Le Parisien, L’Humanité, L’Express, Nice-Matin, Sud Ouest : la presse française en difficulté

Actionnaires en retrait, marges insuffisantes, dettes accumulées : les maux de la presse française lui interdisent souvent les investissements nécessaires pour se relancer, même si certains actionnaires, plus que d’autres, pourraient changer les choses.

La promulgation, le 24 juillet 2019, de la loi transposant en France la directive européenne qui crée un droit voisin pour les éditeurs de presse (La rem n°50-51, p.12) constitue, pour les groupes de presse française, un premier pas vers la monétisation de leur audience en ligne, les recettes publicitaires sur internet étant très en deçà des espérances initiales malgré leur succès auprès des lecteurs. Il faudra ensuite que les éditeurs de presse s’entendent et trouvent avec les plateformes les moyens d’une gestion collective de ces droits voisins qui satisfasse aussi les moteurs de recherche et les réseaux sociaux, le risque d’un déréférencement de la presse en ligne étant élevé. Si la presse en ligne et la presse magazine sont dans l’expectative, des amendements prévoyant que la nouvelle rémunération vise prioritairement les groupes qui investissent dans leurs rédactions et contribuent à l’information politique et générale, l’Alliance de la presse d’information générale (AIG), qui fédère les quotidiens nationaux et régionaux, est en revanche en première ligne. Elle espère ainsi récu­pérer entre 250 et 320 millions d’euros chaque année, ce qui correspond à 10 % du chiffre d’affaires des moteurs de recherche et des réseaux sociaux, mais également aux pertes de la presse sur le marché publicitaire en ligne du fait de la captation des ressources par Google et Facebook, selon une étude EY commanditée par l’AIG. Si d’aventure ce financement se révélait pérenne, la presse française retrouvera-t-elle les moyens de se développer ? Sa situation est en effet précaire, y compris pour les groupes bénéficiaires dont les marges sont souvent insuffisantes. Plusieurs événements attestent ces difficultés qui frappent aussi bien la presse locale, la presse nationale ou les magazines d’information.

Ainsi, le 10 juillet 2019, le Groupe Sud Ouest annonçait un plan de départs volontaires de 132 postes, dont 18 journalistes, alors même qu’il a été bénéficiaire en 2017 et 2018. Il s’agit avec ce plan de réduire les pertes liées à la fabrication du journal, le plan visant d’abord l’impression et la distribution, tout en dégageant des moyens pour investir dans le numérique grâce à la réduction de la masse salariale.

D’autres titres sont tout simplement déficitaires ou handicapés par des dettes anciennes qui leur interdisent d’investir dans leur offre éditoriale. Dans la presse locale, Le Parisien relève de cette catégorie. Racheté par LVMH en 2015 (voir La rem n°36, p.30), le titre a été refinancé en décembre 2018 à hauteur de 83 millions d’euros afin d’épurer son passif tout en retrouvant les moyens d’investir, avec pour perspective le retour à l’équilibre. En 2017, les pertes du Parisien s’élevaient en effet à 24 millions d’euros.

Dans la presse quotidienne nationale, L’Humanité est confrontée aux mêmes défis mais n’a guère la possibilité de compter sur un riche actionnaire, le capital du titre étant détenu majoritairement par la Société des amis de L’Humanité. Après deux exercices positifs en 2016 et 2017, à la suite du plan de relance de 2016, lequel s’est traduit par une baisse de la masse salariale, le titre a de nouveau perdu de l’argent en 2018, parce que ses ventes ont reculé et que ses coûts de production augmentent. S’ajoute à cela la difficulté de procéder à une relance éditoriale, ce qui nécessite d’investir. Or, le titre, qui en 2017 a réalisé 26,5 millions d’euros de chiffre d’affaires pour un résultat net de 1,7 million d’euros, est pénalisé par une dette de presque 7 millions d’euros qui dissuade les banques de lui accorder de nouveaux emprunts. Dès lors, l’absence de relance éditoriale n’encourage pas le renouvellement du lectorat, lequel pénalise encore plus le titre dont la dette augmente, ce cercle vicieux ne pouvant être brisé que par un apport immédiat de capitaux.

Si le journal souhaite conserver son indépendance capitalistique, il faudra qu’il compte sur les dons de ses lecteurs et de ses « soutiens » qui représentaient déjà 3 millions d’euros dans le chiffre d’affaires 2017. Le titre espère plus en 2019. Le 30 janvier 2019, il s’est en effet déclaré en cessation de paiement et a demandé son placement en redressement judiciaire auprès du tribunal de Bobigny, ce à quoi le tribunal donnait suite une semaine plus tard. Durant la période d’observation de six mois déclenchée par la mise en redressement, la paye des salariés sera prise en charge par le fonds patronal de garantie des salaires, l’AGS. Le titre a donc des marges de manœuvre nouvelles qui sont élargies par l’appel aux dons lancé à la suite de la cessation des paiements, le quotidien ayant récolté quelque 700 000 euros dans la semaine qui a suivi le lancement de sa souscription populaire. Pour retrouver son équilibre à terme, le titre fondé en 1904 par Jean Jaurès a dû toutefois se résoudre à un plan de sauvegarde de l’emploi, en juillet 2019, qui porte sur 41 des 157 postes, ce qui devrait lui permettre d’économiser 2,3 millions d’euros chaque année.

Dans un contexte tout différent, où la presse devait être financée par les télécoms grâce à la convergence (voir La rem n°40, p.45), le news magazine L’Express a été confronté au retrait de son actionnaire, le groupe Altice, lequel se sépare ainsi d’un foyer de pertes devenu non stratégique (voir infra). En effet, comme la presse quotidienne, la presse magazine d’information connaît une baisse constante de son lectorat, les ventes de L’Express s’établissant à 243 948 exemplaires en diffusion France payée au troisième trimestre 2018, contre 338 239 en 2015 lors du rachat du titre par Altice. Cette baisse très importante des ventes nécessite un redressement, le titre ayant perdu quelque 10 millions d’euros en 2018 pour un chiffre d’affaires de 40 millions d’euros, ce qu’a confirmé Alain Weill, PDG d’Altice France, aux salariés du magazine. Mais cette confirmation est atypique. Le plan de redressement a été annoncé le 12 février 2019, alors qu’Alain Weill indiquait aux salariés devenir actionnaire majoritaire de L’Express, à hauteur de 51 %, aux côtés d’Altice (49 %) dont il continue de diriger les activités françaises. Ce qu’Alain Weil n’a pas ou pu faire comme PDG d’Altice France, il le fera donc en tant que propriétaire de L’Express.

Le changement de majorité au sein du capital de L’Express a pour première conséquence l’ouverture de la clause de cession sur laquelle mise Alain Weill pour convaincre entre 30 et 40 journalistes de quitter la rédac­tion sur les 127 cartes de presse qu’elle compte, dont 110 CDI. Parce que reposant sur le volontariat, une clause de cession déclenchée par l’arrivée d’un nouvel actionnaire majoritaire est plus facile à gérer qu’un plan social, ce qu’aurait dû mettre en place Altice si le groupe avait souhaité réduire les effectifs de L’Express de manière contraignante. Mais l’objectif déclaré d’Alain Weill est bien la relance du titre et non l’externalisation des difficultés de L’Express au bénéfice d’Altice France.

Pour cette relance, il pourra compter sur Altice qui prendra en charge une partie de la clause de cession et contribuera au financement de la modernisation du news magazine, 20 millions d’euros devant être investis en totalité pour un retour à l’équilibre prévu en 2020. Outre la réduction de la masse salariale, Alain Weill souhaite procéder à un repositionnement éditorial fort de L’Express : de news magazine généraliste, celui-ci devrait se recentrer sur quelques thématiques (économie, finances, nouvelles technologies…) traitées de manière approfondie, le britannique The Economist ayant été donné en modèle. L’offre en ligne devrait également être privilégiée, Alain Weill ayant indiqué à plusieurs reprises ne plus croire à l’avenir du papier lors du lancement de SFR Presse. L’Express devrait ainsi se structurer autour de trois équipes pour son offre en ligne, une petite équipe de 10 journalistes chargée du live qui sera en accès libre, une deuxième équipe de 10 journalistes consacrée à l’actualité lifestyle, elle aussi principalement gratuite, et enfin une rédaction solide de 76 journalistes qui se consacrera aux articles de fond. Or, c’est demander à des équipes en place de procéder d’une manière nouvelle dont rien ne dit qu’elles en ont les moyens : faire du journalisme live n’est pas une habitude pour de nombreux journalistes venus de la presse écrite dans ce qu’elle a de plus classique. Au moins le plan d’économie est-il garanti par la clause de cession, ce qui devrait permettre d’améliorer les comptes de L’Express.

De son côté, le groupe Altice continue à se délester de ses activités dans la presse. Après L’Express, il est entré en négociations exclusives avec Alchimie Médias en mai 2019 pour lui céder le magazine 01net, Alchimie Médias étant un sous-traitant de 01net dont il réalise certains hors-séries. L’opération va ainsi transformer l’agence de presse en éditeur à part entière, tout en faisant d’01net, à l’instar de L’Express, un actif isolé plutôt qu’intégré à un groupe de médias. En effet, le chiffre d’affaires d’Alchimie Médias est près de dix fois inférieur au titre qu’elle rachète.

Dans le sud de la France, c’est là encore l’actionnaire qui, par son retrait, impose à un titre, en l’occurrence Nice-Matin, une nouvelle stratégie. Repris en 2014 par ses salariés (voir La rem n°33, p.26) qui s’associeront en 2016 au belge Nethys – 34 % du capital – (voir La rem n° 38-39, p.35), le groupe a multiplié les efforts, avec un plan de départs volontaires portant sur 160 salariés en 2014, puis un second plan en 2016 portant sur 120 salariés. Nice-Matin a par ailleurs réussi sa mue numérique, le groupe comptant 10 000 abonnés numériques sur 125 000 exemplaires, soit près de 10 % de la diffusion. Il s’agit d’une performance notable pour un titre de presse quotidienne régionale, ce qui se traduit dans ses comptes, le chiffre d’affaires issu du numérique étant passé de 400 000 à 4,8 millions d’euros en cinq ans.

Certes, le Groupe Nice-Matin reste encore fragile. Il a perdu 2 millions d’euros en 2017 et approchait de l’équilibre en 2018, tout en affichant une dette de 20 millions d’euros que vient toutefois compenser un patrimoine immobilier exceptionnel. Mais il pensait avoir les moyens de ses ambitions afin d’achever sa mue, l’entrée de Nethys à son capital en 2016 étant assortie d’un pacte d’actionnaires, qui prévoit la prise de contrôle du titre par Nethys au plus tard au 31 décembre 2018, le groupe belge s’étant engagé à monter à hauteur de 51 %, du capital moyennant un apport de 1,6 million d’euros, puis à racheter la totalité des participations des salariés en 2020. Sauf que Nethys, qui est contrôlé par les instances publiques de Wallonie, fait face à des scandales en Belgique et a été sommé de mettre de l’ordre dans ses participations, ce qui l’a conduit à se retirer de la presse française. Le 28 décembre 2018, Nethys annonçait donc son intention de céder sa participation et, avec elle, le pacte d’actionnaires qui lui est associé, plongeant Nice-Matin dans l’incertitude. Avec ce retrait, Nethys évite également le financement de la clause de cession puisqu’il ne sera jamais majoritaire, une obligation qui revient à l’acquéreur de sa participation quand il fera jouer le pacte d’actionnaires afin de prendre la majorité du capital de Nice-Matin.

Très vite, la société Privinvest Media (Valeurs actuelles), contrôlée par l’homme d’affaires Iskandar Safa, s’est portée candidate à la reprise de la participation de 34 % et au rachat des 66 % de capital détenus par les salariés. Mais Nethys n’a pas donné suite, laissant Nice-Matin dans l’expectative, sans moyens nouveaux de financement. Pour forcer Nethys à vendre sa participation, la direction de Nice-Matin, favorable au rachat par Iskandar Safa, a sollicité le tribunal de commerce de Nice qui lui a accordé, le 6 mars 2019, l’ouverture d’une procédure de sauvegarde obligeant Nethys à examiner les propositions de reprise du groupe. Seul acheteur déclaré jusqu’en juillet 2019, Privinvest Media semblait devoir l’emporter avec une offre, valable jusqu’au 31 juillet, qui valorisait la participation des salariés à 4,9 millions d’euros.

Cependant, l’arrivée d’Iskandar Safa à Nice-Matin s’est compliquée dès juin 2019 quand Xavier Niel, actionnaire du Monde et fondateur d’Iliad, a déclaré son intérêt pour Nice-Matin, faisant ainsi émerger une offre possible d’un actionnaire politiquement plus modéré que ne peut l’être Iskandar Safa, le titre Valeurs actuelles étant l’étendard de la droite la plus conservatrice, et ce dans un contexte électoral niçois qui oppose le « très à droite » Éric Ciotti à Christian Estrosi, certes Républicain mais aussi proche de La République en marche. Aucune annonce publique n’étant innocente, Xavier Niel officialisait, le 12 juillet 2019, le rachat de la part de 34 % détenue par Nethys dans le Groupe Nice-Matin, récupérant à son avantage le pacte d’actionnaires lui permettant de racheter les 66 % du capital détenus par les salariés. Ces derniers, qui misaient sur l’offre avantageuse d’Iskandar Safa avec qui ils étaient en négociation depuis plusieurs mois, ont tenté de s’opposer au coup de force de Xavier Niel. Le même jour, les salariés actionnaires réunis en assemblée générale ont rejeté à 60 % le projet de rachat par Xavier Niel au profit de l’offre d’Iskandar Safa. Mais ce vote « pro-Safa », qui mobilise la direction et les personnels administratifs et techniques, n’est pas représentatif des attentes de la rédaction, le collège des journalistes ayant voté à 98,33 % pour l’offre de Xavier Niel. Quant à l’administrateur judiciaire, il a précisé que la dénonciation du pacte d’actionnaires, si elle devait faire suite au vote de l’assemblée générale, conduirait le Groupe Nice-Matin dans une zone d’insécurité juridique qui pourrait l’affaiblir grandement, plaçant de facto le groupe en redressement judiciaire. Même si Iskandar Safa s’était engagé après le vote à prendre en charge les frais de justice en cas de procédure, il a préféré, le 30 juillet 2019, renoncer officiellement à s’emparer de Nice-Matin.

S’il est peu probable qu’un industriel achète un titre de presse exclusivement pour des motivations politiques, il reste que l’arrivée de Xavier Niel à Nice est surprenante. Xavier Niel reproduit à Nice ce qu’il a lancé au Monde avec Mathieu Pigasse et Pierre Bergé. Il a indiqué compter investir 50 millions d’euros dans le groupe, dont 20 millions d’euros pour les parts de Nethys et 10 millions pour les titres détenus par les salariés, tout en annonçant la création d’une société des rédacteurs ayant la possibilité de bloquer l’arrivée d’un nouvel actionnaire.

Sources :

  • « Le groupe Nice-Matin reste convalescent », Chloé Woitier, Le Figaro, 27 avril 2018.
  • « Nethys va se retirer de Nice-Matin », Christiane Navas, M.A., Les Echos, 31 décembre 2018.
  • « Nice-Matin à la recherche d’un nouvel actionnaire », Chloé Woitier, Le Figaro, 3 janvier 2019.
  • « Le Parisien renfloué par LVMH », Chloé Woitier, Le Figaro, 10 janvier 2019.
  • « L’Humanité en grandes difficultés », F. Sc., AFP, Les Echos, 28 janvier 2019.
  • « L’Humanité en cessation de paiement », Chloé Woitier, Le Figaro, 29 janvier 2019.
  • « Le patron d’Altice, Alain Weill, pourrait reprendre L’Express », Marina Alacaraz, Les Echos, 7 février 2019.
  • « Le journal L’Humanité placé en redressement judiciaire », Marina Alacaraz, AFP, Les Echos, 8 février 2019.
  • « Les projets d’Alain Weill, nouveau propriétaire de L’Express », Alexandre Debouté, Le Figaro, 13 février 2019.
  • « Le projet d’Alain Weill pour relancer L’Express », Marina Alacaraz, Les Echos, 13 février 2019.
  • « Nice-Matin obtient l’ouverture d’une procédure de sauvegarde, contestée par son actionnaire belge Nethys », La Correspondance de la Presse, 7 mars 2019.
  • « Altice va revendre son magazine 01net », Chloé Woitier, Le Figaro, 14 mai 2019.
  • « Damien Allemand : « On va faire de Nice-Matin  le Netflix de l’info locale » », upmedias.com, 6 juin 2019.
  • « La presse régionale française : une forteresse fragilisée », Marina Alacaraz, Nicolas Madelaine, Les Echos, 9 juillet 2019.
  • « Sud Ouest : plan de départs volontaires portant sur 132 postes », AFP, 10 juillet 2019.
  • « Nice-Matin divisé sur l’arrivée de Xavier Niel », Chloé Woitier, Le Figaro, 12 juillet 2019.
  • « Nice-Matin : bataille judiciaire en vue », Christiane Navas, N.M., Les Echos, 15 juillet 2019.
  • « Nice-Matin : l’offre de reprise de Xavier Niel rejetée par les salariés »,Vincent-Xavier Morvan, Olivier Lucazeau, AFP, 21 juillet 2019.
  • « Droit voisin : la France devient le premier pays à transposer la directive européenne », Alexandre Piquard, lemonde.fr, 23 juillet 2019.
  • « Semaine décisive pour l’avenir de la presse écrite », Chloé Woitier, Le Figaro, 25 juillet 2019.
  • « Iskandar Safa renonce à Nice-Matin », Chloé Woitier, Le Figaro, 30 juillet 2019.
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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