L’ « illectronisme » dans la « start-up nation »

Dans le cadre de la réforme de l’État, le gouvernement s’est fixé pour objectif de rendre accessibles en ligne 100 % des services publics d’ici à 2022. Des mesures d’accompagnement sont prévues pour lutter contre l’illettrisme numérique, ou « illectronisme », qui concerne 20 % de la population.

En 2018, près de 13 millions de Français n’utilisent pas ou peu l’internet, selon les données du secrétariat d’État au numérique. Ils sont 6,7 millions à ne jamais se connecter au réseau. La transformation numérique de l’État, « l’État-plateforme 100 % numérique » voulu par le président de la République, devrait aboutir, en 2022, avec un investissement supérieur à 9 milliards d’euros, comprenant également le développement de l’e-santé. Combien la France comptera-elle encore de non-internautes à cette échéance ? Par quels moyens ces derniers communiqueront-ils avec leurs e-administrations ?

En septembre 2018, Mounir Mahjoubi, secrétaire d’État chargé du numérique, a présenté un « plan national pour un numérique inclusif ». Amorcé par un financement de l’État à hauteur de 10 millions d’euros mais s’appuyant principalement sur le soutien du secteur privé et des collectivités territoriales, ce plan vise à distribuer des « passes numériques », tickets offrant de dix à vingt heures de formation. L’enveloppe devrait dépasser 100 millions d’euros. Est également prévu le déploiement d’une dizaine de « Hubs France Connectée ». Pour un budget de 5 millions d’euros pour 2019-2020, ces structures intermédiaires, régionales ou interdépartementales, assureront la coordination d’actions, aux niveaux national et local, destinées à soutenir les acteurs de terrain. Le gouvernement ambitionne de former, chaque année, 1,5 million de personnes.

Seuls 8 % des Français ont une pratique aisée des outils informatiques et 31 % se débrouillent tout seuls en cas de problème ; tout aussi nombreux sont en revanche ceux qui ont besoin d’aide (42 %), qu’ils trouvent pour la plupart auprès de leurs proches (36 %). Et la formation ne semble pas être la priorité des Français ayant des difficultés à utiliser un ordinateur, un smartphone, une tablette ou l’internet, soit un adulte sur cinq (18 %). Selon le baromètre 2018 du Crédoc (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie), 8 % d’entre eux abandonnent et 10 % n’utilisent jamais d’outils informatiques ou numériques. Et pourtant six personnes sur dix rencontrant des difficultés n’ont pas l’intention de suivre une formation ; une sur trois accepterait une « petite » formation gratuite et 6 % payeraient pour une formation complète. Le plan gouvernemental pour un numérique inclusif tiendra-t-il compte de cette variable afin d’adapter l’ergonomie de l’interface des sites de l’administration à tous les citoyens, internautes expérimentés ou novices ?

Incontestablement, l’accès à internet facilite l’exécution de nombreuses tâches de la vie quotidienne, à commencer par le commerce électronique. La dématérialisation des services publics peut être appréciée par une majorité de citoyens qui n’ont plus à se déplacer et gagnent ainsi du temps. Plus important encore, comme l’indique Jacques Toubon, Défenseur des droits dans un récent rapport, cette modernisation technique contribue à améliorer l’accès aux droits, en réduisant le nombre de personnes qui ne perçoivent pas les allocations dont elles devraient être bénéficiaires, comme le RSA, dont le taux de non-recouvrement aurait atteint 30 %. Pour autant, l’exécution en ligne des démarches administratives, à l’instar de la déclaration de revenus dématérialisée exigée de tous en 2019, doit-elle être vécue comme une injonction ? Le courrier de la Caisse nationale d’assurance-vieillesse (CNAV) devenant des courriels, l’obtention d’une prime d’activité passe exclusivement par internet, et demain il en sera de même pour les ordonnances médicales. Indolore pour ceux qui la jugent inéluctable, le plus grand nombre ; cette mutation des services de l’État, par souci de rendement et d’économies, requiert au mieux un effort d’adaptation pour les autres, tandis qu’elle se résume pour certains, certes minoritaires, à une nouvelle violence quotidienne, une véritable exclusion. Le travail des assistantes sociales dévoile cette réalité. Ce sont évidemment ceux qui sont déjà marginalisés par des conditions de vie difficiles qui se retrouvent doublement pénalisés par des difficultés supplémentaires d’accès à leurs droits. Ce « plan national pour un numérique inclusif », qui ambitionne de rendre autonomes ceux qui sont à la traîne du numérique, répondra-t-il aux priorités des personnes en situation de précarité en les formant aux nouvelles technologies ? « Est-ce qu’on va aider seulement ceux qui sont le plus proche du numérique, ou aussi ceux qui en sont le plus loin ? », se demande Jean Deydier, directeur de l’association Emmaüs Connect (Le Monde, 1er-2 novembre 2018).

7 % de la population (12 ans et +) n’ont ni ordinateur, ni smartphone, ni tablette.

6 % ne possèdent pas de téléphone mobile.

Auteure d’une enquête sur les usages de l’internet d’une frange de la population rurale et populaire (majoritairement des femmes travaillant pour des services à la personne dans les zones rurales – L’Internet des familles modestes, éd. Presses des Mines, oct. 2018), la sociologue Dominique Pasquier montre que l’internet fait désormais partie intégrante de la vie quotidienne des familles modestes non précaires, grâce notamment à la forte progression de l’équipement en smartphone.

Leurs usages en ligne sont, avant tout, d’ordre pratique, pragmatique même, comme l’achat sur internet pour payer moins cher. Cette enquête révèle néanmoins certaines particularités, comme le fait de ne pas utiliser couramment le courrier électronique. Partagée par tous les membres du foyer, une unique adresse électronique sert essentiellement à se connecter aux sites de commerce en ligne et aux services administratifs. Comment expliquer alors que ces familles modestes, qui naviguent sans encombre sur un site commercial comme le Bon Coin, paient leurs factures en ligne et se connectent chaque jour à leur compte bancaire, multiplient les ratés quand il s’agit des sites de services administratifs qui leur semblent truffés d’embûches ? Il en va, selon Dominique Pasquier, de la responsabilité des pouvoirs publics : « Dans les services en ligne, les administrations de la République sont lamentables. On ne met pas assez d’argent dans l’ergonomie, dans les tests usagers […] pour des gens dont les budgets se jouent à 100 euros près et où le moindre remboursement qui ne vient pas est un drame. La dématérialisation de l’administration est inhumaine et brutale. […] Les courriers de l’administration se perdent dans les spams qu’ils reçoivent des sites d’achat. Pour eux, le mail est un instrument de torture et ce d’autant plus qu’il est l’outil de l’injonction administrative. Les gens ont l’impression d’être maltraités par les administrations. »

Le passage aux services publics 100 % numériques est-il inéluctable ? L’efficacité des procédures à distance rend-elle obsolète la prise de rendez-vous ? La possibilité de remplir un formulaire en ligne, vrai gain de temps, a-t-elle forcément pour contrepartie de laisser sonner dans le vide le téléphone de l’administration ? Les réponses formatées d’un chatbot supprimeront-elles à terme toute opportunité de conversation avec un être humain ? Interviewé par Les Echos (15 janvier 2019), le directeur d’Emmaüs Connect constate que « les privés y vont plus doucement que les services publics car ils ont bien compris qu’il y avait un risque de perte d’activité économique ».

L’exemple de la « modernisation numérique » des centres des impôts montre bien cette volonté politique, comme l’illustrent les propos recueillis auprès de leurs agents par le journaliste Benoît Floc’h pour Le Monde (27 décembre 2018) : « Il y a quelques années, on recevait encore les gens dans des bureaux. On prenait le temps de leur expliquer. Aujourd’hui, ce n’est plus possible. On les reçoit debout pour que ça aille plus vite et qu’ils ne reviennent pas. Enfin, nous, on est assis et eux restent debout. On a pour consigne que l’entretien ne dépasse pas cinq minutes. On les incite à faire leurs démarches sur internet. Mais là, du fait de la fracture numérique, vous perdez un quart des gens. » Ou encore : « Notre temps d’entretien est mesuré automatiquement par un outil informatique : le gestionnaire de file d’attente. Quand le temps est écoulé, ça passe au rouge. Quand on reçoit des étrangers, qui ne maîtrisent pas le français, leur dire au bout de quelques minutes qu’ils doivent aller sur internet, ça n’a aucun sens. Or, ces gens ont besoin de leur avis de non-imposition : c’est le sésame pour obtenir leurs prestations, leur titre de séjour, la cantine des enfants, etc. »

Déjà, dans l’édition 2017 du Baromètre du numérique établi par le Crédoc, on pouvait lire qu’une majorité de Français (52 %) déclaraient « profiter peu ou pas du tout des possibilités offertes par les nouvelles technologies » dans leur vie de tous les jours (achats en ligne, e-administration…). Ils représentent, au regard au moins de certains critères, 51 % des 40-59 ans ; 83 % des non-diplômés ; 60 % des titulaires d’un BEPC ; 59 % de la classe moyenne inférieure et 48 % des résidents dans une ville de plus de 100 000 habitants (voir La rem n°45, p.38-39). Auteur d’un rapport sur la fracture numérique en lien avec la dématérialisation et les inégalités d’accès aux services publics, publié en janvier 2019, le Défenseur des droits alerte, quant à lui, sur la nécessité de « réhumaniser les services publics ». Situation paradoxale selon Le Monde, qui souligne : le gouvernement a mis en place une plateforme baptisée Vox usagers pour recueillir les doléances des citoyens en peine avec la dématérialisation des services publics.

Sources :

  • « L’internet des familles modestes : les usages sont-ils les mêmes du haut au bas de l’échelle sociale ? », Hubert Guillaud, Internetactu.net, 21 septembre 2018.
  • L’Internet des familles modestes. Enquête dans la France rurale, Dominique Pasquier, Presses des Mines, octobre 2018.
  • « Les oubliés de la « start-up nation » », Aline Leclerc (avec Manon Rescan), Le Monde, 1er-2 novembre 2018.
  • « Les agents des impôts aux premières loges du ras-le-bol fiscal », Benoît Floc’h, Le Monde, 27 décembre 2018.
  • Baromètre du numérique 2018, réalisé par le CRÉDOC pour l’Arcep, le Conseil général de l’économie et l’Agence du numérique, arcep.fr, décembre 2018.
  • « Illettrisme numérique : l’État mobilise une dizaine de lieux d’accompagnement », Marion Kindermans, Les Echos, 15 janvier 2019. 
Ingénieur d’études à l’Université Paris 2 - IREC (Institut de recherche et d’études sur la communication)

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