Déclaré « chantier prioritaire du quinquennat » promis par le président Emmanuel Macron, l’application d’offres culturelles destinées aux jeunes de 18 ans, assortie d’un crédit de 500 euros pour chacun, n’a pas rencontré le succès attendu, ni du côté des usagers présumés, ni du côté des professionnels du secteur.
L’annonce
L’ambition est d’encourager les pratiques culturelles des 800 000 jeunes âgés de 18 ans, en leur donnant l’opportunité d’y accéder grâce à un crédit de 500 euros par tête à dépenser via une plateforme qui rassemble les offres et les biens culturels proposés par des acteurs partenaires (spectacles, musées, cours, livres, musique, etc.). Pilotée par le ministère de la culture, l’expérimentation a débuté le 1er février 2019 auprès d’un panel représentatif de 12 000 jeunes volontaires et avec 1 400 acteurs culturels, dans cinq départements : Bas-Rhin, Finistère, Guyane, Hérault et Seine-Saint-Denis. Elle a été élargie en juin 2019 à l’ensemble de la Bretagne, aux Ardennes, au Doubs, à la Nièvre, la Saône-et-Loire, le Val-de-Marne et le Vaucluse. Sur ces quatorze départements, 150 000 jeunes étaient susceptibles d’être concernés par les propositions des 1 661 structures culturelles inscrites sur la plateforme au 24 juin 2019.
Défini par le gouvernement comme « un outil de politique culturelle », le pass Culture doit servir en outre à « promouvoir la programmation culturelle payante ou gratuite », à « valoriser les actions de médiation culturelle existantes » et à « comprendre les usages culturels des jeunes ». Empruntant l’esprit collaboratif d’un réseau social, le pass Culture est envisagé comme « un dispositif pensé et construit collectivement avec les acteurs culturels, les jeunes et les collectivités territoriales ». Sur le site pass.culture.fr, la démarche est ainsi expliquée : « Tout au long du processus, nous partagerons toutes les évolutions du système, de la recommandation à son mode de financement en passant par l’implication des partenaires et, à l’issue, nous réaliserons une évaluation. » Les professionnels du secteur de la culture sont invités à enrichir la plateforme de leur offre, le catalogue de propositions devant couvrir à terme l’ensemble du territoire et refléter la diversité culturelle des régions. Le dispositif a prévu des ateliers de réflexion afin de mesurer l’efficacité de l’application et de la perfectionner.
Concrètement, le pass Culture est une application mobile gratuite comme les autres, ayant recours à la géolocalisation pour proposer des offres de proximité – audiovisuel (DVD et VOD) ; cinéma (abonnements, projections, séances ou événements) ; spectacles vivant ; jeux (abonnements, événements, rencontres ou concours) ; livres (bibliothèques, achats en librairie, livres numériques, rencontres) ; musées-patrimoine (abonnements, expositions, visites ou activités spécifiques) ; musique (abonnements, concerts, festivals, supports physiques ou en ligne, instruments) ; pratiques artistiques (abonnements ou stages ponctuels) ; conférences-débats-dédicace ; presse en ligne et œuvres d’art – cette dernière catégorie laissant un peu dubitatif. Conformément aux pratiques numériques, l’application pass Culture propose une recherche par filtre thématique ou en mode aléatoire, ainsi qu’une fonctionnalité de partage entre amis.
Afin d’inciter les jeunes à aller vers ce qu’ils connaissent sans doute peu ou pas du tout, une limite des dépenses à 200 euros a été fixée pour les produits culturels comme les CD, livres, DVD, instruments de musique, ainsi que pour les offres en ligne (musique en streaming, VOD, presse, jeux vidéo), tandis que la totalité du crédit de 500 euros peut être consacrée au théâtre, concerts, cinéma, musées et cours d’art. Le dispositif prévoit le remboursement par l’État, à concurrence de 20 000 euros, des prestations ou des biens culturels fournis par les entreprises, exception faite des services en ligne tels que Canal+, OCS ou Deezer qui gagnent en retour un panel de jeunes consommateurs, sans doute de futurs clients.
En novembre 2019, le ministère de la culture a délivré une première évaluation de la plateforme. En neuf mois, 35 000 jeunes se sont inscrits. Ils ont acquis 93 000 prestations ou biens culturels auprès de 2 700 acteurs proposant 655 000 offres au total, ce qui équivaut à 321 réservations par jour. Plus des deux tiers (69 %) des réservations privilégient les biens physiques et les activités culturelles, au premier rang desquels le livre qui totalise 45,1 % des offres consommées, essentiellement les œuvres classiques inscrites au programme scolaire. Viennent ensuite, dans l’ordre de préférence des jeunes, la musique avec des billets de concert ou de festival de musique (12,3 %) et un abonnement à un service en ligne (11,3 %) ; l’audiovisuel (10 %) ; le cinéma (3,8 %) ; la presse (2,6 %). Les contenus numériques représentent moins d’un tiers (31 %) des offres choisies par les jeunes.
Ce premier bilan de pass Culture répartit les consommateurs de 18 ans selon trois catégories : un tiers d’entre eux ont commandé une seule fois pour un faible montant, souvent un livre, un vinyle ou une offre numérique ; la majorité (41,2 %) ont consommé entre deux et quatre offres, principalement des activités onéreuses et enfin, plus d’un quart (27,5 %) ont choisi plus de cinq prestations ou biens divers (musique, livres, offres en ligne…).
À la mi-décembre 2019, le ministère de la culture confirmait le regain d’intérêt pour le pass Culture depuis la rentrée de septembre, en annonçant 118 000 réservations effectuées par 38 000 jeunes de 18 ans inscrits, toujours dans le périmètre des quatorze départements pilotes. L’objectif est d’atteindre 60 000 utilisateurs au printemps 2020.
Afin de « mieux structurer et cadrer son organisation et ses coûts de fonctionnement », la gestion et le développement du pass Culture ont été confiés depuis juillet 2019 à une société anonyme simplifiée (SAS), dont sont actionnaires l’État (70 %) et la Caisse des dépôts et de consignations (30 %).
Dans les faits
« Clé vers la liberté pour les jeunes » selon les mots du ministre de la culture Franck Riester, le pass Culture a été adopté par 23 % de la population visée : 35 000 utilisateurs sur les 150 000 jeunes de 18 ans recensés dans les départements sélectionnés. En outre, ils ont dépensé 94 euros seulement sur leur crédit de 500 euros, sans donner la préférence aux théâtres ou aux musées.
Dotée d’un comité stratégique, conduit par Isabelle Giordano, ancienne directrice générale d’UniFrance, la nouvelle SAS a été lancée en juillet 2019 afin de « créer les conditions adéquates pour la pérennisation et la généralisation du pass Culture ». Elle correspond aussi à un changement de direction de l’équipe chargée de développer le projet gouvernemental. Le haut fonctionnaire Damien Cuier (ancien directeur financier de France Télévisions et ancien directeur général de la chaîne Numéro 23) prend les rênes de la nouvelle société, remplaçant Éric Garandeau, ancien président du CNC, auquel avait été confiée la direction de la mission pass Culture dès 2018. En novembre 2019, le site d’information Mediapart révèle le versement de 651 600 euros à la société Garandeau consulting entre septembre 2018 et mai 2019, soit le paiement d’une prestation consistant notamment à trouver des fonds privés pour financer le pass Culture. Au sein de la nouvelle direction, Éric Garandeau a conservé un poste de conseiller jusqu’à la fin de l’année 2019. Des voix se sont fait entendre, au sein du nouveau comité stratégique composé de bénévoles, qui ont considéré la rémunération à la direction de la nouvelle SAS comme « injustifiable ».
En ce qui concerne le financement du dispositif, il s’agit de trouver 400 millions d’euros, soit le coût annuel du pass Culture lorsqu’il sera étendu à l’ensemble des jeunes de 18 ans. L’État, qui a dépensé 5 millions d’euros en 2018, puis 15 millions en 2019 et qui en consacrera 39 millions en 2020, compte à terme sur un financement privé à hauteur de 80 %, soutien pour l’heure inexistant. Selon l’enquête de Mediapart, le président de la SAS pass Culture n’envisagerait pas la possibilité de toucher 100 % des jeunes de 18 ans et compterait, à terme, sur 150 000 inscrits pour un budget de 80 millions d’euros.
Outre la recherche de mécènes, la vente en marque blanche de la technologie de billetterie géolocalisée pourrait devenir une source d’autofinancement. Quant au développement de la plateforme, de nouvelles pistes vont être explorées en 2020, notamment la conception d’un algorithme pouvant proposer aux jeunes de 18 ans, en fonction de leur profil, des expériences culturelles nouvelles, susceptibles de les faire sortir de leur « bulle d’intérêts » : une offre de cinéma enrichie et la possibilité de consommer leur crédit sur deux ans. L’expérimentation du pass Culture sera prolongée jusqu’en 2021 et sa généralisation au niveau national repoussée en 2022.
« Si un chéquier arrivait à résoudre la fracture culturelle, ce que des milliers d’acteurs sur le terrain ont un mal fou à corriger, ce serait miraculeux », écrit le chroniqueur du Monde Michel Guerrin. Dans les milieux défavorisés, les jeunes de 18 ans ne sont pas entièrement libres ou responsables de leurs « choix » dans le domaine culturel. Si la tendance issue du premier bilan ne s’inverse pas, le pass Culture aura confirmé, s’il en est encore besoin, que la gratuité ne lutte pas seule contre des « goûts » forgés très tôt à l’école et en famille. En Italie, le Bonus Cultura lancé en 2016, dont s’est inspiré Emmanuel Macron, n’a pas servi à faire tomber les barrières.
Sources :
- Dossier de presse de lancement, pass.culture.fr/communication, 1er février 2019.
- Communiqué de presse, 2e vague, pass.culture.fr/communication, 4 juin 2019.
- « Le pass Culture procure surtout des passe-droits », Antoine Pecqueur, Mediapart.fr, 1er novembre 2019.
- « Le pass Culture tarde à décoller », Sandrine Blanchard, lemonde.fr, 13 novembre 2019.
- « Pass Culture : premier point d’étape 9 mois après le lancement », communiqué de presse pass.culture.fr/communication, 20 novembre 2019.
- « L’expérimentation de pass Culture auprès de 35 000 jeunes de 18 ans fait apparaître trois types de profils de consommation », La Correspondance de la Presse, 27 novembre 2019.
- « Mauvaise passe pour le pass Culture », Michel Guerrin, Le Monde, 7 décembre 2019.