En excluant Netflix de la compétition officielle dès 2018, le Festival de Cannes a mis en lumière le conflit des anciens et des modernes. Si la chronologie des médias est essentielle au financement du cinéma français, il sera difficile pourtant de cantonner les nouveaux grands argentiers du cinéma aux dernières fenêtres de diffusion.
En 2016 déjà, le Festival de Cannes avait été chahuté par la mise en retrait de Canal+, premier financeur privé du cinéma français, dont les obligations sont alignées sur le chiffre d’affaires. Or, ce dernier baisse parce que Canal+ est concurrencé par des chaînes over the top thématiques, par exemple BeIn Sports ou SFR Sports, ou encore par les plates-formes de sVoD pour les abonnés recherchant d’abord des séries, comme Netflix. Autant dire que les nouveaux venus sur le marché des programmes fragilisaient déjà en 2016 l’acteur historique sur lequel repose une grande partie de l’exception culturelle cinématographique française, sans pour autant prendre le relais de Canal+ pour le financement des films. Aussi Canal+ appelait-il, dès 2016, à changer les règles en demandant notamment de pouvoir être le coproducteur des films qu’il finance afin de pouvoir contrôler leur circulation, pour qu’ils n’aillent pas notamment renforcer le catalogue de ses concurrents.
Prémonitoire des tensions entre anciens et nouveaux, le Festival de Cannes 2016 ne laissait pas pourtant augurer du spectacle proposé pour son édition 2017. Le jury a en effet décidé de sélectionner deux films produits par Netflix, Ojka de Bong Joon-ho et The Meyerowitz Stories de Noah Baumbach. Sacrilège : ces deux films d’auteur qui auraient rencontré d’énormes difficultés s’ils avaient dû trouver un financement par les majors, ne seront pas diffusés en salle, Netflix conservant l’exclusivité des programmes qu’il finance afin de renforcer l’intérêt de son offre par rapport aux réseaux concurrents de distribution, les chaînes payantes et en clair, mais également les salles de cinéma. Or, ces dernières, qui représentent dans le monde un marché de 40 milliards de dollars, ne voient pas la chose d’un bon œil.
Acteurs historiques du marché du cinéma, parce que les entrées en salle ont longtemps servi à couvrir les coûts de production des films rentables, les salles servaient de rampe de lancement aux films qui étaient ensuite rentabilisés dans le temps selon les différentes fenêtres de diffusion. Avec Netflix, tout cela est de l’histoire ancienne. Si d’aventure un film Netflix sort en salle, au mieux il s’agira d’un choix promotionnel, doublé d’une sortie simultanée sur la plate-forme de sVoD. C’est ce qu’a fait Netflix en 2015 avec son film Beasts of No Nation. Même dans ce cas, les salles perdent leur monopole en première diffusion. C’est ce que les exploitants ont voulu éviter en France en dénonçant la sélection des films produits par Netflix à l’occasion du 70e Festival de Cannes, rejoignant ainsi les exploitants coréens et américains, également mobilisés.
Ils l’ont fait en prenant en otage le premier festival de cinéma au monde, rappelant ainsi que les acteurs français du film ont été incapables de s’accorder sur une révision de la chronologie des médias qui prendrait en compte les nouveaux équilibres sur le marché du film. Ainsi, quand en 2016 Canal+ demandait à pouvoir devenir coproducteur, c’était pour contrôler la diffusion des films qu’il finançait sur chacun des segments d’exploitation. Quand Netflix refuse de passer ses films en salle en France, c’est parce que la chronologie française des médias lui impose d’attendre ensuite trois ans pour les basculer sur sa plate-forme de sVoD. En évitant le passage en salle, il évite tout simplement la chronologie des médias. Enfin, quand Altice vient sur la Croisette annoncer le lancement de son studio de cinéma, c’est en rappelant qu’il ne financera des longs métrages que s’il est autorisé à les mettre sur sa plate-forme de sVoD dix mois après la sortie en salle, donc dans la fenêtre d’exploitation réservée aux chaînes payantes en première diffusion TV. Si la chronologie des médias n’évolue pas, Altice a prévenu : seules des séries seront financées.
La chronologie des médias est donc au centre des tensions entre exploitants de salles, producteurs, chaînes de télévision et plates-formes en ligne. Elle a été imaginée dans les années 1980, en même temps que la libéralisation de l’audiovisuel, afin d’organiser le financement des films de cinéma en réservant une exclusivité d’exploitation pour chacun des acteurs, exploitants de salles, chaînes payantes et chaînes en clair. Aux chaînes payantes et en clair se sont ajoutées progressivement la location de DVD, la VoD, la sVoD et la diffusion gratuite en ligne. Dans son organisation actuelle, la chronologie des médias trahit l’importance respective des financeurs du cinéma français : les exploitants de salles ouvrent la chronologie ; ils sont suivis quatre mois plus tard par les ventes de DVD et de VoD, le marché du DVD étant très rentable avant que le piratage ne le fasse s’effondrer ; les chaînes payantes qui ont cofinancé les films peuvent ensuite les programmer, dix mois après la sortie en salle ; les chaînes en clair qui ont cofinancé les films peuvent les diffuser vingt-deux mois après la sortie en salle. Pour les plates-formes de sVoD qui cofinancent un film, il faut, quoi qu’il arrive, attendre trente-six mois.
C’est à cet endroit que les équilibres historiques sont menacés. Si les ventes de billets, les ventes de DVD, le financement par Canal+ ont constitué jusqu’à récemment les principales sources de financement du cinéma français, quand les fenêtres tardives dans la chronologie des médias concernaient des acteurs dont le poids relatif dans le financement du cinéma était très faible, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Altice rappelle qu’il a investi 3 milliards de dollars dans le monde en 2016 pour acheter des contenus. Et Netflix investit 6 milliards de dollars dans la production depuis 2016, bien plus par conséquent que les grands studios américains. Il semble en effet difficile de demander aux nouveaux grands financeurs du cinéma d’attendre trois ans pour exploiter les films dans lesquels ils investissent, le temps que d’autres acteurs puissent les exploiter à leur avantage.
Pour couper court à la polémique, le Festival de Cannes s’est contenté de modifier son règlement : dès 2018, ne seront sélectionnés que les films ayant vocation à être diffusés en salle, condition sine qua non pour disposer du label « cinématographique ». Entre-temps, des réalisateurs, heureux de trouver chez Netflix, Amazon, et peut-être demain Altice, les moyens de financer leurs projets, imagineront peut-être le festival de l’e-film si la chronologie des médias ne parvient pas à s’adapter aux nouveaux équilibres. C’est le pari de la plate-forme E-cinéma lancée le 20 octobre 2017 en France, qui diffuse en ligne des films étrangers qui ne sont jamais sortis en salle en France, s’affranchissant ainsi de la chronologie des médias.
Le risque est toutefois de voir émerger un marché à deux vitesses, celui du film de cinéma, avec son circuit de financement historique, et celui du e-film, débarrassé des contraintes de la chronologie des médias. Une telle option fragilisera chaque jour davantage les acteurs historiques de la télévision en proposant des alternatives premium aux programmes exclusifs que la chronologie des médias aménage pour la télévision payante et en clair. Les exploitants de salles auront ainsi été protégés, le temps au moins que le marché du e-cinéma ne supplante définitivement celui du film classique grâce aux investissements qu’il ne manquera pas d’attirer. Sauf si le législateur intervient, il faudra dans ce cas agir au moins au niveau européen : Altice installe en effet ses chaînes au Luxembourg et Netflix est basé à Amsterdam.
Du moins la Commission européenne est-elle sensible au sujet puisqu’elle a donné son accord au projet français d’inclure les hébergeurs de vidéo en ligne dans le périmètre des services devant contribuer au financement de la production, qu’il s’agisse de sVoD ou de vidéo financée par la publicité. C’est surtout pour cette dernière que la mesure est symbolique. Baptisée « taxe YouTube », la taxe de 2 % sur le chiffre d’affaires publicitaire des hébergeurs a été promulguée par décret le 21 septembre 2017. Elle étend logiquement à ce nouveau mode de diffusion les obligations de financement déjà imposées aux autres canaux de distribution (voir La rem n°41, p.18). Le chiffre d’affaires de YouTube ou Dailymotion va donc contribuer à alimenter les comptes du CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée), la mesure étant toutefois symbolique car il s’agit de montants peu élevés.
Sources :
- « Financement du cinéma français : dernier Festival de Cannes avant inventaire », Enguérand Renault et Caroline Sallé, Le Figaro, 11 mai 2016.
- « Dès 2018, Cannes ne pourra plus mettre en avant les films de Netflix », Nicolas Madelaine, Les Echos, 11 mai 2017.
- « Cinéma : SFR défie Canal+ sur la Croisette », Caroline Sallé, Le Figaro, 17 mai 2017.
- « Cannes : le cinéma français choisit le pire moment pour résister au changement », Nicolas Madelaine, Les Echos, 19 mai 2017.
- « Domicilié au Luxembourg, SFR respectera les règles françaises », Nicolas Madelaine, Les Echos, 22 mai 2017.
- « Pascal Rogard : « Je comprends tout à fait les revendications de Netflix » », interview de Pascal Rogard, directeur général de la SACD, par Enguérand Renault, Le Figaro, 12 juin 2017.
- « Terzian : « Notre système d’exception culturelle est le meilleur d’Europe », interview d’Alain Terzian, président de l’Académie des Césars et producteur, par Enguérand Renault, Le Figaro, 12 juin 2017.
- « Cinéma : Netflix ne se pliera pas à la chronologie », Enguérand Renault et Caroline Sallé, Le Figaro, 16 juin 2017.
- « E-cinema veut chambouler la chronologie des médias », Thomas Chenel, Les Echos, 11 septembre 2017.
- « Bruxelles aurait dit oui aux taxes YouTube et Netflix », Nicolas Madelaine, Les Echos, 13 septembre 2017.