La propagation de fausses nouvelles (fake news) ou infox sur le web et les réseaux sociaux ainsi que la crise de confiance du public envers les médias ont conduit la ministre de la culture, en octobre 2018, à demander à Emmanuel Hoog, ancien PDG de l’Agence France-Presse (AFP), de réfléchir au cadre dans lequel un futur conseil de déontologie de la presse pourrait être créé en France. Accompagné par Sylvie Clément-Cuzin, inspectrice générale des affaires culturelles et Cléome Baudet, adjointe au chef du bureau du régime juridique de la presse et des métiers de l’information à la Direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC), Emmanuel Hoog a rendu la conclusion de ses travaux le 15 mars 2019, après s’être appuyé sur l’audition et l’expertise de plus de 200 personnes.
Encouragés par l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), par l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), par le Conseil de l’Europe et par l’Union européenne, les Conseils de presse « jouent un rôle actif dans la défense de la liberté de la presse et de l’information » dans tous les pays où il en existe. Dix-huit États de l’Union européenne se sont déjà dotés d’une telle instance, notamment l’Allemagne, la Belgique, le Danemark ou encore les Pays-Bas. Anthony Bellanger, secrétaire général de la Fédération internationale des journalistes, estime qu’un Conseil de presse se caractérise par « son indépendance vis-à-vis de l’État ; l’élaboration et l’acceptation des règles du système par les membres de la profession ; la participation volontaire et la délivrance de sanctions morales en cas de non-respect des règles, généralement par la publication d’un avis ».
Un Conseil de presse s’adresse tout autant aux médias et aux journalistes qu’à leur public, visant avant tout à renforcer la crédibilité des médias. Un citoyen peut saisir l’autorité dans divers cas, par exemple, lors de la publication de faits inexacts ou approximatifs ; lorsque des informations sont présentées de façon déséquilibrée ou insuffisamment contextualisées ; en cas de recours abusif aux « micro-trottoirs » ; à l’occasion de potentiels conflits d’intérêts des journalistes eux-mêmes ; lorsque des propos sont déformés ou un montage est trompeur ; pour activer le droit à l’oubli ou encore en cas de plagiat.
Selon Adeline Hulin, chargée de projet à l’UNESCO, un Conseil de presse a d’abord pour vocation de régler les questions de déontologie et d’éthique professionnelles qui ne relèvent pas des tribunaux et offre pour les questions de liberté d’expression et de développement des médias « une alternative aux cours de justice, auxquelles peu de citoyens ont finalement recours, pour des raisons financières ou culturelles ». Un Conseil de presse ne s’apparente pas non plus à un « conseil de l’ordre ». Loïc Hervouet, journaliste, enseignant d’éthique du journalisme à l’ESJ Lille et ancien médiateur de RFI précise, dans un rapport publié par l’Union internationale de la presse francophone le 7 mars 2018, que les Conseils de presse sont avant tout une instance de dialogue afin de « créer une alternative à la seule définition par l’État ou les juges de référés de ce qu’est l’éthique journalistique ; d’offrir au public une instance de médiation accessible et pas uniquement corporatiste et de constituer « en marchant« un corpus référentiel des bonnes pratiques journalistiques, utile aux rédactions, aux professionnels et aux étudiants en journalisme ».
Tous les médias historiques ont subi de plein fouet la transformation numérique de la société, fragilisant considérablement leur modèle économique, leurs recettes publicitaires en ligne étant majoritairement captées par les géants du web. De plus, le rapport rappelle combien la défiance du public à l’égard des médias s’accentue d’année en année. Le baromètre de la confiance politique, réalisé depuis 2009 par le Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF), indique que, pour l’année 2018, « seulement 23 % de la population auraient « très confiance« ou « plutôt confiance« dans les médias, lesquels arrivent en avant-dernière position, avant les réseaux sociaux (13 % de confiance) et les partis politiques (9 %) ». En même temps que croît cette défiance de la part du public, le rapport constate une « extrême détérioration des conditions d’exercice » du métier de journaliste et une « précarisation des statuts », auxquelles s’ajoute une remise en cause régulière de la profession, non plus seulement par le public, mais également par certains hommes politiques et personnalités médiatiques.
De nombreux professionnels des médias, auditionnés pour la préparation de ce rapport, estiment que la création d’un Conseil de presse permettrait de « redorer l’image du journalisme », montrerait au public que les journalistes travaillent selon une éthique et un code de déontologie et leur offrirait une voie de recours complémentaire à celle des juges car le nombre de plaintes a considérablement augmenté ces dernières années.
À l’opposé, d’autres pensent que cette défiance à l’égard des médias ne leur est pas due mais provient « pour certains, des chaînes d’information continue, pour d’autres des éditorialistes, pour d’autres encore du journalisme de commentaires ou de gouvernement, de la « presse d’industrie« , etc. ». Ils pensent que la plupart des fausses informations n’émanent pas des médias traditionnels mais des réseaux sociaux, et que la création d’un Conseil de presse restreindrait avant tout leur propre liberté d’expression. Certains professionnels craignent également une remise en cause de la responsabilité éditoriale du directeur de la publication, premier responsable des contenus publiés dans un média alors que, selon le rapport, ce n’est pas le rôle d’une instance d’autorégulation de l’information que de se prononcer sur la ligne éditoriale d’un média, le périmètre de son action ne concernant que les « bonnes pratiques journalistiques ».
Le rapport décrit ensuite ce que pourrait être cette instance d’autorégulation de l’information, en dégageant un certain nombre de principes issus des auditions de professionnels favorables à la création d’un tel organisme. La future instance devra « déterminer le corpus déontologique qui servirait de socle à l’examen des dossiers dont elle serait saisie ou s’autosaisirait », sans que celui-ci soit un préalable à sa création, en s’appuyant dans un premier temps sur la Charte de déontologie de Munich, appelée aussi Déclaration des devoirs et des droits des journalistes, signée le 24 novembre 1971 à Munich et adoptée par la Fédération européenne des journalistes, ainsi que sur la Charte du Syndicat national des journalistes (SNJ). Dans un second temps, une charte propre à la future instance pourrait être rédigée collectivement.
Par ailleurs, l’articulation entre le Conseil de presse et les juges doit être clairement définie, notamment pour éviter qu’une procédure judiciaire ne se tienne en même temps qu’une médiation par l’instance, tout en prévoyant le cas où l’instance pourrait elle-même saisir la justice.
Le périmètre d’intervention de l’instance devra recouvrir tous les médias « reconnus », au-delà de ses adhérents qui ne pourront être que des personnes morales (entreprises de médias, syndicats de journalistes, sociétés de journalistes, associations en lien avec la déontologie de l’information ou la liberté de la presse, etc.). L’instance pourrait prendre la forme d’une association, plutôt qu’être créée par la loi et exercerait ses compétences dès lors qu’un média diffuse des programmes d’information, quel que soit le support. Le rapport cite l’exemple du Conseil de presse du Québec. Sur les 171 plaintes reçues en 2017 concernant des médias, « 51 étaient relatives à des sites internet, applications et pages Facebook des médias, 44 à des quotidiens imprimés, 28 à des chaînes de télévision, 28 à des stations de radio, 19 à des magazines et 1 à une agence de presse ». En outre, le rapport préconise fortement la représentation de la société civile au sein du futur Conseil de presse, afin de ne pas y associer uniquement des représentants des journalistes et des éditeurs, ce qui donnerait « l’impression d’un entre-soi contraire à la finalité même de la démarche ». Quant à la question du financement, la mission évalue le budget d’une telle instance entre un et deux millions d’euros, prenant pour référence ses homologues britannique et allemande. Ce budget servirait à couvrir les frais de personnel et les éventuels frais immobiliers, la participation des membres à son fonctionnement se faisant à titre bénévole. Deux sources de financement principales sont envisageables : par les adhérents eux-mêmes et/ou par l’État, sachant que ce financement ne devrait pas dépasser 49 % du budget pour éviter de trop fragiliser l’image d’indépendance de cette autorité.
L’instance pourrait exercer cinq grands types de missions : donner un avis sur des contenus journalistiques ; procéder à des médiations en cas de saisine d’un plaignant ; procéder à des recommandations ; mener une politique d’éducation aux médias et de diffusion de bonnes pratiques ; et enfin mettre en place un outil permettant de mentionner si un média d’information est adhèrent. En outre, le rapport recommande qu’une articulation soit trouvée entre l’action de l’instance et celle du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), déjà compétent pour intervenir en matière de déontologie de l’information dès lors qu’il s’agit d’une vidéo, que l’éditeur soit un pure player de l’information ou non.
Les auteurs du rapport appellent de leurs vœux la prise en compte de la place désormais occupée par les réseaux sociaux et la soudaine explosion de l’espace public qui, actuellement, n’est aucunement régulé. Créer un Conseil de presse après l’arrivée des réseaux sociaux se révélera plus difficile que dans les pays où ce type d’instance existe depuis des années. Les réseaux sociaux ont totalement modifié le rapport à l’information en mettant sur le même plan des contenus de natures très diverses. Le rapport suggère que les plateformes et les réseaux sociaux distinguent l’information produite par des professionnels au sein de médias traditionnels de celle produite par des non-professionnels, sans quoi « toute tentative de « régulation » des contenus licites sera très difficile ». En effet, aujourd’hui, la loi se prononce uniquement sur la licéité ou l’illicéité d’une information en distinguant un régime de responsabilité différent entre les éditeurs et les hébergeurs. Or « cette superposition n’est pas opératoire et laisse apparaître des zones grises de non-régulation » où apparaissent « des contenus licites problématiques publiés par des non-professionnels de l’information mais présentés comme des informations ». La mission souhaite donc que la lutte contre les infox, les junk news et les deep fakes soit intensifiée. Les infox ou fake news sont des informations mensongères ; les junk news sont des informations répondant à certains critères, mis en lumière par une étude menée par l’Oxford Internet Institute en novembre 2018, relevant « du manque de pratiques du journalisme professionnel, de l’utilisation d’hyperboles ou de titres trompeurs, ou encore de sources d’information non fiables ». Quant aux deep fakes, ce sont de fausses informations utilisant « des technologies de pointe liées à l’intelligence artificielle pour manipuler les images, en remplaçant le visage et la voix d’une personnalité ». Une enquête réalisée par le Massachusetts Institue of Techonology (MIT) en 2018, citée par la mission, rapporte que « sur 126 000 informations ayant circulé sur Twitter entre 2006 et 2017, les infox ont circulé six fois plus vite que les vraies informations, la viralité étant particulièrement prononcée pour les infox politiques ».
Le rapport pose également la question de savoir s’il faut remettre en cause le statut d’hébergeur ou encore créer, comme le suggère notamment le Conseil d’État, une nouvelle catégorie juridique pour les plateformes numériques, qui permettrait de leur appliquer un régime juridique spécifique et ainsi de mieux les encadrer. Une prochaine loi contre les contenus haineux permettra de responsabiliser davantage les plateformes et de « mieux lutter contre les contenus illicites et notamment les contenus haineux ». La création d’un Conseil de presse pourra jouer un rôle complémentaire dans cette mission, d’autant plus que les juges et le CSA ne pourront pas, à eux seuls, faire face à la profusion de tels contenus sur ces plateformes.
Pour les auteurs du rapport, il fait peu de doute que le lancement d’une instance d’autorégulation et de médiation de l’information doit se faire par et avec les professionnels des médias « dans une démarche claire de réaffirmer la liberté d’informer ». S’ils souhaitent que les pouvoirs publics s’investissent dans la création de cette instance, ce sera avant tout « en veillant scrupuleusement à préserver son indépendance ».
Confiance et liberté – Vers la création d’une instance d’autorégulation et de médiation de l’information, Emmanuel Hoog, Sylvie Clément-Cuzin, Cléome Baudet, Ministère de la culture, mars 2019.