Dans un arrêt de juillet 2018 confirmant la légitimité de la redevance payable par tous les foyers, qu’ils soient équipés ou non d’un téléviseur, la Cour constitutionnelle fédérale de Karlsruhe a rappelé l’importance majeure de l’audiovisuel public.
S’y retrouver dans le droit allemand de l’audiovisuel n’est pas chose aisée. Cela tient essentiellement au fait que le pouvoir de légiférer revient non pas à l’État fédéral mais aux États fédérés (les Länder), ce qui donne lieu à une large variété de codifications. Tant que les Länder régissent le droit de l’audiovisuel pour leur propre territoire, cela ne pose pas d’autre problème que celui de la diversité des situations. Les chaînes diffusées à l’échelle nationale1 les obligent en revanche à se mettre d’accord sur des règles juridiques communes, établies par des traités d’État. Or, ces textes doivent être adoptés par les 16 parlements des Länder, ce qui rend la procédure longue et compliquée. Les positions et les intérêts divergents des Länder se traduisent bien souvent par des compromis a minima. Les parlements des Länder sont par ailleurs confrontés au dilemme suivant : ils peuvent soit approuver entièrement le texte négocié par les gouvernements des Länder, soit engager une nouvelle procédure de concertation en cas de désaccord, même s’il s’agit d’une modification minime.
Le traité d’État sur l’audiovisuel public et privé ne comprend pas de grande vision d’ensemble, il a été en quelque sorte établi au coup par coup. À partir de la règle constitutionnelle de base, qui assure la liberté des médias et interdit la censure, et à travers 15 jugements successifs, la Cour constitutionnelle fédérale de Karlsruhe a posé les bases du droit allemand de l’audiovisuel et continue de le faire aujourd’hui. Le premier jugement a eu, à lui seul, un impact considérable. En 1961, il a fixé les grands principes relatifs au régime audiovisuel allemand, notamment sur le plan de ses programmes, de son organisation et de son financement. La Cour a en effet interdit au gouvernement fédéral et au Bundestag de créer une télévision nationale, l’échelon fédéral n’étant pas compétent en matière de droit de l’audiovisuel et les télévisions comme les radios ne pouvant être gérées ni par l’État ni par une société contrôlée par l’État.
En soulignant l’importance particulière de l’audiovisuel public dans le paysage médiatique et les missions qui en découlent, cette décision constitue une sorte de « Grande Charte » du droit de l’audiovisuel allemand. La Cour constitutionnelle fédérale est restée fidèle à cette ligne, en veillant notamment à éviter la concentration des médias et à assurer l’indépendance vis-à-vis de l’État. En 2014, la Cour a contesté le traité d’État portant création de la deuxième chaîne publique de télévision allemande (ZDF), en raison d’un trop grand nombre de membres issus des pouvoirs publics ou proches de l’État au sein de son conseil de surveillance. Selon la Cour, ce nombre ne doit pas excéder un tiers des membres. Quant aux autres membres, ils doivent être nettement éloignés de la sphère étatique.
En juillet 2018, dans le cadre de son 15e arrêt sur l’audiovisuel, la Cour constitutionnelle fédérale a étudié la légitimité de la nouvelle redevance qui résulte de la réforme du financement de l’audiovisuel public de 2013. En raison de la multiplication des nouveaux supports (internet, smartphones, tablettes) et des difficultés liées au recouvrement de la redevance, l’Allemagne est en effet passée d’un système tenant compte du nombre et du type d’appareils détenus par les foyers à un tarif forfaitaire. Chaque foyer doit verser la contribution audiovisuelle (actuellement de 210 euros par an), même s’il ne détient aucun récepteur. Les entreprises sont également tenues de payer cette contribution, qui s’applique à chaque site de production et à chaque véhicule de société. Pour les hôtels, chaque chambre est concernée. Le montant est néanmoins dégressif en fonction du nombre d’employés et de chambres. Par exemple, une entreprise de 20 à 49 salariés devra payer deux fois le tarif forfaitaire. Au total, l’audiovisuel public perçoit ainsi près de 8 milliards d’euros par an par le biais de la redevance2. S’y ajoute une faible part issue de recettes publicitaires.
À la suite d’un recours introduit par des particuliers et par une entreprise de location de voitures, la Cour constitutionnelle fédérale a commencé par vérifier si la contribution audiovisuelle pouvait être considérée comme un impôt. Elle a alors estimé que ce n’était pas le cas. Selon la Cour, un impôt est perçu sans contrepartie individuelle et sans finalité particulière pour couvrir les besoins financiers généraux d’une collectivité publique. La contribution audiovisuelle a en revanche pour contrepartie (calculable de manière individuelle et concrète) les prestations prévues par l’audiovisuel public. La simple possibilité de recevoir ce service suffit. Dès lors, la question n’est pas de savoir si la personne utilise ce service, ou bien qu’elle ne peut pas du tout l’utiliser car elle ne dispose pas d’un récepteur. Avec presque 90 chaînes, l’audiovisuel public allemand assure une offre médiatique de base qui justifie une charge financière supplémentaire pour les individus, même s’ils financent déjà les missions générales de l’État en tant que contribuables.
La Cour n’a pas estimé que le rattachement de la redevance au logement était anticonstitutionnel. Dans la sphère privée, les législateurs doivent pouvoir se fier au fait statistiquement avéré que le visionnage de la télévision et l’écoute de la radio ont généralement lieu au sein du foyer. Dans le cadre d’un usage professionnel, l’offre audiovisuelle présente l’avantage de fournir à la direction des informations utiles à l’entreprise, voire un moyen d’informer ou de divertir les salariés et clients. Pour des raisons d’égalité de traitement entre contributeurs, la Cour a néanmoins déclaré anticonstitutionnelle la contribution audiovisuelle pour les résidences secondaires.
Comme souvent auparavant, la Cour a profité de cette occasion pour rappeler l’importance de l’audiovisuel public. Celle-ci n’a pas diminué du fait du développement des technologies de la communication ou de l’essor de la diffusion de l’information via internet. La redevance permet aux radios et aux télévisions publiques d’agir comme un contre-pouvoir face aux radiodiffuseurs privés, en proposant des programmes qui ne sont pas soumis à des considérations économiques. En raison de la concurrence journalistique et économique, les chaînes privées ne reflètent pas automatiquement la diversité des informations, des expériences, des systèmes de valeurs et des modes de comportement qui existent au sein de la société. La dépendance à la publicité et la forte pression concurrentielle font que l’audiovisuel privé à lui seul n’est pas en mesure de proposer une grande diversité de contenus allant au-delà des formats standards d’émissions destinées à un très large public. C’est la raison pour laquelle l’audiovisuel financé par des fonds publics se doit de contribuer à la pluralité de l’offre via ses propres initiatives et perspectives, indépendamment des taux d’audience et des contrats publicitaires.
Bien que ce dernier jugement de la Cour constitutionnelle fédérale ait confirmé que le système actuel de recouvrement de la redevance était conforme à la Constitution, les gouvernements de certains Länder songent déjà à une nouvelle réforme. Il s’agirait à l’avenir d’indexer chaque année la contribution audiovisuelle sur le taux d’inflation et de laisser la liberté aux radiodiffuseurs publics de choisir pour quelles émissions ils souhaitent utiliser les recettes. Une autre idée consiste à supprimer le divertissement parmi les missions de l’audiovisuel public. Ces propositions sont révolutionnaires dans l’histoire de l’audiovisuel allemand. Par conséquent, elles suscitent d’âpres discussions. Bien que quelques Länder y soient favorables, leur chance d’aboutir est néanmoins plutôt mince, la modification d’un traité d’État requérant l’unanimité.
Traduction de l’allemand par Solène Hazouard
Sources :
- Les chaînes nationales publiques des Länder sont La Une d’ARD, la Deux de la ZDF et Deutschlandradio.
- Le montant de la contribution audiovisuelle est déterminé tous les quatre ans, au terme d’une procédure en plusieurs étapes.
Étape 1 : les radiodiffuseurs expriment leurs besoins auprès d’une commission d’experts indépendants, spécialement créée à cet effet (Kommission zur Ermittlung des Finanzbedarfs der Rundfunkanstalten).
Étape 2 : cette commission examine les besoins et propose alors d’augmenter ou de réduire la contribution audiovisuelle, et si oui de combien, tout en précisant la manière dont elle doit se répartir entre les différents établissements.
Étape 3 : la proposition est présentée aux gouvernements et aux parlements des Länder pour décision. Ils peuvent y déroger pour des raisons importantes. La contribution audiovisuelle n’est pas affectée au budget général des Länder. Elle revient directement aux radiodiffuseurs. Les fonds issus de la contribution audiovisuelle sont publics, et non pas étatiques.