêt à embaucher ces responsables, qui sont souvent des orateurs talentueux et des figures connues du grand public.

Dans le cas de Bruno Roger-Petit, et de certains journalistes, qui ont fait le chemin inverse ces dernières années, l’une des explications les plus plausibles est bien entendu la fascination qu’exerce le pouvoir. Il en va sans doute de même pour ce qui est des nombreux couples qui se sont formés entre journalistes et responsables politiques depuis une cinquantaine d’années. Journaliste devenue femme de ministre, Isabelle Juppé s’était interrogée avec beaucoup d’honnêteté sur cette attraction réciproque dans un livre paru en 1994. Elle posait une question très juste, qui pourrait aussi s’appliquer à Bruno Roger-Petit comme à tous les journalistes qui ont choisi un jour de franchir le Rubicon : « N’est-ce pas le rêve secret de tout journaliste politique que de vivre si près du pouvoir ? »1

En débauchant un journaliste, un responsable politique peut de son côté espérer profiter de ses réseaux et de son influence auprès du public comme de ses confrères. Il ne me paraît pas anodin, de ce point de vue, que la nomination de Bruno Roger-Petit soit intervenue après un début de mandat présidentiel marqué par de fortes difficultés relationnelles avec la presse. Emmanuel Macron a très vite constaté l’échec de sa présidence « jupitérienne » : un président ne peut se permettre une telle indifférence, voire une telle agressivité envers le monde journalistique dans son ensemble. À l’inverse de François Hollande, et faute sans doute d’avoir un parcours classique d’élu local, il avait jusque-là des réseaux journalistiques assez limités. En nommant Bruno Roger-Petit à un poste aussi exposé, il a de toute évidence tenté de remédier à cette lacune.

Ce ralliement était programmé de longue date, puisque Bruno Roger-Petit était présent à La Rotonde au soir du premier tour, au milieu des principaux soutiens du futur président. Je suis cependant très sceptique quant à la pertinence de cette nomination : elle ternit d’abord l’image de la presse dans son ensemble en entretenant l’idée d’une collusion entre les mondes politique et médiatique.

N’EST-CE PAS LE RÊVE SECRET DE TOUT JOURNALISTE POLITIQUE
QUE DE VIVRE
SI PRÈS
DU POUVOIR ?
ISABELLE JUPPÉ

 

Rien ne garantit par ailleurs qu’un journaliste devenu porte-parole puisse rapidement maîtriser ce nouveau métier : Bruno Roger-Petit utilisait à merveille la communication numérique, et il sera notamment chargé, dans le cadre de sa fonction de porte-parole, d’animer le compte twitter de l’Élysée. Or, il a attendu un mois avant d’alimenter ce compte, et ses premiers tweets ont été étonnamment ternes et insipides. L’échec de Laurence Haïm, quelques mois auparavant, aurait pu lui montrer que l’on ne passe pas si facilement d’un monde à l’autre. En janvier 2017, Emmanuel Macron avait nommé porte-parole cette journaliste renommée. Mais elle n’a finalement jamais trouvé sa place au sein de l’équipe d’En Marche et elle a quitté ses fonctions en juillet dernier, sans avoir obtenu le poste d’ambassadrice qu’elle convoitait.

Le président de la République, qui a tenu jusqu’ici les médias à distance, privilégiant manifestement les réseaux sociaux aux conférences de presse, déplore, dans une interview accordée à l’hebdomadaire Le Point (31 août 2017), « la consanguinité » entre les industriels de la défense et la presse face aux critiques exprimées à la suite de la coupe budgétaire des Armées. La récente loi du 14 novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias crée-t-elle, selon vous, les conditions suffisantes pour échapper à cette « consanguinité » et par conséquent pour protéger la liberté d’informer ?

Cette loi est évidemment bienvenue. Elle contient plusieurs dispositions qui devraient permettre, en théorie, de mieux protéger à l’avenir le travail des journalistes (voir La rem n°41, p.10). Elle a notamment pour mérite d’étendre à l’ensemble des journalistes le droit d’opposition, et l’on peut espérer qu’ils pourront de la sorte mieux résister aux pressions de leur employeur.

DE TELLES SITUATIONS, OÙ SE MÊLENT INTÉRÊTS PRIVÉS ET PUBLICS, AMBITIONS PERSONNELLES ET DÉFENSE DE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE, NE PEUVENT QU’ENTRETENIR LA SUSPICION

Mais les contraintes qui pèsent sur les journalistes sont telles qu’une telle loi ne suffira pas à garantir l’indépendance de leur travail. L’idéal serait bien sûr que la presse puisse s’autosuffire et qu’elle ne dépende ni des aides de l’État ni de l’apport économique de grands groupes industriels. Certains médias y parviennent, en choisissant de tirer toutes leurs ressources des abonnements de leurs lecteurs. Mais le modèle économique de Mediapart ou d’Arrêt sur images n’est évidemment pas reproductible à l’infini. Même un journal de référence comme Le Monde a du reste fini par perdre son indépendance, puisqu’il a été racheté en 2010 par un trio composé de l’entrepreneur Pierre Bergé, de l’opérateur de téléphonie Xavier Niel et du banquier d’affaires Matthieu Pigasse.

Il est du reste amusant que le président de la République évoque (en visant bien sûr Le Figaro, propriété du groupe Dassault) cette « consanguinité » entre industriels et entreprises de presse. Au moment du rachat du Monde, il a en effet conseillé la Société des rédacteurs du grand journal du soir sur les différentes offres en présence. Celui qui était à l’époque banquier d’affaires a toujours affirmé que son aide était bénévole, et qu’il cherchait seulement à donner du sens à une vie qui en manquait durant ses lucratives années dans la finance. Mais selon Adrien de Tricornot, qui était alors vice-président de la Société des rédacteurs du Monde, Emmanuel Macron aurait en réalité agi en sous-main pour favoriser l’offre du groupe Prisa, concurrente de la proposition du trio Bergé/Niel/Pigasse2. Le rôle véritablement joué dans cette affaire par le futur président n’est toujours pas établi avec certitude à ce jour. Mais de telles situations, où se mêlent intérêts privés et publics, ambitions personnelles et défense de la liberté de la presse, ne peuvent qu’entretenir la suspicion.

Parallèlement, en juillet 2017, le parti présidentiel La République en marche a annoncé son intention de « se constituer comme un média », afin de produire et diffuser lui-même ses messages. Diriez-vous que cette démarche a le mérite d’être claire, revendiquant l’entrée de la communication politique dans l’ère des réseaux sociaux ? Ou le but n’est-il pas de brouiller encore davantage les frontières entre la communication et le journalisme ?

DEPUIS L’AVÈNEMENT DE LA PRESSE ÉCRITE, DE NOMBREUX RESPONSABLES POLITIQUES ONT EN EFFET LANCÉ LEURS PROPRES JOURNAUX

La communication d’Emmanuel Macron se veut résolument moderne : à l’image de Barack Obama avant lui, il a parfaitement compris l’importance des réseaux sociaux pour s’adresser directement à la population. Les nombreux Facebook Live auxquels il a recours lui permettent ainsi de fabriquer de belles images et de célébrer sa propre gloire. En lançant un média autonome, son parti s’inscrit dans une démarche similaire, puisqu’il pourra de la sorte choisir ses propres thématiques et fabriquer ses propres contenus. Les contours de ce projet restent pour l’instant assez vagues, mais l’on constate déjà que les équipes d’Emmanuel Macron utilisent régulièrement non seulement Facebook ou Twitter, mais Periscope, Instagram ou Snapchat. La démarche de la France insoumise est presque exactement symétrique, puisque le parti de Jean-Luc Mélenchon a choisi d’exploiter massivement les réseaux sociaux. Mais les Insoumis sont allés plus vite et plus loin en créant une webtélé alternative, intitulée « Le Média », qui sera lancée le 15 janvier 2018. Pour éviter que l’on ne qualifie cette initiative de « télé Mélenchon », les créateurs du Média ont choisi de l’ouvrir à des personnalités extérieures, qui partagent avec les Insoumis une sensibilité de gauche, féministe et écologiste. La future rédactrice en chef de cette webtélé, Aude Rossigneux, affirme qu’elle sera totalement indépendante de Jean-Luc Mélenchon et de son parti. Il n’y a donc aucune raison de douter de sa sincérité, mais l’on ne saura que dans quelques mois si ce refus de toute soumission aux Insoumis peut résister à l’épreuve des faits.

Quoi qu’il en soit, il faut le dire nettement : de telles initiatives n’ont en elles-mêmes rien de choquant ni de vraiment révolutionnaire. Depuis l’avènement de la presse écrite, de nombreux responsables politiques ont en effet lancé leurs propres journaux pour défendre leurs idées, à l’image de Jaurès avec L’Humanité. Plus près de nous, l’internet a déjà été utilisé par des responsables politiques pour communiquer directement avec la population : dès l’élection présidentielle de 2007, Nicolas Sarkozy a créé une petite chaîne de télévision en ligne, intitulée « NSTV », qui lui permettait de diffuser des vidéos de campagne. Les leaders d’extrême droite eux-mêmes n’ont pas hésité pas à se servir de l’internet. Depuis de nombreuses années, Jean-Marie Le Pen s’adresse à ses sympathisants par le biais d’un « Journal de bord », dont le numéro 485 vient d’être mis en ligne.

LA CRÉATION DE CES NOUVEAUX MÉDIAS S’INTÈGRE DANS UNE STRATÉGIE PLUS GÉNÉRALE DE DÉNIGREMENT DE LA PRESSE TRADITIONNELLE

Le problème, dans bien des cas, est que la création de ces nouveaux médias s’intègre dans une stratégie plus générale de dénigrement de la presse traditionnelle. C’est particulièrement vrai aujourd’hui pour ce qui est des Insoumis et de la République en marche. Le président de la République et son principal opposant partagent en effet un même mépris, voire une même hostilité envers le travail des journalistes. Ils leur reprochent d’être partisans, incapables d’objectivité, et trop éloignés des préoccupations des électeurs. Le recours aux réseaux sociaux ou le lancement de médias alternatifs sont donc pour eux des moyens de contester la parole des journalistes. Certes, le « média citoyen » voulu par les Insoumis n’a pas vocation, d’après ses fondateurs, à attaquer sans cesse les autres chaînes de télévision. Mais parmi les futurs acteurs de cette webtélé figurent plusieurs personnalités (Sophia Chikirou, Aude Lancelin, Thomas Guénolé ou Olivier Berruyer) qui ont participé au mois d’août, lors des amphis d’été de la France insoumise, à une conférence intitulée : « Faut-il dégager les médias ? »

EN CHOISISSANT DE PARTICIPER À CE TRAVAIL DE DÉMOLITION DU JOURNALISME, LES INSOUMIS ET LA RÉPUBLIQUE EN MARCHE PRENNENT LE RISQUE D’AFFAIBLIR DURABLEMENT UN CONTREPOUVOIR NÉCESSAIRE À LA VIE DÉMOCRATIQUE

L’une des principales responsables de ce parti, Raquel Garrido, vient d’ailleurs de nous offrir un exemple assez emblématique de cette stratégie visant à mettre en cause et à contourner la presse traditionnelle. Dans son numéro du 4 octobre, Le Canard enchaîné a révélé qu’elle n’avait pas payé ses cotisations retraite depuis six ans. Elle a choisi de se taire pendant vingt-quatre heures, avant de répondre à l’hebdomadaire satirique dans le cadre d’une story snapchat de Jeremstar, journaliste people spécialisé dans la téléréalité.

Cette méthode est peut-être efficace d’un point de vue politique, compte tenu de la défiance grandissante des citoyens à l’égard de la presse. Mais la dernière élection présidentielle a déjà été marquée par d’incessantes attaques contre les journalistes, venues des grands comme des petits candidats. En choisissant de participer à ce travail de démolition du journalisme, les Insoumis et La République en marche prennent le risque d’affaiblir durablement un contrepouvoir nécessaire à la vie démocratique.

Perte d’indépendance et absence de pluralisme, mâtinées « d’entre-soi », les maux qui expliquent la défiance vis-à-vis des journalistes ne datent pas d’aujourd’hui. Comment s’est construit ce « système médiatique » désormais dénoncé avec tant de virulence par les politiques eux-mêmes ?

Ces maux du journalisme sont bien réels et ils méritent d’être dénoncés. Cela étant, j’ai tendance à me méfier de l’appellation « système médiatique ».

COMME L’ONT MONTRÉ LES AFFAIRES STRAUSS-KAHN, CAHUZAC OU FILLON, IL EST TROP FACILE D’ACCUSER LE MESSAGER LORSQUE C’EST LE MESSAGE LUI-MÊME QUI POSE PROBLÈME

Certes, cette expression est en elle-même assez neutre, mais elle est souvent utilisée dans le discours complotiste pour présenter les médias comme une organisation secrète, cachée, conçue par des marionnettistes qui voudraient manipuler l’opinion publique. Comme vous le rappelez, les responsables politiques de droite et de gauche sont désormais nombreux à l’utiliser, pour mieux se présenter comme les victimes de ce prétendu système3. Eux-mêmes largement discrédités, ils trouvent sans doute dans ces attaques contre la presse le moyen de se refaire une virginité à bon compte. Mais, comme l’ont montré les affaires Strauss-Kahn, Cahuzac ou Fillon, il est trop facile d’accuser le messager lorsque c’est le message lui-même qui pose problème.

Je voudrais aussi rappeler que de telles critiques existent depuis l’avènement du journalisme. Dans ses Caractères, La Bruyère estime par exemple que le Mercure galant – grand périodique mondain de l’époque – se situe « immédiatement au-dessous du rien ».

DEPUIS L’INVENTION DE LA PRESSE JUSQU’À TWITTER, LE LECTEUR S’EST TOUJOURS RÊVÉ EN CONCURRENT DU JOURNALISTE

Au siècle suivant, et contrairement à une idée reçue, les Encyclopédistes ont presque tous manifesté une vive méfiance à l’égard des journalistes. Voltaire les détestait même jusqu’à l’obsession, au point de les placer au plus bas de l’échelle sociale, derrière les criminels et les prostituées. Sa dénonciation du journalisme est en partie fondée, et les vices qu’il met en évidence (vénalité, goût des fausses informations, absence de neutralité) demeurent répandus dans la presse contemporaine. Mais hier comme aujourd’hui, la brutalité de ces jugements traduit aussi une jalousie à l’égard du pouvoir journalistique. Sous l’Ancien Régime, les hommes de lettres reprochaient aux journalistes littéraires d’empiéter sur leurs prérogatives. Dès le XVIIe siècle, les responsables politiques ont cherché à annexer la presse, ou à défaut à la museler. Quant aux lecteurs eux-mêmes, ils ont toujours eu tendance à considérer comme illégitime la compétence autoproclamée des journalistes.

LA RICHE TRADITION DU JOURNALISME D’INVESTIGATION À L’ANGLO-SAXONNE DOIT SON EXISTENCE MÊME À CETTE AUTONOMIE ET À CETTE IRRÉVÉRENCE ENVERS LE POUVOIR POLITIQUE

Des « nouvellistes » qui commentaient les journaux dans des lieux publics sous l’Ancien Régime, jusqu’aux internautes qui dénoncent aujourd’hui le « système médiatique » sur les sites d’information, il existe ainsi à mon sens une vraie continuité : depuis l’invention de la presse jusqu’à Twitter, le lecteur s’est toujours rêvé en concurrent du journaliste.

Pour quelles raisons le journalisme politique « à la française » ne parviendrait-il pas à maintenir la distance nécessaire avec la classe politique, quand la presse américaine semble le faire avec un succès plus assuré depuis toujours ?

Rappelons d’abord que la presse américaine elle-même n’est pas exempte de défauts. Elle s’est du reste beaucoup interrogée, après la victoire de Donald Trump, sur sa trop grande endogamie et sur son incapacité à comprendre les aspirations populaires. Mais il existe bien malgré tout de fortes différences culturelles entre journalistes français et anglo-saxons. Laurence Haïm l’a du reste elle-même constaté, après avoir observé les mœurs de ses confrères américains pendant vingt-cinq ans. Dans le numéro de Society d’octobre-novembre 2016, deux mois avant de rejoindre la campagne d’Emmanuel Macron, elle manifestait ainsi une très nette préférence pour le stay away from power anglo-saxon : « Ici rien n’est mélangé. On n’est pas amis avec les politiques, on ne déjeune pas avec leurs équipes, on ne couche pas avec eux. Quand je suis en France, je suis complètement paumée. Les politiques veulent déjeuner, prendre un verre… »

DÈS LES ANNÉES 1960, UN NOUVEAU TYPE DE RELATION AVEC LE POUVOIR POLITIQUE S’EST IMPOSÉ EN FRANCE…

Pour être très schématique, je crois que l’on peut donner deux explications historiques à ce décalage entre l’éthique journalistique anglo-saxonne et les pratiques de la presse française. Sur le temps long d’abord, l’histoire du journalisme français a été durablement marquée par une sujétion très forte à l’égard de l’État. Cette tutelle caractérise bien sûr toute la période monarchique, mais elle s’est prolongée sous les deux Empires, et elle est encore perceptible au début de la Cinquième République. À l’inverse, depuis la Révolution glorieuse de 1688, la presse anglaise a construit son image et sa réputation sur son indépendance à l’égard de l’État. Cette liberté a bien sûr ses limites et ses dangers, comme en témoignent les excès de la presse tabloïd née au XIXe siècle. Mais la riche tradition du journalisme d’investigation à l’anglo-saxonne doit son existence même à cette autonomie et à cette irrévérence envers le pouvoir politique.

… CE QUE J’AI NOMMÉ UNE « STRATÉGIE
DE L’INTIME »

Un autre phénomène, plus récent, a selon moi joué un rôle tout aussi important : dès les années 1960, un nouveau type de relation avec le pouvoir politique s’est imposé en France. À l’initiative de Jean-Jacques Servan-Schreiber ou de Françoise Giroud d’abord, puis de figures comme Franz-Olivier Giesbert ensuite, des journalistes ont revendiqué une proximité personnelle avec les responsables politiques. Des amours et des amitiés sont nées, et plus généralement ce que j’ai nommé une « stratégie de l’intime » : de tels journalistes n’ont pas pour autant renoncé à leur indépendance, mais ils ont vu dans cette familiarité avec le pouvoir un moyen de glaner des informations qu’ils n’auraient pas obtenues autrement. Cette méthode a cependant montré ses limites et les journalistes français sont désormais de plus en plus nombreux à la rejeter avec vigueur. Malgré les nombreuses menaces qui pèsent sur la presse, je suis donc relativement optimiste : je veux croire que des parcours opportunistes comme celui de Bruno Roger-Petit seront à l’avenir l’exception plutôt que la règle.

Quelle différence y-a-t-il, selon vous, entre un journaliste engagé et un homme politique embauché par un média ?

Il y a beaucoup de similitudes entre les deux : tous deux connaissent le monde politique et celui des médias, et tous deux sont porteurs d’un discours politique, identifié comme tel. La véritable différence se situe à mon sens au sein de la presse elle-même. Il me semble important à cet égard de rappeler qu’il existe depuis l’avènement du journalisme deux traditions : celle du journalisme d’opinion et de commentaire d’une part, et celle du journalisme d’information d’autre part. On attend d’un éditorialiste qu’il donne son point de vue, mais un reporter par exemple devra faire l’effort de mettre ses convictions politiques à distance : « Ma seule ligne, c’est la ligne de chemin de fer » disait notamment Albert Londres.

CETTE FORME DE JOURNALISME [D’INVESTIGATION] A LONGTEMPS ÉTÉ MOINS RESPECTÉE EN FRANCE QUE LE JOURNALISME DE COMMENTAIRE

Bien sûr, l’impartialité parfaite est un mythe, un horizon par définition inaccessible. Mais dans le cas de la presse d’enquête ou d’investigation, le journaliste devra tendre autant que possible vers l’objectivité : il pèsera le pour et le contre, instruira à charge et à décharge, et confrontera ses hypothèses à l’épreuve des faits. Malheureusement, cette forme de journalisme a longtemps été moins respectée en France que le journalisme de commentaire. L’une des raisons de ce mépris réside à mon sens dans la proximité historique entre la littérature et le journalisme : le journalisme d’opinion est celui qui se rapproche le plus du modèle de l’écriture littéraire, et il a donc été le seul à échapper au rejet dont l’activité journalistique a d’emblée été l’objet.

Rien ne s’oppose en revanche, dans un studio de radio ou sur un plateau de télévision, à la cohabitation d’un journaliste engagé et d’un responsable politique. Mais le risque est évidemment, une nouvelle fois, de donner le sentiment d’une confusion généralisée entre ces deux mondes. Pour l’éviter, l’essentiel est à mon sens d’être transparent : tous deux doivent dire à quel titre ils interviennent, dans quel cadre, et avec quelle légitimité. On est en droit en particulier de demander à un responsable politique si cette nouvelle carrière est une parenthèse après une élection perdue, ou s’il s’agit d’une véritable reconversion. Il me semble par exemple que Roselyne Bachelot a fait preuve de beaucoup de clarté en 2012, en annonçant qu’elle abandonnait la politique pour commencer une carrière de chroniqueuse dans les médias. À l’inverse, Raquel Garrido cultive volontairement l’ambiguïté depuis qu’elle intervient dans l’émission Les Terriens du dimanche. Le problème s’est posé avec une particulière acuité le 31 août dernier, lorsqu’elle a réussi à s’introduire dans une conférence de presse d’Édouard Philippe. Cette chroniqueuse femme politique, qui ne dispose même pas d’une carte de presse, s’est donc substituée aux journalistes qui tentaient de poser leurs propres questions au Premier ministre. Je me demande si la présence de Raquel Garrido ce jour-là ne s’explique pas, une nouvelle fois, par la volonté des Insoumis et de la République en marche de disqualifier le travail de la presse.

Sources :

  1. À bicyclette… Et si vous épousiez un ministre ?, Paris, Grasset, 1994, p. 17.
  2. Voir son témoignage publié le 10 février 2017 sur le site StreetPress et intitulé « Comment Macron m’a séduit puis trahi » : https ://www.streetpress.com/sujet/1486723160-macron-le-monde.
  3. Pour ne citer qu’un exemple récent, Jean-Luc Mélenchon a publié le 4 septembre 2017 un billet de blog consacré au nécessaire « combat contre le système médiatique » : http ://melenchon.fr/2017/09/04/dabrutis-a-mediacrates-calme.
Alexis Lévrier est maître de conférences à l’Université de Reims, chercheur associé au Celsa. Il est auteur de l’essai Le Contact et la distance. Le journalisme politique au risque de la connivence (Ed. Celsa/Les Petits matins, 2016).

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