À partir de l’exemple du quotidien britannique The Independent, une étude montre que l’un des effets majeurs du passage au tout-numérique est une forte baisse de l’attention du lectorat.
Né en 1986, le quotidien national britannique The Independent a connu, dans les années 1990, une diffusion frôlant les 400 000 exemplaires. Trente ans plus tard et avec moins de 60 000 exemplaires vendus, il était devenu le premier titre de la presse quotidienne au Royaume-Uni à basculer exclusivement sur internet en mars 2016 (voir La rem n°38-39, p.38). Les chercheurs Richard Fletcher et Neil Thurman ont mené une étude de cas afin de comprendre ce qu’il advenait alors des lecteurs du journal imprimé. Ceux-ci passeraient-ils du support papier au support numérique sans rien changer à leurs habitudes de lecture ?
The Independent ne fait pas figure d’exception. D’autres éditeurs, toutefois encore peu nombreux, ont déjà fait le choix d’abandonner l’édition imprimée de leur quotidien afin de tailler de manière drastique et définitive dans les coûts de fabrication et de distribution. Considérant comme irréversible la baisse continue de leurs revenus de vente et de publicité, ces éditeurs misent sur un avenir numérique présumé rentable. Ce pari se révèle d’ores et déjà risqué, si l’on se réfère au cas de La Presse, quotidien québécois ayant opté pour un accès gratuit et exclusif sur internet (depuis 2016 pour son édition en semaine et depuis janvier 2018 pour celle du week-end et de ses suppléments) et qui est devenu, en mai 2018, un organisme sans but lucratif afin de pouvoir compter sur les aides de l’État et sur les dons (voir La rem n°46-47, p.63).
L’étude du passage au tout-numérique de The Independent est intéressante à plus d’un titre. En premier lieu, elle montre que le lectorat britannique mensuel en ligne a augmenté seulement de 7,7 % au cours des douze mois suivant l’arrêt de l’édition imprimée. Les lecteurs qui privilégient le téléphone portable, de façon exclusive, sont majoritaires ; ils représentent 77 % de la fréquentation mensuelle totale. Leur nombre a augmenté de 31 % depuis que le titre n’est plus accessible qu’en ligne et cette augmentation a plus que compensé la perte de lecteurs lisant uniquement l’édition imprimée. Néanmoins, mesurée pendant la même période, la croissance du nombre de lecteurs de The Independent, exclusivement sur téléphone portable, reste largement inférieure à l’augmentation moyenne (143 %) de douze autres quotidiens britanniques ayant tous conservé leur édition imprimée.
L’étude souligne surtout une baisse considérable de l’attention accordée à The Independent par son public britannique, en dépit de l’augmentation de son lectorat mensuel net. Avant l’abandon du papier, le temps de lecture du titre se répartissait à 81 % pour l’édition imprimée et 19 % pour l’édition en ligne. Durant les douze mois qui ont suivi le passage au tout-numérique, le temps consacré à l’édition en ligne par les lecteurs britanniques a augmenté d’à peine 0,5 %. Les auteurs de l’étude estiment ainsi que le temps total consacré à la lecture de The Independent a chuté de 81 %, à périodes comparables, passant de 5,5 milliards de minutes à 1,1 milliard.
Si au cours de la première année de sa diffusion exclusive en ligne, The Independent a compté un peu plus de lecteurs, ceux de l’édition imprimée étaient précédemment plus nombreux et plus attentifs que les lecteurs en ligne. Avant que l’édition imprimée ne disparaisse, 50 % des lecteurs la lisaient « presque tous les jours » et 35 % « assez souvent ». En septembre 2016, les visiteurs en ligne des applications mobiles et des sites web de The Independent les ont fréquentés, en moyenne, deux fois par mois. Quant à leur temps individuel de consultation de l’édition en ligne du titre, il est en moyenne de 4,6 minutes par mois, alors que l’édition imprimée en semaine était lue, en moyenne, 37 minutes par numéro et par lecteur, et plus longuement encore en fin de semaine, 48 minutes le samedi et 50 minutes le dimanche.
En revanche, hors du marché britannique, les chercheurs ont constaté une augmentation du trafic sur le site de The Independent, notamment en provenance des États-Unis, de 50 % durant la première année après l’abandon de l’édition imprimée, puis de 20 % au cours de la seconde. Toutefois, il ne semble guère possible d’établir une relation de cause à effet entre le passage au tout-numérique du quotidien et l’augmentation de la fréquentation de son site hors du Royaume-Uni, comme l’expliquent les auteurs de l’étude, précisément parce que la période étudiée est marquée par une hausse générale de la consommation d’informations sur internet, liée notamment au « Brexit Bump », ainsi qu’au « Trump Bump ». Ils rappellent également que The Independent a effectivement conquis un lectorat aux États-Unis, via internet, audience qui s’est renforcée lors de la campagne présidentielle américaine de 2016, à la suite de ses prises de position anti-Trump.
Selon les auteurs de cette étude, « le cas de The Independent est un exemple extrême de la baisse générale de l’attention portée aux journaux, au moment où, de plus en plus, la consommation de l’information se fait en ligne ». Ils pointent les dangers de l’abandon de l’édition imprimée. Ce choix, perçu par certains éditeurs comme une issue, n’est pas sans risque pour un titre de presse, quant à son influence et sa rentabilité. Il pourrait même constituer plus largement une menace pour la société tout entière. Que subsistera-t-il en effet, avec quelques minutes de lecture par mois, du rôle essentiel des journaux pour la démocratie ? Comment informer un public en ligne puisque son attention semble se perdre dans les méandres de l’internet ? Pour reprendre le titre de l’étude, « les journaux se dirigent-ils vers l’obscurité post-imprimée ? »
Source :
- « Are Newspapers Heading Toward Post-Print Obscurity ? A case study of The Independent’s transition to online-only », Neil Thurman and Richard Fletcher, Digital Journalism, Taylor & Francis Online, tandfonline.com, September 24, 2018.