Remise en question de la durée de l’exclusivité pour les salles, franchises à disposition des services de sVoD, nouvelles offres de streaming annoncées sur le marché américain : Hollywood prend acte de la fin d’un monde où la télévision linéaire faisait la loi.
La révolution à la télévision s’incarne désormais dans une marque, Netflix, mais elle s’explique aussi par d’autres facteurs. La première rupture est le passage du mode linéaire vers la consommation à la demande qui impose de nouvelles infrastructures pour la distribution des programmes. Aux antennes et aux réseaux câblés se substituent les réseaux sous IP, ce qui conduit notamment les « câblos » américains à repenser leurs métiers pour se transformer en fournisseurs d’accès à internet. Du côté des studios, la révolution concerne la chaîne de valeur. Alors que les studios étaient d’abord des entreprises business to business, vendant leurs films aux salles puis aux chaînes du câble et aux networks, ils peuvent désormais les proposer directement aux utilisateurs sur internet, dans une logique « business to consumer ». Cette évolution leur permet désormais de développer une connaissance fine des usages et d’ajouter au métier de producteur de contenus celui « prédictif » de recommandation. Ces ruptures ne sont pas sans conséquences sur le marché américain d’une part, et sur le marché mondial des programmes de l’autre.
Aux États-Unis, les plus grands studios jouent tous désormais la carte de la sVoD, menaçant de facto leurs partenaires historiques, les salles de cinéma et les chaînes du câble. Warner Bros et Universal Pictures militent ainsi pour que leurs films se retrouvent plus tôt sur leurs services de vidéo en ligne quand, aux États-Unis, la fenêtre de diffusion des salles est de 90 jours. L’objectif est pour eux de bénéficier de la forte visibilité de leurs films juste après leur passage en salle afin de donner à leurs services de sVoD des armes pour mieux contrer le catalogue de Netflix. Ce dernier propose en effet les films qu’il produit directement sur sa plateforme sans passer par la case cinéma.
Si les salles ne vont pas disparaître, leur pouvoir de prescription est toutefois en train de s’éroder parce que les studios comptent moins sur elles et parce que la communauté du 7e art tourne la page progressivement. Pour la première fois, Netflix est nommé pour l’Oscar 2019 du meilleur film avec Roma d’Alfonso Cuaron. De leur côté, les réalisateurs réputés et les acteurs les plus en vue n’hésitent plus à travailler pour Netflix, acceptant que les films auxquels ils participent ne soient visibles que sur internet. L’espace de visibilité en ligne est donc devenu légitime, ce qu’entérine également Disney. Alors que le groupe domine le box-office américain avec trois franchises sur le podium, Black Panther, Avengers : Infinity War et The Incredibles 2, le lancement annoncé de son service de sVoD le conduira à développer des séries avec les mêmes licences pour ses seuls abonnés sVoD. Le groupe a ainsi programmé comme des séries Star Wars et Marvel qui viendront compléter son offre historique de films.
Mais Disney est un cas à part car c’est l’unique studio qui prend le risque de s’engager seul sur le marché de la sVoD (voir La rem n°48, p.73). Le groupe accuse d’ailleurs du retard pour le lancement de son service, baptisé Disney+, et affiche ses premières pertes sur le marché de la sVoD. En 2018, Disney aurait déjà perdu un milliard de dollars selon CNBC cité par Le Figaro, dont 580 millions de dollars liés à sa participation dans Hulu, le service de sVoD étant fortement « consommateur » de trésorerie puisqu’il s’est engagé dans la production originale. S’ajoutent 469 millions de dollars liés au segment « direct to consumers », à savoir la plateforme BamTech, rachetée par Disney il y a un an et qui sert d’infrastructure technique à son offre sportive de sVoD, ESPN+ (voir La rem n°45, p. 43).
À l’inverse de Disney et de sa galaxie (Marvel, Lucas Films, Pixar et désormais Century Fox), les autres studios lient leur destin à celui des opérateurs, qu’il s’agisse d’AT&T avec Time Warner ou encore d’Universal avec Comcast. Alors qu’il dispose du premier catalogue de films sur le marché américain, avec notamment certains des grands classiques d’Hollywood et des franchises récentes, comme Harry Potter, Warner a annoncé le lancement de son propre service de streaming avant la fin 2019. Ce service sera associé à l’offre de sVoD déjà proposée par la seule chaîne HBO du groupe. Il devrait par ailleurs fédérer le catalogue de Filmstruck, une plateforme de sVoD que le groupe a fermée en novembre 2018 et qui réunissait tous ses plus grands films. Le groupe a par ailleurs indiqué qu’il comptait dépenser quelque 8 milliards de dollars pour des contenus exclusifs, autant que Netflix.
Cette mobilisation des studios en faveur du streaming a des conséquences sur les chaînes, qu’elles soient payantes ou en clair : l’approvisionnement en films et séries de qualité devient de plus en plus compliqué à mesure que les services de sVoD les intègrent dans leur catalogue en exclusivité, ce qui fige les droits et met un terme à la circulation des programmes. À cet égard, chaînes et studios sont de plus en plus obligés de s’allier à l’échelle internationale pour, ensemble, mobiliser des budgets et des ambitions qui sont celles des services de sVoD, afin de disposer également de leurs propres séries premium. C’est ce qu’atteste la coproduction américano-franco-italienne pour la série La vérité sur l’affaire Henry Quebert, avec Patrick Dempsey en vedette principale et Jean-Jacques Annaud à la réalisation. Cette série à 46 millions de dollars n’aurait pas pu être produite par la seule MGM, parce que trop européenne dans son inspiration et trop chère pour les chaînes américaines, mais elle a été portée à l’écran aux États-Unis parce que la MGM a accepté de s’associer avec des producteurs français et italiens soutenus par les préachats des chaînes européennes. C’est là l’une des autres conséquences du succès de la sVoD : il conduit à des alliances transnationales nouvelles qui voient les chaînes européennes, autrefois obligées de s’alimenter en séries conçues pour le marché américain, devenir désormais prescriptrices auprès d’Hollywood. En effet, sans les chaînes européennes et leurs financements, les chaînes et les studios américains auront de moins en moins les moyens de rivaliser avec les budgets gigantesques des grands services de streaming.
Sources :
- « Warner s’attaque à Netflix », Nicolas Rauline, Les Echos, 12 octobre 2018.
- « Filmstruck, c’est fini : le site de streaming fermera le 29 novembre », Elodie Bardinet, premiere.fr, 30 octobre 2018.
- « Les chaînes françaises menacées dans leur accès aux productions américaines », Nicolas Madelaine, Les Echos, 20 novembre 2018.
- « Harry Quebert, une série « made in Europe » », Caroline Sallé, Enguérand Renault, Le Figaro, 22 novembre 2018.
- « Hollywood mise moins sur les salles pour faire son cinéma », Caroline Sallé, Le Figaro, 26 novembre 2018.
- « « Black Panthers » et « Avengers », records du box-office américain eb 2018 », Jean-Philippe Louis, Les Echos, 27 décembre 2018.
- « Disney perd déjà un milliard de dollars dans le streaming vidéo », Caroline Sallé, Le Figaro, 23 janvier 2019.