En Allemagne, la loi autorisant l’espionnage des étrangers jugée inconstitutionnelle

Le Tribunal constitutionnel fédéral de Karlsruhe a rendu, le 19 mai 2020, un arrêt important qui déclare contraire à la Constitution la loi autorisant et encadrant l’espionnage des étrangers, notamment des journalistes, par les services de renseignement. Alors que de plus en plus de voix s’élèvent en Europe afin de dénoncer la tentation des pouvoirs publics de recourir à des pratiques dignes de Big Brother, cette décision témoigne du fait que les droits de l’homme sont le plus important garde-fou.

Révélations du Spiegel

Dans un article du 24 février 2020, Der Spiegel a révélé que les services de renseignement extérieur du gouvernement fédéral allemand – le BND, pour Bundesnachrichtendienst – espionnaient des journalistes de la BBC, du New York Times ou encore de l’agence de presse Reuters. Der Spiegel, hebdo­madaire de premier plan en Allemagne, a déjà à plusieurs reprises rendu publiques des pratiques d’espionnage par les services de renseignement du pays. Le BND avait ainsi été accusé d’écouter, pour le compte de l’agence de renseignement américaine NSA, des responsables du ministère français des affaires étrangères, de la présidence française et de la Commission européenne. En 2015, on apprenait que les services de rensei­gnement allemands avaient mis sur écoute les ministères de l’intérieur américain, polonais, autrichien, danois et croate. Deux ans auparavant, la révélation de l’espionnage du téléphone portable de la chancelière Angela Merkel par les États-Unis avait provoqué de fortes tensions diplomatiques.

Cette fois, Der Spiegel signale la mise sur écoute d’au moins cinquante journalistes et rédactions dans le monde entier. Que l’Allemagne, État démocratique et républicain, agisse de la sorte en dit long sur la « guerre froide de l’information » qui marque l’époque actuelle, où l’espionnage de journalistes côtoie la prolifération de fausses informations. En l’occurrence, la liberté de la presse, notamment à travers la protection des sources, est fortement malmenée. Der Spiegel indique en outre que les documents auxquels il a eu accès ne témoignent que très partiellement des pratiques de surveil­lance, sans doute sont-elles de plus grande ampleur. D’autres médias ont peut-être été espionnés. Le BND, quant à lui, n’a pas réagi à ces révélations. Citée par Der Spiegel, l’ONG Reporters sans frontières a dénoncé « une attaque monstrueuse contre la liberté de la presse ». Une action en justice a même été engagée en 2017, laquelle a abouti au jugement du Tribunal constitutionnel allemand rendu le 19 mai 2020.

Parmi les plaignants, se trouve notamment la journaliste azerbaïdjanaise Khadija Ismayilova, récipiendaire du prix Nobel alternatif en 2017 « pour son courage et sa ténacité à exposer la corruption au plus haut niveau gouvernemental ». Elle a enquêté sur des affaires impliquant deux députés allemands, soupçonnés d’avoir été corrompus. « Journaliste enquêtant sur de telles affaires à l’aide de sources confidentielles, je dois craindre que non seulement mon propre gouvernement, mais aussi le gouvernement allemand, veuillent savoir sur quoi j’enquête », expliquait-elle dans les colonnes du Süddeutsche Zeitung. Quant au directeur de Reporters sans frontières, Christian Mihr, il évoquait des pratiques de surveillance visant à « intimider les journalistes », une grave atteinte à la liberté de la presse.

Une protection des « étrangers à l’étranger » autant que des nationaux

Dans son arrêt, le Tribunal constitutionnel fédéral de Karlsruhe, la plus haute autorité judiciaire d’Allemagne, juge que la collecte massive de données à l’étranger par les services de renseignement allemands constitue une pratique contraire à la Constitution. En conséquence, la loi de 2016, qui encadre (et donc autorise) cet espionnage, devra être réécrite avant la fin de l’année 2021. La Cour constitutionnelle souligne que le législateur et le BND doivent respecter les droits fonda­mentaux ; que cet impératif vaut autant sur le territoire allemand qu’ailleurs dans le monde ; et que ces droits fondamentaux profitent aux étrangers comme aux citoyens allemands.

Un apport majeur de cet arrêt est ainsi d’obliger le législateur à protéger autant les « étrangers à l’étranger » que les citoyens nationaux contre les pratiques d’espionnage, ce qui n’est pas le cas dans la plupart des pays. « La grande victoire est que les autorités allemandes ne peuvent pas se débarrasser de leurs liens constitutionnels à l’étranger », s’est félicitée Nora Markard, membre du conseil d’administration de l’ONG Gesellschaft für Freiheitsrechte (Société pour les libertés civiles).

Liberté de la presse, secret des correspondances et liberté d’opinion

Plus exactement, la loi et les pratiques de surveillance des communications à l’étranger violent le secret des correspondances, la liberté d’opinion et la liberté de la presse. Comme d’autres pays, notamment les États-Unis ou la France, les services de renseignement allemands collectent et enregistrent de grandes quantités de données circulant sur les réseaux de télécommunications. Dans un État de droit, pareille surveil­lance de masse ne peut être autorisée qu’à la condition d’être encadrée par d’importantes limites, a fortiori dès lors que les données en cause concernent des professions sensibles telles que celle de journaliste ou d’avocat. En l’espèce, le Tribunal constitutionnel fédéral de Karlsruhe souligne que la surveillance doit répondre à des objectifs spécifiques et être proportionnée. Or, s’agissant des journalistes, qui jouissent de droits particulièrement protégés comme la liberté de la presse et la liberté d’information, une surveillance proportionnée équivaut à une absence de surveillance.

En outre, les juges de Karlsruhe précisent que les mêmes limitations s’appliquent à la coopération avec des services de renseignement étrangers. Les services de renseignement allemands travaillent en partenariat avec leurs homologues américains et avec l’alliance dite Five Eyes (Royaume-Uni, Australie, Canada, États-Unis, Nouvelle-Zélande). C’est pourquoi la décision du Tribunal constitutionnel revêt une importance majeure car elle pourrait influencer les pratiques d’autres pays occidentaux, dont certains se trouvent au cœur de la « guerre froide de l’information » – quand, loin de tels questionnements éthiques, la Chine et, dans une moindre mesure, la Russie maintiennent des cadres juridiques liberticides envers leur presse comme envers leur population, permettant au pouvoir d’utiliser sans contrainte les technologies numériques.

Pour Christian Mihr, « la Cour constitutionnelle fédérale a souligné l’importance de la liberté de la presse. Nous sommes heureux que les juges de Karlsruhe mettent un terme à la pratique de surveillance excessive du BND ». Et le directeur de RSF d’espérer « un effet de signal international pour les activités des services de renseignement d’autres pays ». L’Allemagne doit désormais élaborer une nouvelle loi davantage protectrice des droits humains, qui pourrait servir d’exemple aux autres pays occidentaux où les dérives antidémocratiques des technologies numériques sont également redoutées.

Le jugement du Tribunal constitutionnel fédéral de Karlsruhe témoigne de l’impérieuse nécessité d’adapter les règles de droit à l’ère numérique. L’intelligence artificielle et autres nouvelles technologies étant capables d’émanciper autant que d’asservir, le droit doit assurer la protection des libertés fonda­mentales contre toute autre considération, économique comme politique.

Sources :

  • « L’Allemagne a espionné des médias étrangers, affirme « Le Spiegel » », Le Monde avec l’AFP, lemonde.fr, 24 février 2017.
  • « Espionnage : les renseignements allemands semoncés par la Cour constitutionnelle », Johanna Luyssen, liberation.fr, 19 mai 2020.
  • « La surveillance d’Internet par les services de renseignement jugée contraire à la Constitution en Allemagne », Le Monde avec l’AFP, lemonde.fr, 19 mai 2020. 
Docteur en droit, attaché temporaire d’enseignement et de recherche, Laboratoire interdisciplinaire de droit des médias et des mutations sociales (LID2MS EA n° 4328), Université d’Aix-Marseille

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