En publiant un rapport intitulé « Ces journaux qui n’arrivent jamais… », l’association Reporters sans frontières (RSF) rappelle que les professionnels de la distribution des journaux – imprimeurs, transporteurs, dépositaires, kiosquiers – sont également victimes de la censure, comme les journalistes. Et cela même en Europe.
« Tant qu’il n’est pas parvenu dans les mains de son lecteur, un journal reste vulnérable », écrit RSF. Selon son enquête menée auprès des professionnels de l’information et de la distribution de la presse dans 90 pays, les gouvernements ou les États sont désignés, par plus des deux tiers des personnes interrogées, comme les principaux responsables des atteintes à la liberté de la distribution de la presse. Les sujets concernant la politique, la corruption et les questions de sécurité ou de défense figurent parmi ceux qui provoquent le plus couramment des entraves à la distribution. Cette forme de censure intervient le plus souvent avant même que le journal n’existe en tant que tel, avant l’impression, comme en témoignent plus de 60 % des personnes ayant participé à l’enquête. Et selon 41 % d’entre elles, la censure peut également sévir sur les points de vente. Quand ils ne sont pas parvenus à bâillonner les journalistes, les censeurs reportent leurs représailles sur les imprimeurs ou sur les acteurs de la chaîne de distribution. Les moyens employés sont aussi divers qu’efficaces : achat de toute une édition, saisie des exemplaires à l’imprimerie et dans les kiosques, piratage de contenu, instauration d’une taxe douanière rédhibitoire ou organisation d’une pénurie de papier. « Qu’importent la manière et les moyens, l’objectif est toujours le même : empêcher un journal d’être lu », conclut RSF.
« Dernier intermédiaire entre le lecteur et son journal, le vendeur de journaux représente aussi la dernière possibilité de limiter l’accès à l’information », explique RSF en pointant une atteinte à la liberté de distribuer la presse particulièrement insidieuse – « lorsque les marchands de journaux n’ont d’autre choix que de promouvoir la seule presse pro-gouvernementale au détriment de la presse indépendante, qui finit par étouffer économiquement » – ou une censure exercée « de façon radicale et brutale lorsque les marchands de journaux se trouvent directement menacés, voire assassinés ».
En Pologne, les marchands de journaux se retrouvent contraints par le parti polonais au pouvoir, l’ultra-conservateur Droit et Justice (PiS), de présenter de manière « esthétique » et « visible » les titres progouvernementaux, masquant ainsi la presse indépendante et la presse d’opposition sur les présentoirs. S’appuyant sur une « étude maison » concernant les habitudes de consommation de la clientèle des stations-service, la société d’État Lotos Paliwa, à la tête d’un important réseau de stations-service, a imposé en janvier 2017 que soient mis en avant des titres favorables au pouvoir (Nasz Dziennik, Do Rzeczy, Sieci, Wprost et Gazeta Polska). Un an auparavant, la société publique Orlen, qui compte 1 700 stations-service dans le pays, avait résilié un contrat concernant l’exposition du journal d’opposition Gazeta Wyborcza du groupe Agora et de Newsweek Poland, coédité par le suisse Ringier et la filiale polonaise de l’allemand Axel Springer.
En Bulgarie, trois caricaturistes – Tchavdar Nikolov, Tchavdar Georgiev et Christo Komarnitski – luttent pour distribuer Pras-Press, mensuel satirique qu’ils ont lancé en 2017. En effet, sa diffusion est étouffée par l’homme politique le plus riche du pays, Delyan Peevski, à la tête de New Bulgarian Media Group détenant les grands quotidiens The Telegraph et Monitor, mais aussi des chaînes de télévision et des sites d’information, et qui contrôle en outre, « via des hommes de paille », selon RSF, la société privée Agence de distribution nationale. C’est ainsi que, pourtant déclarés vendus, les 10 000 exemplaires du premier numéro de Pras-Press, présentant en Une un dessin satirique du Premier ministre et de la dirigeante du Parti socialiste nus dans un lit, ne sont en réalité jamais parvenus à leurs lecteurs. Le distributeur de presse, via l’Agence nationale de distribution, a essayé de dissimuler l’existence du mensuel satirique. Les exemplaires censément invendus ont été par la suite distribués dans la rue. Les fondateurs de Pras-Press ont reçu le soutien « au nom de la liberté d’expression » de la presse bulgare dans son ensemble et, notamment, du quotidien Sega lui-même victime « au quotidien de ce phénomène de disparition d’exemplaires ». Cafés, librairies, galeries d’art et même quincailleries sont encore aujourd’hui les seuls points de vente qui diffusent chaque mois les 5 000 exemplaires du journal satirique.
À Malte, paradis fiscal où fut assassinée Daphne Caruana Galizia en octobre 2017 (voir infra), le grand quotidien local The Times of Malta est impliqué dans une affaire de corruption révélée il y a trois ans par les Panama Papers. Le chef de cabinet du Premier ministre maltais, Keith Schembri est visé, mais l’enquête est toujours en cours. Cet homme public, qui rappelle volontiers aux journalistes qu’il « paie leur salaire », exerce indirectement un contrôle sur la distribution des journaux en détenant la société Kasco, premier producteur et fournisseur de papier journal de l’île. Pour échapper aux pressions, l’ancienne rédactrice en chef du Times of Malta, Caroline Muscat, a lancé The Shift News, site d’investigation en ligne engagé dans la lutte contre la corruption et la défense de la liberté de la presse.
En France, des partisans du président turc Erdogan ont obtenu par la violence le retrait d’affiches sur un kiosque en banlieue d’Avignon et sur un autre à Valence, affiches représentant la Une du Point du 24 mai 2018 – une photo du président turc titrée : « Le dictateur. Jusqu’où ira Erdogan ? Enquête sur le président turc, sa folie des grandeurs, ses réseaux en France, son offensive sur l’Algérie, ses crimes… ». À la demande de l’hebdomadaire, dénonçant des « attaques aux symboles de la liberté d’expression et de la pluralité de la presse », les affiches ont été reposées sur les kiosques de ces deux villes, deux heures plus tard, mais sous la protection de la police municipale ainsi que des gendarmes. RSF relate que les équipes du Point avaient reçu « des insultes, des intimidations, des injures antisémites et des menaces » sur les réseaux sociaux la semaine précédant la publication de cette Une consacrée à Erdogan.
Le 16 mars 2019, 18e journée de manifestation du mouvement des Gilets jaunes, sept kiosques à journaux étaient en flamme sur l’avenue des Champs-Élysées, dont cinq totalement détruits, et une quinzaine d’autres ont été endommagés, selon MédiaKiosk, société qui gère les points de vente dans la capitale. « Les saccages et pillages perpétrés en marge des manifestations hebdomadaires sont le fait tantôt de manifestants dits radicalisés, tantôt de « casseurs » opportunistes ou d’individus apparentés au groupuscule ultra-violent des « black blocs » », écrit RSF. L’association constate également un climat anti-médias en France, rappelant que les Gilets jaunes dénoncent « le système de désinformation de la presse française, détenue à 90 % par une poignée d’hommes d’affaires milliardaires issus du BTP, de l’armement, du luxe ou de la téléphonie, et proches du pouvoir ». Les kiosquiers, quant à eux, qui travaillent souvent plus de 70 heures par semaine sans gagner correctement leur vie, ne comprennent pas que la colère des manifestants se retourne contre eux. Vice-présidente du Syndicat des kiosquiers avec 30 ans de métier, Nelly Todde explique que « ceux qui se sont attaqués aux kiosques ne devaient même pas savoir que les kiosquiers, des travailleurs indépendants qui galèrent, sont les derniers maillons d’une chaîne de la distribution de la presse ». En outre, les Gilets jaunes ont également mené des actions contre des imprimeries, relate RSF. Les camions de livraison de L’Yonne Républicaine, du Journal du Centre et de La République du Centre à Auxerre ont été empêchés d’effectuer leur tournée le 10 janvier 2019 et 75 000 exemplaires du Courrier de l’Ouest, du Maine Libre et d’Ouest-France n’ont pas pu être distribués depuis leur imprimerie à Angers dans la nuit du 10 février 2019.
L’enquête menée par RSF rappelle également cette exception française qu’est le Syndicat général du livre et de la communication écrite (SGLCE) – la CGT du Livre, représentant unique des ouvriers de la presse quotidienne nationale française, ce qui leur confère un pouvoir « monopolistique » de fait sur la parution des journaux, avec la liberté de bloquer inopinément les rotatives. Ainsi le 26 mai 2016, à la suite du refus des principaux quotidiens d’ouvrir leurs colonnes à Philippe Martinez, à la tête de la CGT, au sujet de la loi Travail, les « ouvriers du livre », comme on les appelle encore, ont annulé leur parution à l’exception de celle de L’Humanité. En 2019, le Syndicat du livre est fortement mobilisé contre la réforme en cours de la loi Bichet de 1947 – « charte » de la vente au numéro en France instaurant un régime solidaire, unique au monde, mais dont le principal protagoniste, le groupe Presstalis (ex-NMPP), a échappé in extremis à la faillite, en mars 2018, grâce à une aide des éditeurs et de l’État.
Adopté le 24 juillet 2019, en première lecture, par l’Assemblée nationale, le projet de loi sur la modernisation de la distribution de la presse prévoit d’ouvrir ce marché à la concurrence au plus tard le 1er janvier 2023. Responsable de l’international chez Presstalis et présidente de Distripress, association pour la promotion de la libre distribution et de la diffusion de presse papier et numérique dans le monde, Carine Nevejans, interrogée dans le cadre de l’enquête menée par RSF, confirme l’existence d’une exception française en matière de distribution de la presse, avec un système offrant à n’importe quel titre la possibilité de choisir d’être distribué sur tout le territoire par l’intermédiaire de coopératives détenues par les éditeurs de presse. Elle rappelle que, dans la plupart des pays, la distribution de la presse est une activité commerciale comme une autre et que les distributeurs sélectionnent librement les titres de presse qu’ils souhaitent vendre. En Angleterre, un distributeur peut à sa guise ne pas référencer tel journal d’opinion ou telle publication à trop faible tirage. Autre exemple : en Belgique, la société Delhaize requiert un montant minimal de son chiffre d’affaires pour distribuer un titre de presse.
« Malheureusement pour la liberté de la presse et pour le droit de tout citoyen à s’informer, force est de constater qu’il y a une vague de déréférencement des titres de presse dans le monde. Sans que cela ne se voie directement, les contraintes économiques que rencontre le secteur de la presse écrite ont une réelle incidence sur le choix démocratique », s’inquiète Carine Nevejans. Face aux bouleversements engendrés par les technologies numériques et à la baisse importante du nombre de points de vente, réformer la loi Bichet pourrait revenir à en perdre l’esprit.
En conclusion de son enquête, RSF formule trois recommandations :
- Respecter les obligations internationales afférentes à la diffusion d’une presse libre, plurielle et indépendante, telles qu’inscrites à l’article 19 du Pacte international sur les droits civiques et politiques (PIDCP) établissant « le droit de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce sans considération de frontières ».
- Assurer une prévention efficace contre toute entrave à la diffusion d’une presse libre, indépendante et plurielle, en créant notamment un délit d’entrave à la diffusion de la presse.
- Renforcer la prévention par une répression rapide et efficace des atteintes à la diffusion de la presse, notamment assurer un suivi judiciaire efficace.
Source :
- « Ces journaux qui n’arrivent jamais », Reporters sans frontières, au soutien financier de la Fondation Sätila, rsf.org, 20 septembre 2019.