En décidant de donner la priorité aux publications des proches, Facebook a rappelé combien les médias sont sous sa dépendance. À eux d’aller désormais chercher ailleurs les internautes perdus, sur les messageries, les applications d’information ou encore les autres réseaux sociaux.
En annonçant début 2018 limiter les contenus des médias dans le fil d’actualité de ses utilisateurs afin de privilégier les informations des proches au détriment des marques (voir La rem n°46-47, p.74), Facebook a créé une véritable révolution dans le monde de l’information en ligne. Certes, la baisse de visibilité des contenus des médias semble toute relative, ces derniers passant de 5 % à 4 % du total des messages affichés sur Facebook. Mais il s’agit bien d’une baisse de 20 % des affichages, ce qui est gigantesque quand on rapporte ce pourcentage aux audiences de Facebook. Certains médias, qui avaient opté pour une distribution de leurs contenus exclusivement sur les réseaux sociaux, ont ainsi payé le prix fort de cette modification de la politique de Facebook. Les éditeurs qui avaient joué la carte de la « plateformisation », certains allant même jusqu’à renoncer à leur site web pour essaimer leurs contenus sur les seuls réseaux sociaux, sont ainsi contraints de revoir leurs pratiques. Aux États-Unis, le média NowThis a ainsi dû rouvrir son site web pour y développer une audience perdue sur Facebook. D’autres n’ont pas survécu à la modification de l’algorithme de Facebook, comme le spécialiste des vidéos « lifestyle » Little Things, qui a cessé ses activités en février 2018. Le pure player américain Mashable qui, avec ses déclinaisons mondiales, atteignait 45 millions de visiteurs uniques mensuels en 2016, a vu son audience chuter à 26 millions de visiteurs mensuels en 2018.
Ces expériences douloureuses ont eu le mérite de rappeler les dangers de l’intermédiation quand celle-ci devient quasi monopolistique, la dépendance à Facebook de certains médias étant mortifère. Cette dépendance est d’ailleurs protéiforme. Elle ne relève pas que du seul apport d’audience grâce au réseau social. Avec cet apport d’audience, Facebook donne aussi la priorité au financement publicitaire et à certains formats. Concernant la priorité accordée au financement publicitaire, celle-ci repose sur la nécessité pour Facebook de proposer à ses utilisateurs un accès libre aux contenus, une exigence qui se transforme en injonction pour les médias. Facebook va alors les accompagner sur le marché publicitaire grâce à ses outils de mesure de l’engagement (CrowdTangle), ce critère s’imposant comme la mesure de l’efficacité publicitaire. Or, la logique d’engagement propre aux réseaux sociaux, qui favorise la circulation virale des contenus et leur republication, produit un effet d’engorgement sur le fil d’actualité des utilisateurs qui finit par en écarter les médias les moins accrocheurs ou les marques les moins connues : reste alors pour ces derniers à payer Facebook pour être référencés et pour espérer des recettes publicitaires.
S’émanciper de Facebook, c’est donc s’émanciper aussi des logiques propres au marché publicitaire en ligne, notamment en redonnant la priorité au payant (voir La rem n°45, p.27). L’émancipation peut également être éditoriale, même si la plupart des titres se refusent sur ce point à reconnaître une quelconque forme de dépendance à l’égard du réseau social. Certes, Facebook ne prescrit pas la nature des contenus et milite même pour une plus grande diversité des contenus afin de satisfaire toutes les niches possibles. Le réseau social a ainsi passé en France des accords de partenariat avec des pure players d’information peu connus, aux thématiques ciblées. Mais il impose au moins ses formats à l’information.
Ainsi, Facebook finance certains médias depuis 2010 chaque fois qu’il souhaite voir se banaliser sur son réseau social certains types de contenus. Ces médias prescripteurs, les seuls à être financés, entraînent dans leur sillage les autres médias. Une fois les pratiques uniformisées, le financement des médias prescripteurs cesse. Le Wall Street Journal a ainsi révélé, en juin 2016, un investissement de 50 millions de dollars dans les médias américains afin qu’ils produisent massivement des Facebook Live et autres Instant Articles. En juin 2018, Facebook a annoncé la création d’un espace consacré à l’information sur son service de vidéos Watch, le groupe ayant conclu sept partenariats avec des médias américains (ABC News, CNN, Fox News, Alabama Media Group, ATTN:, Mic, Univision) pour déclencher le cercle vertueux de la prescription. En France, les groupes TF1, Le Figaro, Le Monde, Le Parisien, RTL ou Europe 1 font également partie des bénéficiaires de ces partenariats. Il s’agit notamment de développer la vidéo sur Facebook dans des formats dédiés. La demande n’est pas neutre : les vidéos sont désormais les contenus les plus consultés sur internet et les mieux monétisés sur le marché publicitaire en ligne. Mais c’est exiger des médias partenaires qu’ils produisent des contenus dans des formats qui ne sont pas les leurs, au risque d’en appauvrir la qualité éditoriale. Au moins l’énergie déployée à fabriquer des Facebook Live ne sera-t-elle pas investie dans les formats qui font le cœur de métier historique des rédactions concernées.
Cette injonction à produire de la vidéo ou de l’information socialement « engageante » est imposée aussi par l’évolution des pratiques de consommation de l’information. Reste qu’un marché s’éduque. Si Facebook a su imposer certaines pratiques, d’autres tentent à leur tour de proposer diverses solutions pour la consommation de l’information. Les médias d’information se saisissent de cette opportunité, sommés qu’ils sont de s’émanciper de Facebook depuis que ce dernier n’a plus vocation à être « le parfait journal personnalisé » promu par Mark Zuckerberg en 2014.
À l’évidence, les offres payantes se développent. Au demeurant, Facebook et Google y travaillent, mais sur d’autres types de contenus, Facebook testant par exemple des abonnements à certains « Groupes » sur son réseau social. Les kiosques numériques croient également en leur avenir. Malgré la réduction du périmètre du taux réduit de TVA pour les abonnements aux kiosques de presse des opérateurs (voir La rem n°45, p.8), SFR a annoncé une série d’initiatives attestant de sa volonté de développer cette forme de consultation de l’information. Outre les PDF des titres, SFR Presse propose depuis juillet 2018 des articles extraits des PDF et mieux adaptés à une lecture sur smartphone, qu’il sera possible d’agréger sous forme de flux thématiques. Le kiosque se met donc en situation de pouvoir donner la priorité à la lecture de l’information chaude, s’émancipant ainsi des contraintes temporelles qui sont celles de la distribution classique des titres papier dont le PDF est l’équivalent en ligne. SFR Presse va également proposer des flux thématiques d’information à la demande. Ces flux thématiques sont constitués des seuls articles des journaux partenaires, lesquels sont tous payants. Ces flux auront ainsi la particularité d’être expurgés des informations gratuites en ligne qui sont l’apanage des agrégateurs d’information de type Google News. Cette nouvelle offre conduit SFR à repenser ses relations contractuelles avec les éditeurs dont l’opérateur distribue les titres. Plutôt que de les rémunérer au PDF téléchargé, SFR rémunère désormais les titres sous forme de forfait, une logique adaptée à la vente d’abonnements.
Le payant n’est pas la seule alternative à la circulation sociale de l’information sur Facebook. Pour l’information gratuite, les agrégateurs, les autres réseaux sociaux, les messageries bénéficient d’un renouvellement d’intérêt de la part des éditeurs, forcés d’aller trouver ailleurs que sur Facebook les audiences dont ils ont besoin pour pouvoir espérer des recettes publicitaires suffisantes. Les initiatives des éditeurs rencontrent sur ce point les attentes de leurs lecteurs puisque le Reuters Institute a révélé une baisse de l’usage des réseaux sociaux dans l’accès à l’information dès 2017, avant même les modifications de l’algorithme de Facebook. Entre 2016 et 2017, l’accès à l’information via les réseaux sociaux serait passé de 51 % à 45 % aux États-Unis, la baisse étant surtout marquée chez les moins de 35 ans. Dans les démocraties libérales (l’étude constate le même phénomène dans les pays autoritaires mais les motifs du reflux sont radicalement différents), le repli des réseaux sociaux en général et de Facebook en particulier atteste d’une redistribution des pratiques. Devenu un espace ouvert et généraliste, encombré d’amis, Facebook est de plus en plus un espace de consultation et de moins un moins un espace d’échange sur l’information, ce dont prend d’ailleurs acte Mark Zuckerberg quand il annonce la modification de son algorithme en janvier 2018 : il s’agit bien de redonner la priorité à l’échange sur la consultation. Pour commenter l’information, les internautes vont privilégier des services en ligne où la parole est plus protégée parce que moins exposée, tels les messageries (WhatsApp) ou autres réseaux sociaux, chacun avec ses formats spécifiques (Twitter, mais aussi Instagram ou YouTube).
L’information n’est cependant pas consultée exclusivement dans un contexte social, sur Facebook ou sur des messageries. Même poussée vers les utilisateurs, donc sans passer par un accès direct au site web du média, l’information bénéficie d’une diversité d’applications et de services qui sont autant d’alternatives à Facebook pour en organiser la circulation. Il y a bien sûr les agrégateurs d’information comme Google News, leur existence étant remise en question puisque le droit voisin des éditeurs de presse devient une réalité en Europe (voir supra). Mais il y a aussi toutes les applications pour smartphones qui bénéficient de l’espace laissé vacant par Facebook : Flipboard s’est ainsi relancé, qui agrège des articles de différents titres en fonction du profil de l’utilisateur ; Apple a imposé son application News à son parc d’utilisateurs d’iPhone, le nombre d’articles lus ayant doublé entre l’été 2017 et l’été 2018 ; Google pousse les articles de presse dans Chrome en proposant un flux personnalisé sous la barre de recherche de son moteur ; Microsoft lance à son tour une application d’information.
Dans tous les cas, il s’agit là encore d’intermédiaires puissants. De leur côté, les éditeurs ne parviennent que difficilement à imposer leurs propres applications dans l’univers de référence des utilisateurs de smartphone. L’information se consulte quand elle est poussée vers l’utilisateur, ce qui fait la force de Facebook ; elle est encore peu sollicitée directement par les internautes, qui ne sont pas aussi dépendants à l’information que les éditeurs le souhaiteraient. C’est cette attitude passive des internautes, malgré les incitations multiples à l’engagement, qui explique les déconvenues de certains pure players américains comme BuzzFeed. Ce dernier avait beaucoup misé sur Facebook et se retrouve pénalisé par l’évolution des pratiques des utilisateurs du réseau social : dès 2017, BuzzFeed a ainsi supprimé une centaine de postes aux États-Unis et au Royaume-Uni, avant d’annoncer la fermeture de son édition française en juin 2018.
Sources :
- « Comment Facebook achète la presse française », Nicolas Becquet, mediapart.fr, 15 décembre 2017.
- Digital New Report 2018, Reuters Institute, University of Oxford, reutersinstitute.politics.ox.ac.uk, 2018.
- « Amis ou médias ? », Benjamin Ferran, Le Figaro, 22 janvier 2018.
- « Comment les médias s’adaptent au changement d’algorithme de Facebook », Anaïs Moutot, Les Echos, 13 mars 2018.
- « Facebook va financer des programmes d’information sur sa plate-forme Watch », Basile Dekonink, lesechos.fr, 7 juin 2018.
- « BuzzFeed France s’arrête », Chloé Woitier, Le Figaro, 8 juin 2018.
- « Les kiosques presse ajustent leur modèle », Nicolas Madelaine, Les Echos, 8 juin 2018.
- « SFR Presse veut enrichir la lecture d’articles sur mobile », Alexandre Debouté, Le Figaro, 8 juin 2018.
- « La consommation d’information migre en douceur vers les messageries », Chloé Woitier, Le Figaro, 20 juin 2018.
- « Facebook teste les abonnements payants pour les groupes privés », Basile Dekonink, Les Echos, 22 juin 2018.
- « Un Facebook de perdu, dix de retrouvés », Benjamin Ferran, Le Figaro, 25 juin 2018.
- « Mashable FR devrait bientôt fermer », Axelle Bouschon, Les Echos, 28 août 2018.
- « Facebook lance sa plateforme de vidéos « Watch » en France », Lucie Ronfaut, Le Figaro, 30 août 2018.