En devenant à nouveau un acteur central du foot à la télévision, Canal+ se donne les moyens de conserver sa possibilité de distribuer les offres sportives de ses concurrents. En misant sur les films et les séries françaises, la même logique lui permet de distribuer Netflix et Disney+ en espérant ne pas faciliter la fuite de ses abonnés vers ses nouveaux partenaires et concurrents. L’agrégation des offres et leur distribution devient ainsi le relais de croissance du groupe sur le marché français.
La SVOD gagne progressivement la partie, moins en pénalisant l’économie des chaînes qu’en bouleversant les usages. Ainsi, une série comme Killing Eve sur la BBC réalise plus des trois quarts de son audience sur l’iPlayer, que ce soit via le preview ou en replay. En France, le replay a compté pour près d’un quart de l’audience du Bazar de la charité, une coproduction entre Netflix et TF1. La télévision est regardée de moins en moins en direct : l’avenir des chaînes se jouera en partie, si ce n’est complètement, sur internet. C’est ce constat qu’a établi le Groupe Canal+, leader historique de la télévision payante en France et donc premier groupe à être frappé de plein fouet par la concurrence de la SVOD, dont Netflix qui revendique désormais 6,7 millions d’abonnés en France. En comparaison, Canal+ n’a plus que 4,5 millions d’abonnés directs en France, et 8,3 millions d’abonnés en comptant ceux, moins rémunérateurs, apportés dans le cadre des accords avec les fournisseurs d’accès à internet (voir La rem n°41, p.91).
C’est un modèle qu’il faut repenser. Historiquement, l’édition de chaînes, avec Canal+ en navire amiral grâce au sport et au cinéma, a justifié l’auto-distribution de Canal+ qui ignorait la concurrence pour mieux l’étouffer. Cette stratégie ne suffit plus à contenir les offres des acteurs over the top spécialisés comme Netflix dans les séries et les films ou beIN Sports, RMC Sports et les futures chaînes Mediapro pour les chaînes dédiées au sport.
Comme distributeur, le Groupe Canal+ dispose toutefois encore d’un atout grâce à sa chaîne premium : sa clientèle est plus âgée et plus aisée que celle de Netflix et des offres concurrentes à bas prix. Certes, le groupe a dû consentir à abaisser à 20 euros le prix de l’abonnement à Canal+ afin de prendre en compte la baisse tendancielle des prix des abonnements que la SVOD favorise grâce au tarif de référence imposé par Netflix, aux alentours de 10 euros. Il reste qu’un abonnement à Canal+ est toujours plus cher qu’un abonnement à Netflix. Dès lors, Canal+ est contraint de rester un éditeur de référence, notamment sur les programmes qui constituent le cœur de son offre : le sport, le cinéma et désormais les séries. Comme éditeur de référence, il peut également s’imposer comme distributeur de référence. Si le groupe a renoncé à l’auto-distribution, il n’a pas renoncé à son métier d’agrégateur d’offres et le repense en ligne en proposant des offres couplées avec celles de ses concurrents. Cette stratégie doit sauver Canal+ car si le groupe est performant à l’échelle internationale, le cœur de son activité – qu’il s’agisse de chiffre d’affaires, de production ou de distribution – il l’est moins pour l’instant sur le marché français.
Preuve des difficultés du groupe en France, Canal+ a confirmé, en juillet 2019, un nouveau plan social portant sur 492 postes, soit presque 20 % de l’effectif des 2 600 salariés français. C’est le quatrième plan social en quatre ans et la diminution de la masse salariale, donc des coûts fixes, ne suffira pas à ramener la rentabilité. Il est également nécessaire d’amortir les coûts auprès d’un plus grand nombre d’abonnés, ce que font les services de SVOD qui misent sur une diffusion planétaire.
En ce sens, le rachat de M7 est un moyen de sécuriser les capacités d’investissement du groupe dans les contenus premium. Canal+ investit en effet chaque année 3 milliards d’euros dans les contenus pour un chiffre d’affaires total de 5,2 milliards d’euros en 2018. Tout l’enjeu est de savoir si cette somme est suffisante pour permettre à un acteur local de résister aux concurrents mondialisés, Netflix dépensant chaque année au moins cinq fois plus que Canal+, et cela presque exclusivement dans la production de films et de séries. Or, sur ces 3 milliards annuels, Canal+ dépense 500 millions d’euros dans le cinéma, le groupe étant le principal financeur du cinéma français parce qu’il bénéficie d’une fenêtre avantageuse de diffusion des films grâce à la chronologie des médias. Mais cet avantage a aussi une très importante contrepartie : au titre des obligations de financement de la production indépendante, Canal+ finance de très nombreux films dont il ne contrôle pas les droits après leur première diffusion (voir La rem n°50-51, p.89). Les séries ne représentent pour l’instant qu’un investissement de 80 millions d’euros par an, un montant qui doit à terme augmenter car ces séries sont devenues l’un des principaux motifs d’abonnement. Enfin, le sport se taille la part du lion : le groupe a dû consentir une dépense de plus de 600 millions d’euros en quelques mois pour sécuriser ses droits, rappelant ainsi que le sport reste le meilleur allié des chaînes face aux services de SVOD qui n’ont pas encore pris vraiment pied sur ce segment du marché des droits audiovisuels.
L’activité d’éditeur de Canal+ semblait en effet compromise après la perte des droits de diffusion de la Ligue 1, lors de l’appel d’offres du printemps 2018 portant sur les saisons 2020-2024, lequel avait vu le groupe espagnol Mediapro s’emparer de trois des quatre lots et beIN Sports ne conserver qu’un lot pour la diffusion de matchs en direct (voir La rem n°48, p.103). Avec la Champions League et la Premier League sur RMC Sports, il ne restait presque plus rien à Canal+ pour garantir la pertinence de son offre sportive. L’investissement a donc été privilégié parmi ces droits stratégiques. Le 31 octobre 2018, Canal+ annonçait s’être emparé des droits de la Premier League pour les saisons 2019-2022, la compétition britannique de football étant parmi les plus prestigieuses au monde. Mais il aura fallu au groupe dépenser 115 millions d’euros par saison, ce qu’Altice avait auparavant consenti pour s’emparer de ces droits, un montant qui, à l’époque, était considéré comme très élevé (voir La rem n°40, p.40). Canal+ n’avait pas le choix et il devait impérativement s’assurer de contrôler quelques droits stratégiques dans le football, la Premier League permettant notamment de proposer des matchs le samedi et le dimanche après-midi, les créneaux qui sont ceux de la L2 en France. S’ils n’ont pas l’avantage du local, les matchs joués outre-Manche ont ici celui de la notoriété, voire de l’intensité !
Canal+ aura dû attendre encore un an pour confirmer son grand retour dans le football. Le 29 novembre 2019, le groupe remportait l’essentiel des droits de la Ligue des champions pour les saisons 2021-2024, soit les 33 meilleures rencontres, quand beIN Sports s’emparait du troisième lot, qui privilégie le volume avec 104 rencontres. La chaîne TF1 remporte de son côté le droit de diffuser la finale en clair. Ensemble, les trois groupes ont déboursé 375 millions d’euros par saison, selon L’Équipe, soit 20 % de plus que lors des précédentes enchères remportées par Altice qui avait, à l’époque, plus que doublé le montant des droits par rapport à la saison précédente (voir La rem n°42-43, p.51). Cette surenchère était nécessaire pour Canal+. Avec la Premier League et le meilleur de la Ligue des champions, son offre de foot redevient crédible.
Ce faisant, Canal+ devient un acteur primordial du marché français : RMC Sports est affaiblie parce qu’elle perd tous ses droits stratégiques, la Premier League et la ligue des Champions ; beIN Sports conserve deux droits importants, le lot 3 de la Ligue des champions et un lot sur quatre de la Ligue 1, une offre insuffisante pour s’imposer en alternative à Mediapro ; ce dernier contrôle en effet l’essentiel des droits de la Ligue 1 mais, sur la période où il les détient, il ne peut plus espérer disposer des autres droits stratégiques qui ont été récupérés par Canal+. Une alliance avec Canal+ est du coup obligatoire pour proposer le meilleur du football en France. Pour beIN Sports, le risque est que Mediapro finisse par s’entendre avec Canal+, beIN Sports étant dans ce cas condamné à une mort lente, comme cela risque de l’être pour RMC Sports.
Afin d’éviter un tel scénario, beIN Sports s’est très vite entendu avec Canal+ qui a confirmé, le 10 décembre 2019, racheter à son concurrent les droits de diffusion du lot qu’il détient sur la Ligue 1. L’opération se fait à prix coûtant, soit 330 millions d’euros, ce qui permet à Canal+ d’accéder à 28 des 38 meilleurs matchs, les 10 meilleurs matchs étant la propriété de Mediapro. L’accord avec beIN Sports confie également à Canal+ une exclusivité pour la distribution des chaînes du groupe qatari, qui isole de facto les offres à venir de Mediapro. Canal+ peut donc être en mesure d’imposer à Mediapro la reprise de ses chaînes au sein d’une offre plus large qu’il pourra distribuer, d’autant que Mediapro aura besoin d’une pénétration significative de ses offres s’il doit amortir le coût des droits de la Ligue 1. Ici, l’activité d’édition de Canal+ protège ses ambitions de distributeur et de super-agrégateur de chaînes : en disposant de contenus stratégiques, Canal+ oblige les éditeurs concurrents à accepter d’être distribués au sein de ses offres « tout-en-un », qui deviennent les seules, sur le marché français, à fédérer les programmes les plus recherchés.
La même logique se retrouve cette fois-ci pour les films et les séries. Sur ce segment de marché, où dominent les acteurs de la SVOD, Canal+ a l’avantage de proposer aussi une offre qui repose sur le football, ce qui la distingue indubitablement de ses concurrentes. Canal+ se distingue également par sa volonté de proposer la meilleure offre de films en France, ainsi que le meilleur des séries françaises face à des acteurs qui dépendent d’abord de leur catalogue américain.
Outre son avantage comparatif, sur le cinéma, du fait de ses obligations de contribution au financement, Canal+ mise désormais et de plus en plus sur les séries, notamment depuis que l’Autorité de la concurrence a allégé les obligations qui pèsent sur le groupe en le laissant proposer en exclusivité les séries qu’il finance sur ses services à la demande (voir La rem n°44, p.5). Alors qu’il a décidé de fermer CanalPlay, son premier service de SVOD qui proposait un catalogue ancien et peu compétitif face à Netflix, faute de programmes en exclusivité, le Groupe Canal+ se repositionne sur les offres non linéaires en misant désormais sur ses propres séries.
Il a lancé, le 12 mars 2019, une nouvelle offre de SVOD baptisée Canal+ Séries composée à 80-90 % de séries exclusives, sur un total de 150 séries au lancement. Parmi ces séries, celles des studios américains partenaires du groupe (Warner, Showtime) et surtout les séries françaises financées par Canal+ et diffusées sur la chaîne premium constituent la part la plus notable de l’offre. À 6,99 euros pour un accès unique (et 9,99 pour deux flux, soit le même prix que le tarif de base de Netflix), l’offre Canal+ Séries vise d’abord les jeunes, marché historique de Netflix. Si la direction du Groupe Canal+ rappelle que la vraie alternative à Netflix est myCanal, la plateforme en ligne qui décline l’offre de Canal+ et de ses chaînes spécialisées, il demeure que Canal+ Séries est une nouvelle déclinaison de l’offre qui vise bien, par son tarif attractif, à élargir le parc des abonnés en direction des offres d’entrée de gamme. Ce sont ces offres qui ont fait le succès de Netflix en France et grâce à elles, Netflix est certes devenu le premier acteur en volume par le nombre d’abonnés, mais ne l’est pas encore en valeur, Canal+ contrôlant le marché des abonnements plus haut de gamme.
Parallèlement au lancement de Canal+ Séries, le groupe a également confirmé augmenter son budget dans les séries pour passer de 8-10 séries par an à 12 en 2020, soit une nouvelle série chaque mois en moyenne. Parmi celles-ci, 8 à 10 seront des séries originales, contre 6 par an. Canal+ va ainsi augmenter son budget dans les séries originales de 60 à 90 millions d’euros, soit l’équivalent de la dépense de Netflix en France. Ces séries originales seront diffusées sur Canal+ et MyCanal pour les abonnés à la chaîne premium et, simultanément, sur Canal+ Séries. Autant dire que Canal+ Séries permet de mieux amortir le coût des séries tout en ne générant pas de dépenses supplémentaires, en même temps que l’offre permet d’habituer un public jeune à l’univers Canal. Les séries ont par ailleurs l’avantage de fidéliser les abonnés du fait de leur déclinaison en saisons : ainsi, après six mois, Canal+ Séries comptait un million d’abonnés dont 72 % déclaraient ne pas vouloir se désabonner.
Cinéma, football, offre de séries françaises en exclusivité : les trois principales raisons pour s’abonner à Canal+ sont celles qui font de Canal+ une offre premium à part en France. Mais le coût d’une telle offre ne peut pas être facilement amorti. Avec la concurrence de la SVOD pour les séries et des chaînes sportives pour les droits de retransmission, les coûts augmentent inexorablement. Dans ce contexte, l’extension du parc d’abonnés devient impératif, dans un environnement où les forfaits compétitifs de la SVOD imposent de baisser ses tarifs : Canal+ est désormais facturé 20 euros par mois et, pour toucher les plus jeunes, Canal+ Séries est facturé 6,99 euros. L’effet de ciseau est inévitable et le groupe doit trouver de nouvelles recettes. Certes, le niveau international reste un moyen d’amortir le coût des productions originales.
Ce n’est pas le cas, en revanche, pour les droits sportifs. Sur le marché national, la stratégie sera alors d’utiliser l’offre premium pour s’imposer aussi comme un distributeur essentiel et prélever une commission pour la distribution des offres des concurrents. Mais c’est prendre le risque d’offrir à ces mêmes concurrents la possibilité de convaincre les clients de Canal+ de renoncer à leurs abonnements haut de gamme pour préférer des offres over the top, commercialisées directement à des tarifs très avantageux. C’est ce risque que le groupe assume en s’étant entendu avec Netflix pour le distribuer dans ses offres depuis le 15 octobre 2019. Pour Canal+, qui couple ses séries avec celles de Netflix et d’OCS, c’est la possibilité de proposer une offre presque universelle de séries face à l’arrivée annoncée de Warner et d’autres sur le marché français. Pour Netflix, l’objectif est d’élargir sa cible d’abonnés en direction des foyers et des cibles d’âge où la dépense est la plus élevée. La même logique a présidé à l’accord, annoncé le 16 décembre 2019, entre Canal+ et Disney pour la distribution de Disney+ lors de son lancement en mars 2020. Disney+ sera proposé seul en OTT et le service de SVOD sera intégré de manière exclusive dans les packs familiaux de Canal+/myCanal.
Sources :
- « Football : Canal+ récupère les droits de la Premier League », Florian Maussion, N.M., Les Echos, 2 novembre 2018.
- « Canal+ se relance dans le sport », Enguérand Renault, Alexandre Debouté, Le Figaro, 2 novembre 2018.
- « Canal+ affûte son arsenal anti-Netflix », Nicolas Madelaine, Fabienne Schmitt, Les Echos, 12 mars 2019.
- « Canal+ lance une nouvelle offre 100 % séries », Caroline Sallé, Le Figaro, 12 mars 2019.
- « Canal+ envisage de supprimer 500 postes », Caroline Sallé, Le Figaro, 5 juillet 2019.
- « Canal+ confirme la suppression de 492 postes en France », Enguérand Renault, Chloé Woitier, Le Figaro, 10 juillet 2019.
- « Canal+ passe à dix séries originales par an », Nicolas Madelaine, Les Echos, 29 août 2019.
- « Canal+ et Netflix s’allient pour doper leurs abonnements en France », Nicolas Richaud, Les Echos, 17 septembre 2019.
- « Canal+ va bientôt distribuer Netflix », Caroline Sallé, Le Figaro, 17 septembre 2019.
- « La guerre pour les droits télé de la Ligue des champions pourrait rebattre les cartes », Marina Alcaraz, Nicolas Richaud, Les Echos, 14 octobre 2019.
- « Canal+ et beIN remettent la main sur la Ligue des champions », Bertrand Camus, Les Echos, 2 décembre 2019.
- « Maxime Saada : « La Ligue 1 revient comme promis sur Canal+ » », interview de Maxime Saada, président du directoire du Groupe Canal+, par Caroline Sallé, E.R., Le Figaro, 10 décembre 2019.
- « Le lancement de Disney+ en France sera énorme », interview de Maxime Saada, président du directoire du Groupe Canal+ et de Kevin Mayer, directeur division direct-to-consumer et international de Disney, par David Barroux, Fabienne Schmitt, Les Echos, 16 décembre 2019.
- « La télévision de moins en moins en direct », Caroline Sallé, Le Figaro, 24 janvier 2020.