Presse US : un à un, les grands titres sont rachetés par des milliardaires

Jeff Bezos, Laurene Jobs, Marc Benioff… autant de milliardaires qui misent sur le journa­lisme de qualité et reconfigurent la presse américaine.

Tout a commencé en 2013 avec le rachat fracassant du Washington Post par Jeff Bezos (voir La rem n°28, p.41). Le patron d’Amazon s’offrait sur fonds personnels l’un des deux plus grands quotidiens américains avec le New York Times. Le Washington Post, alors en perte de vitesse, faute d’être parvenu à prendre le virage du numérique, sera cédé 250 millions de dollars seulement. Jeff Bezos y investira aussitôt 50 millions de dollars supplémentaires, engageant un plan de transformation numérique et recrutant des journalistes pour augmenter la qualité éditoriale, notamment pour y mener des investigations dignes de ce nom. Entre 2015 et 2018, le Washington Post aura triplé son nombre d’abonnés numériques, ces derniers constituant désormais le cœur du lectorat. Fin 2018, le Washington Post comptait 1 million d’abonnés au numérique pour 360 000 lecteurs « papiers ». Si, à l’époque, s’était posée la question des intentions de Jeff Bezos quand il a racheté un titre de presse influent, personne aujourd’hui ne nie que son action a été décisive pour relancer le grand quotidien américain et rappeler – avec le New York Times – que la qualité éditoriale est l’un des moyens de sauver la presse.

L’exemple a depuis été suivi. Avec sa fondation Emerson Collective fondée en 2004, Laurene Jobs, la veuve de Steve Jobs, a racheté en 2017 The Atlantic, un magazine de référence aux États-Unis, dans lequel elle a investi pour recruter de nouveaux journalistes et garantir la qualité éditoriale. En 2018, elle a racheté avec les mêmes intentions le California Sunday Magazine et Pop-Up, un magazine en ligne.

La même année, en février 2018, Patrick Soon-Shiong, milliardaire des biotechnologies, s’emparait du Los Angeles Times (voir La rem n°46-47, p.36). Propriétaire du titre depuis juin 2018, il veut en faire un concurrent direct du New York Times et du Washington Post, ce qui suppose de produire un journalisme de qualité en Californie. Le Los Angeles Times a lancé une campagne de recrutement de journalistes enquêteurs. Avec 400 salariés, il est encore loin des 800 salariés du Washington Post et des 1 300 salariés du New York Times. Enfin, le Los Angeles Times s’engage, comme le Washington Post, dans une véritable mue numérique. Il ne compte en effet que 100 000 abonnés au numérique pour 430 000 lecteurs « papier ». Ce titre est à cet égard exemplaire de la dégradation de la presse américaine. À la fin des années 1990, le Los Angeles Times comptait 2 000 salariés, presque autant qu’en totalisent aujourd’hui le New York Times et le Washington Post réunis.

Et la presse locale américaine se meurt

Il existe aujourd’hui des « déserts d’information » aux États-Unis : 169 comtés américains, sur 3 143 au total, ne disposent d’aucun quotidien ou hebdomadaire local, imprimé ou en ligne. Ces « no local information zones » concernent environ 1 % de la population américaine, soit plus de 3 millions de personnes, selon une étude publiée en octobre 2018 par l’école de journalisme de l’université de Caroline du Nord. En outre, 1 449 comtés ont un seul titre de presse imprimée, souvent un hebdomadaire. Depuis 2004, 20 % des journaux américains ont disparu, soit 189 quotidiens et 1590 hebdomadaires. En 2018, la presse américaine comptait 7 112 journaux.

Lancé en janvier 2018, Today In, le fil d’actualité locale de Facebook, est désormais accessible dans plus de 400 villes américaines. Par ailleurs, le réseau social a annoncé, en janvier 2019, un investissement de 300 millions de dollars destiné, pour l’essentiel, à soutenir la presse locale, et plus particulièrement la presse locale. 
                                                                                    FL

Sources :

  • « USA: de plus en plus de régions privées d’information locale », LeFigaro.fr avec AFP, 15 octobre 2018.
  • « Facebook annonce investir 300 millions de dollars dans le journalisme », La Correspondance de la Presse, 16 janvier 2019.

 

La série des rachats de journaux par des milliardaires, militants d’un journalisme de qualité ne devait d’ailleurs pas s’arrêter. En effet, Meredith, qui a racheté en 2016 le groupe Time Inc. (voir La rem n°45, p.24), avait annoncé très vite son intention de revendre les titres généralistes pour ne conserver que l’offre de magazines à centres d’intérêt du géant américain de la presse. TimeFortuneSports Illustrated et Money ont ainsi été mis en vente (voir La rem n°46-47, p.36). Deux milliardaires rachètent respectivement le Time et Fortune.

Le 16 septembre 2018, le groupe Meredith annonçait la vente du prestigieux magazine Time pour 190 millions de dollars. Les nouveaux propriétaires sont Marc Benioff, le fondateur de Salesforce, et son épouse. Ils investissent dans « une entreprise qui a un impact majeur sur le monde » et donc misent là encore sur le journalisme de qualité. Pour Fortune les choses sont différentes. Le titre a été revendu en novembre 2018 à Chatchaval Jiaravanon, un milliardaire thaïlandais, pour 150 millions de dollars. Si ce dernier compte développer le numérique et investir dans le journalisme de qualité, comme le précise le communiqué de presse publié à l’issue du rachat, il compte également exploiter « la première marque média dans le monde des affaires »Fortune ayant vocation à essaimer en Asie du Sud-Est et en Chine, le magazine étant par ailleurs l’organisateur de conférences chèrement facturées. Money et Sports Illustrated n’avaient pas encore trouvé de repreneurs fin 2018.

Enfin, une autre opération structurante concerne l’information locale aux États-Unis. Alors que les groupes Sinclair et Tribune Media avaient trouvé un accord pour que le premier rachète au second ses 42 chaînes de télévision locale (voir La rem n°44, p.58), l’opération a finalement été abandonnée en octobre 2018. Les réserves de la Federal Communications Commission (FCC), qui préconisait la cession de plusieurs antennes locales par Sinclair en cas de rachat, auront finalement conduit Sinclair à renoncer à Tribune Media. Mais Tribune Media, depuis, a trouvé un nouveau repreneur, Nextar Media Group, présent également dans la télévision locale avec 170 stations à son actif. Annoncée le 2 décembre 2018, l’opération à 4,1 milliards de dollars fait de Nextar Media Group un géant de la télévision locale, avec quelque 200 stations, ce qui devrait conduire la FCC à émettre de nouveau des réserves.

Sources :

  • « Le Los Angeles Times veut retrouver sa puissance d’antan », Chloé Woitier, Le Figaro, 22 août 2018.
  • « Ces milliardaires américains qui veulent réinventer la presse », Elsa Conesa, Les Echos, 18 septembre 2018.
  • « Marc Benioff, PDG de Salesforce, s’empare de Time Magazine », Chloé Woitier, Le Figaro, 18 septembre 2018.
  • « Un magnat thaïlandais s’offre Fortune », Nicolas Rauline, Les Echos, 12 novembre  2018. 
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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