L’engouement des auditeurs pour l’écoute à la demande entraîne les radios à s’adapter à cette pratique. Cet usage « disruptif » pourrait l’emporter sur la programmation traditionnelle.
Les auditeurs sont de plus en plus nombreux à apprécier d’écouter ou de réécouter leurs programmes, sans contrainte, ni de lieu ni d’horaire, en utilisant un smartphone, un ordinateur, et bientôt grâce à un assistant vocal. Concurrencés par les pure players du secteur, les diffuseurs traditionnels misent désormais sur cette technique de diffusion par téléchargement, parangon de mobilité, pour capter les publics et rester prescripteur.
Le succès croissant des offres radiophoniques délinéarisées en fera-t-il un genre majeur ? Aux États-Unis, le podcast est déjà entré dans les mœurs. En 2017, cette pratique séduit près de 25 % des Américains chaque mois, selon le cabinet Edison Research, contre 12 % seulement en 2013. Franc succès sur la plate-forme iTunes d’Apple, les podcasts proposés par le réseau radiophonique non commercial américain NPR rencontrent, en moyenne, 3,5 millions d’utilisateurs en 2016, contre 2,5 millions en 2015, indique le Pew Research Center. Le phénomène prend de l’ampleur en Europe, constituant une alternative sérieuse à l’écoute traditionnelle de la radio. Près d’un quart des Britanniques déclare avoir déjà écouté un podcast en 2017. En France, la radio France Culture du groupe public Radio France a battu un record d’audience en mai 2017, avec une augmentation de 40 % du nombre de podcasts téléchargés par rapport à l’année précédente, soit 17,5 millions. Les chiffres de la période estivale confirment la mutation en cours, avec 32,9 millions de téléchargements de podcasts France Culture en juillet et en août 2017, soit + 61 % par rapport à l’été 2016. Leader en France de ce mode d’écoute de la radio, le groupe public avec ses sept stations enregistre, en moyenne, 47 millions de téléchargements par mois en 2016, trois fois plus qu’en 2013.
« Le média radio doit s’adapter aux nouvelles formes de consommation car il est orienté à la baisse dans sa forme traditionnelle », explique Mathieu Gallet, PDG de Radio France, au regard de la baisse de l’audience cumulée du média à 79,9 % durant la campagne électorale 2016-2017, contre 82,1 % en 2011-2012. « Outre le plafond [d’audience] atteint par le média radio, la concurrence s’élargit avec l’arrivée de nouveaux acteurs sur les contenus sonores et se renforce sur les autres stations », poursuit le patron du groupe public. Cette adaptation passe par le lancement, début 2018, d’une application baptisée « Un monde de Radio France », grâce à laquelle l’auditeur composera à sa guise une grille de programmes personnalisée à partir des sept stations du groupe. S’inspirant du service radiophonique américain NPR One, cette offre sur mesure adressera également en continu des suggestions d’écoute aux auditeurs en fonction de leurs goûts.
Comme d’autres médias avant lui, notamment Arte, la chaîne franco-allemande et son offre pionnière Arte Radio lancée dès 2002, le groupe Radio France s’adapte à ce mode d’écoute avec une nouvelle offre de podcasts « natifs », c’est-à-dire des programmes exclusivement réservés à cet usage, sans passer d’abord à l’antenne. France Culture inaugure cette pratique avec « Superfail », l’histoire d’un échec, produit par Guillaume Erner, responsable de la matinale sur la station, proposé chaque vendredi, depuis septembre 2017. Selon le journaliste, le podcast « offre une grande liberté dans le format. On peut faire vivre un sujet sur la durée de son choix. Or, en radio hertzienne, notre plus grande contrainte est le temps. Cela affecte particulièrement la sélection des sujets. […] Avec le podcast, ce sont les auditeurs qui viennent à vous. Cela élimine la question de savoir si un sujet est suffisamment large pour intéresser la population d’une radio de flux. » Radio France a annoncé renforcer son offre de podcasts natifs, début 2018, avec des programmes de fiction produits par France Culture. Anticipant le déploiement des assistants numériques à commande vocale, Radio France a établi aussi un partenariat avec Google, afin de diffuser des flashs de France Info sur Google Home.
En septembre 2017, Radio France se trouve face à un cas de figure inédit, qui illustre parfaitement la mutation en cours. À l’occasion de la recomposition de ses grilles pour la rentrée, la direction du groupe met fin, entre autres, au contrat de Philippe Meyer officiant sur ses antennes depuis trente-cinq ans, producteur et présentateur notamment de L’Esprit public, émission diffusée chaque dimanche sur France Culture depuis 1998. Les réactions de mécontentement des auditeurs fidèles, notamment sur les réseaux sociaux, ne se sont pas fait attendre, renforçant la conviction du journaliste de poursuivre son émission par le biais d’un podcast hebdomadaire baptisé Le Nouvel Esprit Public. Souhaitant maintenir L’Esprit public à l’antenne avec un autre présentateur, Radio France assigne le journaliste en référé pour contrefaçon d’une marque dont le groupe est propriétaire. Dans une ordonnance datée du 25 septembre 2017, le tribunal de grande instance de Paris a débouté Radio France de sa requête visant à interdire l’usage de cette nouvelle appellation par Philippe Meyer.
Considérant que l’introduction de l’adjectif « nouvel » rend toute confusion impossible, les juges ont condamné le groupe public de radio à verser 5 000 euros de dommages et intérêts à ce dernier. Depuis le 10 septembre 2017, l’émission Le Nouvel Esprit Public de Philippe Meyer est enregistrée en public, chaque dimanche à 17 heures, au Théâtre de l’École alsacienne à Paris. Elle est proposée en téléchargement directement sur le site de l’émission, sur la plate-forme de partage SoundCloud et l’application podcasts d’Apple, service que le géant a lancé dès 2012. En moins d’une semaine, une campagne de financement participatif lancée sur le site d’Ulule a dépassé l’objectif des 39 000 euros pour produire les treize premières émissions.
Radio France est apparemment un bon tremplin. Ce sont également deux anciens salariés de la Maison ronde qui sont à l’origine du lancement des plates-formes de podcasts Binge Audio et BoxSons, pure players qui se veulent en phase avec les habitudes de consommation de programmes en mobilité des jeunes adultes. Pionnière des plates-formes de podcasts indépendantes, Binge Audio a été fondée en 2015 par Joël Ronez, ex-directeur des nouveaux médias à Radio France, ex-directeur de la radio Le Mouv’ et ex-responsable du pôle web d’Arte France, et par Gabrielle Boeri-Charles, ex-directrice du Spiil (Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne). En septembre 2017, David Carzon, ex-directeur adjoint de la rédaction de Libération, est nommé directeur de la rédaction.
À la fois éditrice et distributrice de podcasts, la plate-forme Binge Audio s’adresse en priorité aux auditeurs âgés de 18 à 35 ans, lesquels constituent effectivement les trois quarts de son public. S’appuyant sur la collaboration de quarante auteurs, une équipe de cinq permanents édite et diffuse huit podcasts en production propre, en produit quatre autres pour des marques et en distribue encore trois sur sa plate-forme pour des clients extérieurs. Réparties en trois pôles, « Histoires vraies », « Pop Culture » et « Aujourd’hui », consacré à l’actualité, Binge Audio propose ses productions maison telles que NoCiné, critique d’un film grand public ; NoFun, consacrée au rap et au hip-hop ; Superhéros, série de récits extraordinaires d’une femme ordinaire ou No Tube sur l’univers YouTube. Près de 400 émissions, rebaptisées en l’occurrence « épisodes », ont été produites depuis le lancement de la plate-forme. Elles ont recueilli au total deux millions d’écoutes, soit 300 000 par mois en moyenne. Le coût de production des podcasts maison est compris entre 500 et 10 000 euros. En accès libre, la plate-forme Binge Audio assure son développement par la production de contenus pour des tiers, le parrainage de contenus, ainsi que par la contribution des auditeurs qui payent de 3 à 5 euros pour assister aux enregistrements. Le quotidien L’Equipe, par exemple, a confié à Binge Audio la production exécutive de son nouveau podcast consacré au rugby, lancé en septembre 2017, accessible à la fois sur son site web et sur la plate-forme.
C’est également une ex-journaliste de Radio France, Pascale Clark, qui après avoir quitté France Inter en 2016, est à l’origine, avec Candice Marchal, du lancement en avril 2017 d’un autre pure player appelé BoxSons. Grâce à la collecte de 50 000 euros par la voie d’un financement participatif, cette plate-forme de podcasts audio souhaite s’adresser à ceux qui suivent l’actualité en ligne depuis leur terminal mobile. Elle diffuse en continu divers formats : reportages, histoires, rendez-vous et photos commentées. Sans publicité sous quelque forme que ce soit, la plate-forme BoxSons est financée exclusivement par abonnement, visant l’équilibre financier au bout de trois ans avec 6 000 abonnés.
Autre signe révélateur de l’attrait des podcasts pour conquérir les nouveaux publics : en juillet 2017, la SACD et France Culture se sont associées pour créer un Fonds Podcast Native doté de 50 000 euros et ont lancé un appel à projets pour l’écriture de séries radiophoniques « feuilletonnantes ». Par le choix des sujets abordés, la diversité des formats, la variété des auteurs, la liberté de ton et de style, l’univers des podcasts rappelle, par son foisonnement, l’esprit qui anima les radios libres sur la bande FM dans les années 1980. Comme le décrit bien Guillaume Erner, « on se balade dans ce juke-box numérique [via iTunes] comme on se promenait hier sur la bande FM ». Avec un succès d’audience qui ne se mesure pour l’heure qu’au nombre de téléchargements, les podcasts peinent encore à attirer les annonceurs. Une carence bientôt comblée : Apple a annoncé, en juin 2017, l’intégration d’outils d’analyse des comportements des auditeurs dans la future version de son système d’exploitation, tandis que Megaphone, première plate-forme de ciblage publicitaire spécialement conçue pour les podcasts, est annoncée par Nielsen et Panoply Media, réseau de podcasts du groupe éditeur du magazine en ligne américain Slate.
Sources :
- « Le monde du podcast en passe de changer de dimension », Paloma Soria, Les Echos, 21 août 2017.
- « Radio France lance la radio sur mesure », Nicolas Madelaine et Fabienne Schmitt, Les Echos, 30 août 2017.
- « Podcasts : Binge Audio veut des fonds pour accélérer », N.M., Les Echos, 6 septembre 2017.
- « Binge Audio créé un nouveau pôle de contenus en lien avec l’actualité pour renforcer son offre de podcasts », La Correspondance de la Presse, 6 septembre 2017.
- « La campagne de financement participatif initiée par M. Philippe Meyer sur le point d’atteindre l’objectif fixé trois jours après son lancement », La Correspondance de la Presse, 20 septembre 2017.
- « France Culture, à la conquête de nouveaux publics grâce à son offre numérique », La Correspondance de la Presse, 25 septembre 2017.
- « Le TGI de Paris déboute Radio France de sa demande d’interdire à M. Philippe Meyer l’usage de l’expression « le nouvel esprit public » », La Correspondance de la Presse, 26 septembre 2017.
- « Guillaume Erner : « Je n’ai plus de doute sur l’avenir de la radio » », Hélène Riffaudeau, TéléObs, teleobs.nouvelobs.com, 1er octobre 2017.