Surexposition aux écrans, une autre facette du fossé numérique

En réponse aux avertissements répétés des spécialistes concernant les effets néfastes des écrans sur les jeunes enfants, les pouvoirs publics misent sur des actions de communication pour sensibiliser les parents. L’usage des écrans est pourtant une question de santé publique, voire un enjeu de société.

L’Epeé pour « Exposition précoce et excessive aux écrans »

Signataires d’une tribune dans Le Monde, des médecins et des professionnels de la petite enfance ont alerté l’opinion publique, une première fois en mai 2017, dénonçant l’augmentation significative des enfants souffrant notamment de troubles de l’attention ou de troubles du langage, et comparant même ces symptômes à ceux qui caractérisent l’autisme – ce parallèle cependant a heurté nombre de leurs collègues (voir La rem n°45, p.83). En janvier 2019, rassemblés sous le nom de CoSE – Collectif surexposition écran –, ils ont réitéré leur mise en garde dans le même quotidien. Réclamant l’application d’un principe de précaution, le Collectif interpelle l’opinion : « Pourquoi ne veut-on pas entendre les messages d’alerte concernant la surexposition des enfants aux écrans ? Des conférences de membres du collectif sont annulées, leur participation à des émissions écartée. Que craint-on ? Qui défend-on ? L’enfant ou l’industrie du numérique ? »

De nombreuses études ont déjà été réalisées, en Europe, aux États-Unis et au Canada. Elles révèlent toutes une même tendance, certes avec des nuances, décrivant l’existence d’une corrélation entre la surcon­sommation d’écrans et un retard dans le développement cognitif des enfants de moins de trois ans. Le principal reproche qui leur est adressé réside dans l’absence de preuve d’un rapport de causalité, éternel ressort utilisé pour critiquer les études sur le temps d’écran selon le CoSE. Néanmoins, les professionnels de la petite enfance – médecins, pédiatres, pédopsychiatres, psychologues, infirmiers, puéricultrices et également enseignants en maternelle, personnel de crèche ou de halte-garderie – s’accordent à constater, depuis une décennie, l’émergence croissante de comportements inhabituels chez les jeunes enfants, notamment un retard de communication et de langage, une difficulté de contact avec les autres enfants, une conduite agressive et une instabilité d’attention. Président de la Société française de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent et disciplines associées (Sfpeada), professeur émérite de pédopsychiatrie, Daniel Marcelli a apporté son soutien au CoSE. À partir d’éléments cliniques rapportés par les professionnels de l’enfance, il décrit un trouble nouveau, un syndrome neuro-développemental appelé Epeé pour « exposition précoce et excessive aux écrans », qui serait lié à la présence de l’écran venant perturber l’environnement de l’enfant, en interférant dans les besoins essentiels à son développement. Selon le pédopsychiatre, des recherches doivent être menées pour disposer enfin de données précises, notamment sur le temps d’exposition des jeunes enfants devant les écrans.

Pour l’heure, la seule réponse à la question de la surexposition aux écrans qui ne souffre d’aucune contradiction est la nécessité de l’interaction des parents avec leur enfant dans l’usage des appareils numériques. « Si l’on doit retenir quelque chose, nos recherches montrent plutôt que le contexte familial, comment les parents établissent des règles à propos du temps d’écran, et s’ils sont activement engagés dans l’exploration du monde numérique avec leur enfant, sont plus importants que le temps d’écran brut », souligne Andrew Prysbylski de l’Oxford Internet Institute. Le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, quant à lui, invite à bannir l’écran avant l’âge de trois ans car « un enfant ou un bébé a besoin de sentir l’autre. Il a besoin d’apprendre à décoder les gestes, les mimiques, pour se synchroniser avec l’autre. S’il y a trop d’écrans, il n’apprend pas les interactions. Il a un trouble de l’empathie donc il est soumis à ses pulsions ».

Pour le CoSE, les pouvoirs publics devraient financer la recherche indépendante afin de disposer de résultats fiables sur lesquels devrait s’appuyer une « stratégie nationale de prévention des risques ». Dans son rapport consacré aux droits des enfants de la naissance à 6 ans, publié en novembre 2018, le Défenseur des droits s’est également emparé du sujet et recommande au gouvernement de « diligenter des recherches pour mieux appréhender les risques de l’usage des appareils numériques par le tout jeune public ».

Sensibiliser les parents

En 2018, la question de la surexposition à tous les écrans, et seulement à la télévision, a fait l’objet de diverses actions de communication. Depuis mars 2018, le nouveau modèle du carnet de santé comporte les recommandations suivantes : « Avant trois ans, éviter l’exposition aux écrans : télévision, ordinateur, tablette, smartphone » et « L’enfant et les écrans : quel que soit son âge, évitez de mettre un téléviseur dans la chambre où il dort ; ne lui donnez pas de tablette ou de smartphone pour le calmer, ni pendant ses repas ni pendant son sommeil ; n’utilisez pas de casque audio ou d’écouteurs pour le calmer ou l’endormir. »

En octobre 2018, pour la dixième année consécutive, le Conseil supérieur de l’audiovisuel a lancé sa campagne « Pas d’écran avant trois ans », informant les parents que « la télévision n’est pas adaptée aux enfants de moins de 3 ans car elle peut freiner leur développement, même lorsqu’il s’agit de chaînes qui s’adressent spécifiquement à eux. Avant 3 ans, l’enfant se construit en agissant sur le monde : la télévision risque de l’enfermer dans un statut passif de spectateur à un moment où il doit apprendre à devenir acteur du monde qui l’entoure. » L’autorité de régulation a alerté de nouveau les responsables des chaînes sur le manque de programmes destinés aux adolescents et, en particulier, l’absence de program­mes d’information pour les enfants, alors que les 4-14 ans passent 1 heure 40 par jour à regarder la télévision. À l’occasion de ce dixième anniversaire, la ministre de la santé Agnès Buzyn a rappelé que l’utilisation généralisée, quotidienne et prolongée des écrans par de jeunes enfants peut entraver le développement de leur cerveau, leur apprentissage du langage et leur capacité de concentration ou encore entraîner des risques pour leur santé physique (troubles du sommeil, troubles de la vision, risques d’obésité).

Et pourtant, par la voix de Christelle Dubos, secrétaire d’État auprès de la ministre de la santé, le gouvernement a rejeté une proposition de loi votée par le Sénat à la quasi-unanimité, en novembre 2018, afin de lutter contre une exposition aux écrans des enfants de moins de trois ans, prévoyant l’obligation d’inscrire un message d’avertissement d’ordre sanitaire – comme pour le tabac ou les boissons sucrées – sur l’emballage des appareils numériques, ainsi que pour toute publicité vantant ces produits ; cette initiative sénatoriale proposait également d’organiser une campagne annuelle de sensibilisation.

LES ENFANTS DE 2 ANS…

… et l’usage des écrans

28 % des enfants de 2 ans jouent avec un ordinateur ou une tablette au moins une fois par semaine, et environ 12 % y jouent tous les jours ou presque.

21 % jouent avec un téléphone mobile multifonction au moins une fois par semaine et 10 % y jouent tous les jours ou presque.

6,6 % jouent au moins occasionnellement aux jeux vidéo sur console.

84 % regardent la télévision au moins une fois par semaine,
et 68 % tous les jours ou presque.

… et les activités physiques

33 % des enfants de 2 ans ne jouent jamais ou seulement occasionnellement à la balle/ballon.

35 % ne vont jamais à la piscine.

24 % des mères ne font jamais ou seulement occasionnellement
des promenades avec leur enfant.

44 % des mères ne font jamais ou seulement occasionnellement des jeux
ou des activités physiques (ballon, piscine, etc.) avec leur enfant.

Parmi les facteurs qui influencent la fréquence ou la durée de l’usage de l’un ou l’autre des quatre écrans – téléviseur, ordinateur, tablette et téléphone mobile – par les enfants de 2 ans, se trouvent notamment le faible niveau d’études maternel, de plus faibles revenus, le fait d’être enfant unique, avoir une mère jeune ou encore habiter en Île-de-France.

Elfe, première étude française à disposer de données sur les activités physiques et sur l’usage des écrans (téléviseur, ordinateur, tablette et téléphone mobile) sur un grand échantillon d’enfants vivant en France métropolitaine, soit 13 495 familles interrogées par téléphone (majoritairement les mères) en 2013.

Source : Étude longitudinale française depuis l’enfance (Elfe), Ined-Inserm pour la direction générale de la santé, décembre 2018.

 

Rappelant que les États généraux des nouvelles régulations numériques, pilotés par le secrétaire d’État Mounir Mahjoubi, avec l’appui du Conseil national du numérique, se sont déjà emparés de cette question de la surexposition des plus jeunes aux écrans, Christelle Dubos préfère s’en remettre à l’avis, attendu à l’automne 2019, du Haut Conseil de la santé publique (HCSP), auquel a été confiée l’analyse de la littérature scientifique sur les risques de la surexposition aux écrans, ainsi qu’une synthèse des recommandations existantes, françaises et internationales. Trois Académies – des sciences, des technologies et de médecine – travaillent également sur le sujet ; leurs conclusions sont attendues en avril 2019. Dans un premier avis « L’enfant et les écrans » en 2013, l’Académie des sciences tranchait : « Toutes les études montrent que les écrans non interactifs (télévision et DVD) devant lesquels le bébé est passif n’ont aucun effet positif, mais qu’ils peuvent au contraire avoir des effets négatifs : prise de poids, retard de langage, déficit de concentration et d’attention, risque d’adopter une attitude passive face au monde ». En revanche, « les tablettes visuelles et tactiles peuvent être utiles au développement sensori-moteur » de l’enfant de moins de 2 ans, selon l’Académie, qui considère que « les tablettes numériques – en complément des tables d’éveil multisensorielles classiques – peuvent donc être un objet d’exploration et d’apprentissage parmi les autres objets du monde réel, des plus simples (peluches, cubes en bois colorés, hochets) aux plus élaborés technologiquement ».

Dans son rapport consacré aux droits des enfants, le Défenseur des droits, de son côté, recommande aux pouvoirs publics « l’application d’un strict principe de précaution en interdisant l’exposition des enfants de moins de trois ans aux écrans dans les lieux les accueillant et en ne permettant cette exposition, pour les plus de trois ans, que de manière accompagnée et limitée, et dans le cadre d’un projet éducatif ».

Autre initiative : le Clémi (Centre pour l’éducation aux médias et à l’information, dépendant du ministère de l’éducation nationale) et la CNAF (Caisse nationale des allocations familiales) sont à l’origine de la création d’une série vidéo La Famille Tout-Écran. Diffusée par France Télévisions, à l’antenne et sur son site web, ainsi que sur une chaîne YouTube par la CNAF, quinze épisodes d’une minute trente au ton bienveillant – « personne n’est exemplaire et personne n’est coupable » – démontrent les excès ou les dangers du numérique. « Il y a une vraie demande de la part des enseignants et des élèves, mais aussi des parents. Beaucoup d’adultes sont en grand désarroi dans leur rapport aux écrans, tant pour eux que pour leur progéniture », explique Serge Barbet, directeur délégué du Clémi.

Disruption dans l’e-éducation

Il n’est pas simple en effet, pour les parents, de faire la part des choses. Chaque foyer compte, en moyenne, cinq écrans numériques, des objets comme les autres, parfaitement indissociables de la vie quotidienne, pour les grands comme pour les petits. Pas toujours facile de cloisonner les pratiques, de préméditer les effets d’une tablette offerte pour apprendre en jouant ou d’un smartphone prêté pour passer le temps. Entre le nécessaire apprentissage du numérique par les enfants et l’usage sans frein d’une tablette ou d’un smartphone, le tracé de la frontière sanitaire peut paraître bien flou à certains parents.

Finalement, quel message leur est adressé entre, d’une part, l’application de la recommandation de zéro écran pour les moins de trois ans et, d’autre part, la maternelle ou l’école primaire de leur progéniture classée comme établissement pilote et entièrement équipée de tablettes, de TNI (tableaux numériques interactifs), de robots même, à l’instar de la ville d’Élancourt dans les Yvelines, pionnière en matière d’éducation numérique – la e-éducation étant un projet phare dans l’académie de Versailles depuis 2015. Quelle leçon, quelle séquence logique retiendront également les parents, notamment ceux qui confient bien volontiers aux écrans l’éducation de leurs enfants, de l’interdiction du téléphone portable dans l’enceinte des écoles et des collèges, votée en juillet 2018, qui s’accompagne pourtant, à la demande de professeurs, de l’autorisation d’utiliser cet appareil en classe à des fins pédagogiques (usage interdit jusqu’ici par une loi de 2010).

Une question de santé publique

La surexposition aux écrans est aujourd’hui une question importante de santé publique pour les plus jeunes et, à ce titre, les messages adressés aux familles doivent être cohérents. Entre le plaidoyer des partisans de l’interdiction des stylos à l’école et les alertes des spécialistes inquiets de la dangerosité des écrans, les parents peuvent se sentir perdus. Nellie Bowles, journaliste spécialiste des technologies numériques, écrivait dans le New York Times du 26 octobre 2018 : « Il n’y a pas si longtemps, on craignait qu’en ayant accès plus tôt à internet les jeunes des classes aisées n’acquièrent davantage de compétences techniques et qu’il n’en résulte un fossé numérique. Mais aujourd’hui, alors que les parents de la Silicon Valley craignent de plus en plus les effets des écrans sur leurs enfants et cherchent à les en éloigner, on redoute l’apparition d’un nouveau fossé numérique. Il est possible, en effet, que les enfants des classes moyennes et modestes grandissent au contact des écrans et que ceux de l’élite de la Silicon Valley reviennent aux jouets en bois et au luxe des relations humaines. » Et d’une question de santé publique, la (sur)exposition aux écrans se mue en enjeu de société.

Sources :

  • CoSE – Collectif Surexposition Écrans, surexpositionecrans.org
  • L’enfant et les écrans, Jean-François Bach, Olivier Houdé, Pierre Léna et Serge Tisseron, un Avis de l’Académie des sciences, academie-sciences.fr, 19 mars 2013.
  • « L’exposition précoce aux écrans est un nouveau trouble neuro-développemental », interview du pédopsychiatre Daniel Marcelli, propos recueillis par Sandrine Cabut et Pascale Santi, Le Monde, 30 avril 2018.
  • « Elancourt expérimente l’école du futur », Alain Piffaretti, Initiatives locales, Les Echos, 7 novembre 2018.
  • « Vos enfants sont accros aux écrans ? Cette websérie peut vous sauver », Richard Sénéjoux, télérama.fr, 18 novembre 2018.
  • « De la naissance à 6 ans : au commencement des droits », rapport annuel 2018 consacré aux droits de l’enfants, Défenseur des droits, defenseurdesdroits.fr, 19 novembre 2018.
  • « Les écrans présentent-ils des risques pour les jeunes enfants ? », Audrey Dumain, Savoirs, Franceculture.fr, 20 novembre 2018.
  • « Une loi pour protéger les enfants des écrans », Agnès Leclair, Le Figaro, 21 novembre 2018.
  • « États-Unis. Le fossé numérique à l’envers », Nellie Bowles, The New York Times, October 26, 2018 in Courrier international, n° 1467 du 13 au 19 décembre 2018.
  • « Exposition aux écrans : qui défend-on, les enfants ou l’industrie numérique ? »,  Collectif CoSE, Le Monde, 16 janvier 2019.
Ingénieur d’études à l’Université Paris 2 - IREC (Institut de recherche et d’études sur la communication)

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