À chaque logiciel propriétaire ou service en ligne centralisé correspond un logiciel libre ou open source équivalent, et parfois décentralisé lorsqu’il s’agit de services en ligne : YouTube vs PeerTube, Twitter vs Mastodon, Facebook vs Diaspora*, Chrome vs Firefox, Windows ou Mac vs GNU/Linux, Microsoft Word vs LibreOffice, Google Docs vs Etherpad, Google Maps vs OpenStreetMap ou encore Dropbox vs Cozy : la liste s’allonge continuellement.
Open source et logiciels libres
Aujourd’hui, un logiciel est considéré comme libre, au sens de la Free Software Foundation, s’il confère à son utilisateur quatre libertés techniques et légales : utiliser le programme, l’étudier, le modifier et le dupliquer. La Free Software Foundation est une organisation américaine à but non lucratif, créée le 4 octobre 1985, dont la mission est la promotion du logiciel libre et la défense de ses utilisateurs. Si les termes « logiciel libre » et « open source » recouvrent sensiblement la même gamme de programmes informatiques, ils ne doivent cependant pas être confondus. Selon Richard Stallman, initiateur du mouvement du logiciel libre en 1983 et fondateur de la Free Software Foundation, « les deux expressions […] représentent des points de vue basés sur des valeurs fondamentalement différentes. L’open source est une méthodologie de développement ; le logiciel libre est un mouvement de société. Pour le mouvement du logiciel libre, ce dernier représente un impératif éthique, l’indispensable respect de la liberté de l’utilisateur. La philosophie de l’open source, pour sa part, envisage uniquement les enjeux pratiques, en termes de performance. Elle dit que le logiciel non libre est une solution sous-optimale au problème pratique à résoudre ».
Services en ligne centralisés et décentralisés
La décentralisation des services en ligne s’oppose à la centralisation pratiquée par les grandes plateformes, comme le logiciel libre s’oppose au logiciel propriétaire. L’activité des grandes plateformes internet telles que YouTube, Twitter, Facebook, Google Docs, Google Maps ou encore Dropbox repose sur la centralisation des données de leurs utilisateurs dans d’immenses centres de traitement. Cela induit pour ces derniers la perte de contrôle de leurs informations personnelles ; l’agrégation et la revente de ces données à des annonceurs publicitaires ; une surveillance accrue par les États ou encore, la censure de leurs messages jugés déplaisants par un fournisseur de service. Le fonctionnement de ces plateformes centralisées opérées par les multinationales du web se détourne en fait totalement de l’esprit originel d’internet, conçu comme un réseau de réseaux interconnectés au sein duquel n’importe quel nœud peut communiquer avec tous les autres. Des alternatives à cette centralisation des données existent, notamment avec l’émergence du DWeb pour Decentralized Web ainsi défini par la journaliste Zoë Corbyn : « le web que vous connaissez mais sans faire appel à des opérateurs centralisés » (voir La rem, n°48, p.80). C’est dans cette lignée que s’inscrivent PeerTube ou encore CozyCloud, qui militent à la fois pour l’utilisation des logiciels libres et pour un web décentralisé afin de redonner à l’utilisateur le contrôle de ses données personnelles.
PeerTube
Créé en 2015 par un dénommé Chocobozzz, alors étudiant, PeerTube est un logiciel libre d’hébergement décentralisé de vidéos diffusées en pair-à-pair. En 2017, son créateur est embauché par l’association française Framasoft qui lui donne les moyens de poursuivre le développement de PeerTube. Framasoft est un réseau d’éducation populaire créé en novembre 2001 par Alexis Kauffmann, Paul Lunetta, et Georges Silva, revêtant le statut d’association depuis janvier 2004, qui se consacre « à la promotion, à la diffusion et au développement de logiciels libres, à l’enrichissement de la culture libre et à une offre de services libres en ligne ». En juin 2018, le projet PeerTube a lancé une campagne de financement participatif de 20 000 euros sur la plateforme KissKissBankBank, finalement abondée à hauteur de 53 100 euros, consacrés au développement et au perfectionnement du logiciel libre.
PeerTube fonctionne sur le principe d’une « fédération d’instances hébergées par plusieurs entités différentes ». À la différence d’un service en ligne centralisé, PeerTube repose sur la technologie WebTorrent, architecture distribuée de diffusion de vidéos en temps réel, basée sur le protocole P2P Bittorrent. Lorsqu’un utilisateur visionne une vidéo sur PeerTube, il la partage à travers son navigateur web avec ceux qui la visionnent en même temps, le procédé permettant ainsi de répartir l’usage de la bande passante. Au lieu de centraliser le stockage des vidéos dans des fermes de serveurs, PeerTube est un logiciel libre que chacun peut installer sur un serveur, devenant ainsi une instance PeerTube, site web d’hébergement et de diffusion de vidéos. Le créateur d’une instance PeerTube décide librement des contenus qu’il héberge sur son serveur en fonction des ressources dont il dispose, notamment de sa capacité de stockage. Chaque instance PeerTube est libre également de s’abonner ou non à d’autres serveurs, dont elle redistribuera les vidéos, créant ainsi des fédérations d’instances. La mise en réseau de ces instances PeerTube offre la possibilité d’héberger de manière décentralisée un grand nombre de vidéos sans recourir aux grandes infrastructures que sont les plateformes du web.
PeerTube repose également sur le protocole ActivityPub, standard ouvert pour les réseaux sociaux décentralisés, créant des ponts avec d’autres services décentralisés, comme Mastodon ou Diaspora*, des logiciels libres équivalents de Twitter pour le premier et de Facebook pour le second. Logiciel libre de microblogage, Mastodon constitue un réseau social décentralisé, créé en octobre 2016 par l’Allemand Eugen Rochko, alors âgé de 24 ans. Il fonctionne comme PeerTube, à travers une fédération d’instances indépendantes capables de communiquer entre elles. Un internaute visionnant une vidéo sur PeerTube pourra la commenter via son compte Mastodon ou Diaspora*. La philosophie de PeerTube s’exprime dans la création d’un réseau composé d’une multitude de petits hébergeurs de vidéos, tous interconnectés, capables par leur disparité de mieux résister à la censure et aux attaques informatiques dont font l’objet les plateformes centralisées. En mai 2019, 358 instances PeerTube ont recensé 124 052 vidéos, soit 26,47 térabits de données. 16 157 utilisateurs ont totalisé 2 912 865 vues et généré 4 581 commentaires. Une goutte d’eau face aux géants du web (YouTube revendiquait en 2018 un milliard d’heures de vidéos vues par jour), mais dont le mérite est de prouver qu’un autre internet est possible.
Cozy Cloud
Fondée en novembre 2012 par Benjamin André et Frank Rousseau, Cozy Cloud est une plateforme de cloud personnel, hébergée par l’utilisateur et open source. La première version a été lancée en novembre 2013. Contrairement au modèle des grandes plateformes du web qui repose essentiellement sur le contrôle, la collecte massive et l’accumulation des données personnelles, ainsi que sur les interactions de leurs utilisateurs, Cozy Cloud postule que les utilisateurs sont les seuls à disposer de la légitimité pour accéder et gérer ces données. Leur ambition est de « permettre une décentralisation à l’échelle de l’individu en lui mettant à disposition son domicile numérique, un cloud personnel dans lequel il peut réunir toutes ses données pour en avoir plus d’usages et de contrôle sans jamais divulguer son intimité numérique ».
Plateforme auto-hébergée de gestion des données personnelles, s’appuyant sur des logiciels libres, Cozy Cloud est également accessible en ligne avec une offre gratuite pour 5 Go de données, extensible à 50 Go et 1 000 Go pour 2,99 et 9,99 euros par mois. En outre, Cozy permet à quiconque d’héberger, de conserver, de synchroniser, d’agréger et d’analyser ses données personnelles sur un serveur géré par ses soins ou via un hébergeur professionnel comme OVH. Benjamin André cofondateur et PDG de Cozy Cloud explique ainsi que « certes, les Gafa ont beaucoup de data mais ils n’ont pas tout. L’utilisateur a des banques, des assureurs, des administrations… Qui va simplifier tout ça ? Pour nous, ça ne peut pas être une entreprise qui commencerait à avoir toutes nos données de santé, administratives, fiscales… La seule bonne réponse c’est l’individu ». Les services Cozy Collect offrent à l’utilisateur des applications appelées connecteurs qui servent à importer des données à partir de sources distantes, afin de récupérer ses données personnelles hébergées par des sites tiers. Ces connecteurs, développés par Cozy ou par des tiers, concernent une multitude de services, dans les secteurs de l’assurance, du voyage et des transports, du shopping, de la banque, des fournisseurs d’accès à internet, des opérateurs de téléphonie mobile, des services publics, de l’énergie, des services en ligne ou encore de la presse. Par exemple, le connecteur de la Caisse d’allocations familiales (CAF) récupère, auprès de l’administration, les attestations de paiement ainsi que les dernières attestations de quotient familial. Le connecteur Impots.gouv.fr récupère tous les documents relatifs aux impôts et taxes d’un compte particulier. Le connecteur banque permet de récupérer toutes les données de comptes bancaires, provenant éventuellement de plusieurs banques, afin de les agréger en un seul endroit. Le fonctionnement de ces connecteurs repose sur le principe de la portabilité des données, consacré par l’article 20 du règlement général sur la protection des données (RGPD) de l’Union européenne (voir La rem n°42-43, p.21), qui accorde à chacun le droit de demander à un service non seulement la restitution de ses données mais également leur transfert directement d’un acteur à un autre.
PeerTube, Mastodon et Cozy Coud soutiennent l’idée d’une nécessaire alternative à ce que Shoshana Zuboff, professeure émérite à la Harvard Business School, appelle le « capitalisme de surveillance », inventé en 2003 par Google (voir infra).
« DeGAFAisation » – « Dégooglisons Internet »
L’exploitation des données personnelles sont au cœur de ce capitalisme de surveillance. Pour s’y opposer, il s’agit d’être libre de les récupérer. C’est le propos tenu par Cozy Cloud : « Créez votre domicile numérique Cozy et commencez votre déGAFAisation en récupérant vos premières données en moins de 2 minutes ! ». Cette « déGAFAisation » fait écho aux efforts de Framasoft qui, en octobre 2014, a lancé sa campagne « Dégooglisons Internet », accompagnée du site web degooglisons-internet.org. Partant du fait que « les géants du web centralisent nos vies numériques en échange de leurs services », la campagne « Dégooglisons Internet » vise à « sensibiliser le grand public et [à] lui proposer des services libres, éthiques, décentralisés et solidaires ». Le site web degooglisons-internet.org permet non seulement de trouver un logiciel libre dans des domaines aussi variés que le travail collaboratif, le partage de fichiers ou encore des outils de communication, mais également de découvrir des alternatives aux services proposés par Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft. Depuis 2014, Framasoft développe en outre une suite de logiciels libres : Framapad, éditeur de textes en ligne, alternative à Google Docs ; Framacalc, feuilles de calcul en ligne, alternative à Excel365 ou Google Spreadsheet ; Framadate, outil de sondage en ligne pour organiser des rendez-vous, alternative à Doodle. Framasoft propose actuellement plus d’une trentaine de services en ligne, sous la forme de logiciels libres. Avec 8 salariés, 35 membres et 700 contributeurs par an, l’association est financée par des dons qui s’élevaient à 338 000 euros en 2017. Entre 300 000 et 500 000 personnes utilisent chaque mois les projets développés par Framasoft.
La promotion du logiciel libre et la défense des utilisateurs fait l’objet d’une mobilisation à l’échelle mondiale depuis le milieu des années 1980. La Free Software Foundation (FSF) comptait, en mai 2019, quelque 5 000 membres. Elle est également la source d’inspiration de quatre organisations sœurs : la FSF Europe créée en 2000 et la FSF France, née en 2003 d’une scission avec la branche européenne, ainsi que la FSF India lancée en 2002 et la FSF Latin America en 2005, qui promeuvent et encouragent l’utilisation du logiciel libre. En France, l’APRIL – Association pour la promotion et la recherche en informatique libre – a été créée en 1996 par des étudiants du laboratoire informatique de l’Université Paris VIII de Saint-Denis et elle est devenue la principale association de promotion et de défense du logiciel libre dans l’espace francophone. En 1998, Bernard Lang, directeur de recherche à l’INRIA a cofondé l’Association francophone des utilisateurs de logiciels libres (AFUL). Si l’on parcourt le répertoire du logiciel libre (Free Software Directory), projet commun de la Free Software Foundation et de l’UNESCO arrêté sous l’administration Bush puis repris en 2011 et recensant les logiciels libres qui fonctionnent sous des systèmes d’exploitation libres, force est de constater que ce mouvement porte d’abord sur des programmes informatiques conçus plutôt pour des spécialistes. Il est parfois reproché aux logiciels libres, lorsqu’ils sont destinés au grand public, un manque d’ergonomie, qualité première des services à succès déployés par les géants du web. Cette critique est de moins en moins justifiée grâce aux initiatives comme Framasoft et Cozy Cloud, lesquelles se sont donné pour mission de promouvoir auprès du grand public des logiciels libres et des services en ligne décentralisés, non commerciaux, transparents et respectueux de la vie privée. Pour reprendre les mots de Framasoft, si « la route est longue, la voie est libre ».
Sources :
- « Framasoft », Wikipedia, fr.wikipedia.org.
- « Cozy », Wikipedia, fr.wikipedia.org.
- « Mastodon », Wikipedia, fr.wikipedia.org.
- « Qu’est-ce que le logiciel libre ? », Richard Stallman, Gnu.org.
- « En quoi l’open source perd de vue l’éthique du logiciel libre », Richard Stallman, Gnu.org.
- « Dégooglisons Internet : notre (modeste) plan de libération du monde », Framablog.org, 7 octobre 2014.
- « Dégooglisons Internet : on publie les chiffres ! », Framablog.org, 14 décembre 2016.
- « Cozy Cloud lance un cloud personnel pour aider les particuliers à maîtriser leurs données », Simon Chodorge, Usine-digitale.fr, 26 janvier 2018.
- « Messageries, moteurs de recherche… comment se passer de Google, Facebook ou Twitter », Yves Eudes, lemonde.fr, 17 juin 2018.
- « Mastodon, la riposte à Twitter », Yves Eudes, Le Monde, 17 juin 2018.
- « PeerTube : l’hébergement libre de vidéos est sur les rails », Thierry Noisette, Zdnet.fr, 23 juillet 2018.
- « PeerTube : Le logiciel libre est une alternative crédible à l’hyperpuissance des GAFA », Anaïs Cherif, latribune.fr, 15 octobre 2018.
- « PeerTube, alternative libre à Youtube ? », Oceane Herrero, L’Opinion, 22 octobre 2018.
- « Un capitalisme de surveillance », Shoshana Zuboff, Le Monde diplomatique, janvier 2019.