En tentant de s’emparer des 20 % de Prisa dans Le Monde Libre, Mathieu Pigasse et Daniel Kretinsky ont menacé l’indépendance obtenue en 2010 dans le cadre d’un pacte d’actionnaires atypique. Xavier Niel joue la surenchère et propose une fondation pour le contrôle du Monde.
En 2010, la Société des rédacteurs du Monde donnait le contrôle du quotidien au trio Bergé-Niel-Pigasse (BNP) et, grâce à son droit de veto, dissuadait l’espagnol Prisa de tenter une prise de contrôle (voir La rem n°17, p.63). Pourtant, Prisa était au capital du titre depuis 2005 et apportait avec lui l’expérience d’un grand groupe de médias, Prisa éditant notamment El País en Espagne. Mais une solution française et atypique a été retenue avec le trio BNP, réuni au sein d’une société en commandite, Le Monde Libre, qui contrôlera 75 % du capital du groupe, le solde étant détenu par le pôle d’indépendance du Monde. Cette société en commandite donne le contrôle du Monde Libre au seul trio BNP, chacun disposant de 26,66 % du capital, le solde, 20 % du capital du Monde Libre, restant détenu par Prisa qui n’a pas de pouvoir décisionnaire.
Les nouveaux statuts de l’entreprise vont par ailleurs donner à la Société des rédacteurs du Monde un droit de regard sur la nomination du directeur du quotidien en même temps que les statuts du Monde Libre interdisent à un actionnaire de devenir majoritaire. Cette configuration originale de l’actionnariat du Monde, gage de son indépendance à l’égard des « pouvoirs économiques », a finalement tenu et permis au journal de retrouver progressivement des perspectives. Mais elle était fragile parce qu’elle supposait implicitement la fidélité des actionnaires sur le long terme.
Cet équilibre fragile a été rompu une première fois en octobre 2018 quand le quotidien a révélé que Mathieu Pigasse, l’un des actionnaires du Monde Libre, était entré en négociations exclusives avec Czech Media Invest pour lui céder sa part (voir La rem n°49, p.44). Finalement, la pression des journalistes comme celle de Xavier Niel conduira Matthieu Pigasse à ne céder que 49 % de sa participation dans Le Nouveau Monde, la société à travers laquelle il apparaît dans le Monde Libre. Le solde du capital du Nouveau Monde est détenu par Daniel Kretinsky, qui contrôle Czech Media Invest, ce dernier ayant vocation à prendre le contrôle de la totalité du Nouveau Monde.
Ce changement d’actionnaires au sein du trio BNP a été perçu comme une trahison par les journalistes du Monde. En effet, la mort de Pierre Bergé en 2017 a neutralisé une grande partie de l’influence associée à sa participation dans Le Monde Libre, ses ayants droit réunis dans Berlys Media ne jouant pas de rôle significatif au sein du trio d’actionnaires. En envisageant de se retirer, Mathieu Pigasse laisse donc seul Xavier Niel face à Daniel Kretinsky, dont les intentions sont immanquablement différentes de celles qui ont animé à l’origine le trio BNP. C’est pour éviter un tel scénario que les journalistes du Monde ont obtenu de Daniel Kretinsky et de Matthieu Pigasse qu’ils négocient un dispositif spécial entre les actionnaires et le pôle d’indépendance du Monde, donnant à ce dernier un droit de regard sur tout changement à venir dans la composition de l’actionnariat du groupe. Daniel Kretinsky ne contrôlant à ce jour que 49 % du capital du Nouveau Monde, sa prise de contrôle de la participation de Matthieu Pigasse pourrait ainsi se traduire par une annulation des droits qui lui sont associés. Sauf que ce protocole n’a jamais été signé, Daniel Kretinsky n’étant pas parvenu à trouver un terrain d’entente avec les journalistes du pôle d’indépendance du Monde. En l’absence d’accord, Xavier Niel se refuse à dialoguer avec Daniel Kretinsky sur la gestion du Monde, ce qui bloque plus encore le fonctionnement du pacte d’actionnaires.
Néanmoins, Daniel Kretinsky et Matthieu Pigasse ont annoncé, le 17 juillet 2019, leur montée au capital du Groupe Le Monde, la société Le Nouveau Monde étant entrée en négociations exclusives avec Prisa pour lui racheter ses parts. Ce dernier abandonne ainsi son aventure dans la presse française et récupère des liquidités alors qu’il ploie sous une dette importante contractée dans le cadre de ses activités audiovisuelles en Espagne. Prisa représente 20 % du Monde Libre, auquel il faut ajouter les 26,66 % détenus par Le Nouveau Monde, ce qui fait de l’attelage Pigasse-Kretinski l’actionnaire principal et presque majoritaire du Nouveau Monde, même s’il ne dispose que d’un tiers des votes, les 20 % du capital détenus par Prisa étant dénués de droits économiques.
Cette annonce peut être perçue comme une provocation, Xavier Niel ayant officiellement annoncé qu’il « prendrait comme une agression » une telle opération. Quant aux salariés, ils souscrivent pour l’essentiel au courriel, envoyé à ses équipes par le directeur du Monde, Jérôme Fenoglio lors de l’annonce de l’opération et depuis rendu public, dans lequel il explique que « la démarche entreprise auprès de Prisa ne peut être interprétée par nos rédactions que comme une mise devant le fait accompli qui cache mal une forme d’intimidation ». Concrètement, avec 46,66 % du capital du Monde Libre, il sera difficile pour les journalistes, dans le dispositif spécial de négociation avec Daniel Kretinsky, de lui refuser un droit de regard sur les choix stratégiques du quotidien. D’autant que Daniel Kretinsky a pour lui l’avantage de celui qui dispose de liquidités. En effet, Prisa a tenté de céder sa participation à Xavier Niel et à Matthieu Pigasse, Les Echos indiquant que le groupe espagnol en exigeait 7 millions d’euros, quand Daniel Kretinsky et Matthieu Pigasse proposeraient désormais au groupe espagnol quelque 15 millions d’euros. L’avenir du Monde, ou au moins de son actionnariat, est donc en jeu. Si d’aventure Daniel Kretinsky parvient à en prendre progressivement le contrôle, ce serait la première fois qu’un grand quotidien national serait contrôlé par des capitaux étrangers, seule la presse quotidienne nationale économique s’étant déjà retrouvée dans cette situation quand Les Echos étaient contrôlés par Pearson, avant leur revente à LVMH en 2007 (voir La rem n°5, p.13).
Les péripéties des actionnaires du Monde devaient ne pas s’arrêter là. Début septembre 2019, le pôle d’indépendance, qui représente les journalistes au sein du capital du Monde, fixait aux actionnaires un ultimatum, au 17 septembre, pour signer l’agrément. Xavier Niel s’est empressé de le faire dès le 9 septembre, la pression maximale étant portée sur Matthieu Pigasse et son associé, Daniel Kretinzky. Le 10 septembre 2019, la totalité de la rédaction publiait une tribune dans Le Monde exigeant la signature du droit d’agrément et, le vendredi 13 septembre, 500 personnalités signaient une pétition publiée dans Le Monde, qui réclamait aux actionnaires la reconnaissance du droit d’agrément défendu par la rédaction du quotidien. Le 16 septembre 2019, Les Echos indiquaient de leur côté que Bercy envisagerait d’étendre aux médias le contrôle des investissements étrangers, menaçant de facto les ambitions de Daniel Kretinsky à l’égard du Monde. Finalement, le 19 septembre 2019, Matthieu Pigasse signait à son tour, mais en ayant au préalable obtenu une modification du droit d’agrément. La nouvelle version prévoit qu’en cas de revente de ses parts, l’acheteur agréé par la rédaction devra verser un prix plancher correspondant à son investissement dans Le Monde, estimé à 57 millions d’euros en 2019. Matthieu Pigasse a par ailleurs proposé à cette occasion de partager avec Xavier Niel le rachat de la participation de Prisa afin que les actionnaires qui ont le co-contrôle du quotidien soit à égalité en termes de capital. Sauf que Matthieu Pigasse envisage très probablement de se désengager du Monde. C’est probablement la raison pour laquelle Xavier Niel cherche à le pousser dans ses retranchements. En réponse, il a proposé que les parts de Prisa qu’il pourrait co-acheter avec Matthieu Pigasse soient cédées au pôle d’indépendance pour un euro symbolique, afin de renforcer ce dernier face à d’éventuels nouveaux actionnaires. Et Xavier Niel a même évoqué la transformation du Monde en fondation, ce qui reviendrait ainsi, pour les actionnaires, à renoncer aux millions d’euros investis. Ce n’est pas le sens de la clause imposée par Matthieu Pigasse en contrepartie de la signature du droit d’agrément.
Sources :
- « Au Monde, les couteaux sont tirés entre Niel et Kretinsky », Chloé Woitier, Enguérand Renault, Le Figaro, 18 juillet 2019.
- « Bataille d’actionnaires pour le contrôle du Monde », Nicolas Madelaine, Fabienne Schmitt, Les Echos, 18 juillet 2019.
- « Le Monde presse le duo Pigasse-Kretinsky », Chloé Woitier, Le Figaro, 11 septembre 2019.
- « Crise ouverte au groupe Le Monde », Fabienne Schmitt, Les Echos, 16 septembre 2019.
- « L’Etat projette d’étendre aux médias le contrôle des acquisitions étrangères », Anne Drif, Les Echos, 16 septembre 2019.
- « Niel propose une fondation pour Le Monde », Chloé Woitier, Le Figaro, 20 septembre 2019.
- « Le Monde : bras de fer entre Mathieu Pigasse et Xavier Niel », Fabienne Schmitt, Les Echos, 20 septembre 2019.