Gaia-X : un écosystème des clouds européens

Vingt-deux grandes entreprises françaises et allemandes participent à la création d’un « écosystème de données européen » pour asseoir leur souveraineté numérique, promouvoir les valeurs européennes quant à la gestion des données personnelles et s’émanciper de l’offre des grandes entreprises américaines dont notamment Google, Microsoft ou Amazon qui, toutefois, ne sont pas écartées du projet.

Le ministre de l’économie et des finances, Bruno Le Maire, et son homologue allemand, Peter Altmaier ont officialisé cette coopération le 4 juin 2020. L’idée d’un « écosystème de données européen » avait été annoncée à Berlin en février 2019 lors d’un sommet sur le numérique, puis concrétisée par une feuille de route rendue publique en octobre de la même année, visant à établir une coopération entre les deux pays dans le domaine de l’intelligence artificielle et du cloud avec comme objectif premier de « conserver une souveraineté européenne sur les données ». Il s’agissait surtout de répondre aux Américains après le vote du Cloud Act (Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act) en mars 2018, par la vertu duquel les autorités américaines, sous couvert de lutte contre la cybercriminalité, s’autorisent à saisir les données de personnes physiques et morales stockées ou transitant par des services cloud relevant de la juridiction américaine, une mesure prise tout à la fois en réaction et en contradiction avec le règlement général sur la protection des données (RGPD, voir La rem n°42-43, p.21).

Gaia-X n’a pas vocation à créer un nouvel acteur du cloud mais à mettre en place une coopération d’acteurs européens, regroupant au sein d’une structure à but non lucratif, située en Belgique, vingt-deux grandes entreprises françaises et allemandes parmi lesquelles Deutsche Telekom, Orange, Atos, Bosch, Siemens, OVHcloud ou encore BMW. Le projet Gaia-X fédère également des représentants de quelque 300 entreprises européennes et internationales ainsi que des organisations scientifiques. Gaia-X fonctionnera comme un label auquel devront se conformer les hébergeurs afin d’assurer une interopérabilité et une portabilité des données, conformément au RGPD et à la stratégie européenne pour les données présentée au Parlement européen le 19 février 2020 par la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen (voir La rem n°54, p.85). Ce label sera la garantie de la dispo­nibilité des données, permettant de dissocier le traitement et l’hébergement, afin que les clients d’infras­tructures labélisées Gaia-X ne soient pas liés à un seul prestataire.

L’objectif est éminemment politique. À l’occasion du lancement de Gaia-X, Bruno Le Maire en assurait ainsi la promotion : « La crise du Coronavirus a révélé que nos données peuvent nous permettre de surmonter des épidémies plus rapidement et plus facilement, à condition que les Européens aient confiance dans la collecte et le stockage de leurs données. Gaia-X répond à cette demande en offrant une solution sûre. »

Au cours de la présentation officielle du projet Gaia-X en juin 2020, cinq documents ont été rendus publics : le premier donne un aperçu des objectifs poursuivis, des résultats et de la suite du projet Gaia-X. Le deuxième document insiste sur les « exigences intersectorielles » de Gaia-X et « les exigences des utilisateurs avec plus de 40 exemples d’application dans huit domaines », parmi lesquels « « l’industrie 4.0/PME », le secteur de la santé, des finances, du secteur public ou encore de l’énergie ». Les trois autres documents s’attachent à décrire l’architecture technique et les normes, expliquant « de manière simplifiée les modes de fonctionnement et les interactions » de cette nouvelle génération d’infrastructure de données.

Place de marché de services cloud, Gaia-X mettra en relation fournisseurs de service cloud, intermédiaires de services et clients. L’architecture de cette place de marché garantira que les interactions qui s’y opèrent, ainsi que le traitement et la confidentialité des données échangées, se feront dans le respect des normes européennes. L’écosystème Gaia-X fonctionnera en réseau en articulant les relations entre tous les acteurs, appréhendés comme des « nœuds » avec des « ressources informatiques ». Gaia-X permettrait ainsi à une entreprise allemande de trouver une solution d’hébergement cloud en Espagne, tout en louant de la puissance de calcul en France selon une interface de gestion des données située en Estonie, en assurant que ces trois « nœuds » respectent bien les normes de sécurité et de protection des données en vigueur en Europe. L’approche est tout aussi ambitieuse que complexe.

Les vingt-deux entreprises allemandes et françaises se sont acquittées chacune de 75 000 euros et assureront la gouvernance de Gaia-X. Le but de Gaia-X n’est donc assurément pas de concurrencer les leaders chinois et américains de l’hébergement cloud, parmi lesquels Amazon Web Services (AWS), Microsoft Azure et Google Cloud. Il s’agit d’offrir aux entreprises privées et aux organismes publics le moyen de se conformer à la réglementation grâce aux acteurs labélisés Gaia-X.

Selon Servane Augier, directrice générale déléguée de 3D Outscale, filiale de Dassault Système et membre fondateur de Gaia-X, « 65 % des données européennes sont chez les Gafam, 95 % des entreprises européennes sont en train de mettre en place des projets de migration dans le cloud et, comme le PDG d’Amazon Jeff Bezos lui-même le disait, seulement 5 % des budgets IT (Information Technology) mondiaux sont consacrés au cloud ». Cette initiative franco-allemande répond à une nécessité pour les entreprises européennes dont les données sont déjà hébergées aux États-Unis ou dépendantes d’acteurs américains. Ces mêmes leaders américains ont d’ailleurs manifesté leur intérêt de rejoindre Gaia-X en tant qu’observateurs et certains participent déjà à des groupes de travail.

« Les géants technologiques mondiaux tels que Google, Microsoft et IBM, en plus des acteurs chinois et indiens sur le marché [du cloud], sont les bienvenus pour participer à l’ambitieux projet européen d’infrastructure cloud Gaia-X », a déclaré le 15 octobre 2020 le ministre allemand de l’économie, Peter Altmaier. Le même jour, le lobby Digital Europe qui compte parmi ses membres, Google, Apple, Facebook et Apple, annonçait avoir déposé sa candidature pour devenir membre du projet Gaia-X. Frans Imbert-Vier, président d’Ubcom, start-up franco-suisse spécialisée dans l’intelligence artificielle et la cybersécurité, ne cache pas son étonnement : « Le ver est dans la pomme. […] L’objectif de Gaia-X est d’autonomiser l’Europe qui est pour l’instant totalement dépendante de services privés américains, or, on les invite à chercher avec nous, […] il est possible qu’ils nous piquent des idées. »

L’Allemagne et la France, moteurs sur ce projet de cloud européen, devront rassembler d’autres pays euro­péens partenaires. Les Pays-Bas, l’Italie et l’Espagne se sont d’ores et déjà montrés intéressés. L’idée d’un « cloud souverain » n’est pas nouvelle. Dès 2011, la France a lancé, dans le cadre des Investissements d’avenir, le projet Andromède, un grand partenariat public-privé dans le cloud computing avec à sa tête le trio constitué d’Orange Business Services, Thales et Dassault Systèmes. Après un désaccord en 2012 entre Orange et Dassault Systèmes, le projet Andromède s’est scindé en deux nouveaux projets : Cloudwatt, dirigé par Orange et Thales et Numergy, avec à sa tête SFR et Bull, remplacé ensuite par Dassault Systèmes. Mais ces offres de cloud souverain n’ont pas rencontré le succès escompté et deux ans après leur lancement, Cloudwatt n’aurait généré que 2 millions d’euros de recettes et Numergy, 6 millions d’euros. En octobre 2015, SFR a intégralement racheté Numergy, placé en procédure de sauvegarde, et quatre plus tard, ce sera au tour d’Orange d’annoncer aux clients de Cloudwatt la cessation de son activité au 31 janvier 2020.

Pour Séverine Augier, « le projet GAIA-X, lui, est déjà à une plus grande échelle, l’Europe. Il ne vise pas à subventionner la création d’une offre – elle existe déjà. Et, surtout, la demande arrive avec le projet. Il n’y pas de subvention mais des potentiels de commandes, et c’est beaucoup plus prometteur ». Il est ainsi prévu que les premiers services cloud labellisés Gaia-X voient le jour dès le premier semestre 2021.

Sources :

  • « GAIA-X : A Federated Data Infrastructure for Europe », data-infrastructure.eu/GAIAX.
  • « Health Data Hub : nos données de santé vont-elles être livrées aux Américains ? », Marion Simon-Rainaud, 01net.com, 14 mai 2020.
  • « Concrétisation du projet « GAIA-X », une infrastructure européenne de données », Communiqué de presse, Ministère de l’Économie, des Finances, economie.gouv.fr, 4 juin 2020.
  • « Gaia-X : l’ambitieux écosystème cloud européen arrive-t-il trop tard ? », Dominique Filippone, lemondeinformatique.fr, 4 juin 2020.
  • « Le Health Data Hub, un outil à la pointe de l’innovation numérique publique », Guy Mamou-Mani, lesechos.fr, 5 juin 2020.
  • « Le projet GAIA-X de plate-forme cloud européenne dévoile son architecture technique », Kevin Poireault, industrie-techno.com, 5 juin 2020.
  • « Gaia-X, le meta-cloud européen lancé par Paris et Berlin », Swann Bigot, eurasiabusinessnews.com, 7 juin 2020.
  • « Gaia-X, le cloud souverain européen prend forme sous l’impulsion franco-allemande », Mourad Krim, itsocial.fr, 8 juin 2020.
  • « « GAIA-X va mettre en lumière l’offre cloud européenne et ses immenses qualités », se félicite Servane Augier (3DS Outscale) », Kevin Poireault, industrie-techno.com, 12 juin  2020.
  • « Création d’une entité de gouvernance pour GAIA-X », entreprises.gouv.fr, 19 juin 2020.
  • « Gaia-X, le projet de cloud européen, a-t-il vraiment les moyens de concurrencer les géants américains ? », Marion Simon Rainaud, 01net.fr, 8 août 2020.
  • « Le projet de cloud européen GAIA-X se concrétise par la création d’une association », Valentin Cimino, siecledigital.fr, 17 septembre 2020.
  • « Digital Brief, powered by Google : Gaia-X, Huawei troubles, DSA », Samuel Stolton, euractiv.com, October 16, 2020. 
Docteur en sciences de l’information et de la communication, enseignant à l’Université Paris-Panthéon-Assas, responsable des opérations chez Blockchain for Good

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