La sobriété numérique en perspective

Le streaming vidéo, une activité particulièrement polluante
L’impact carbone du numérique en France
Neutraliser l’effet rebond
« Nous consommons du bien commun sans conscience »

Comment réguler le « 7e continent » ? Ce continent grand comme trois à quatre fois la France illustre l’empreinte environnementale du numérique. On dénombre 34 milliards d’équipements actifs dans le monde en 2019, dont 32 milliards de terminaux individuels – l’impact environnemental des smartphones dépassant depuis 2015 celui des ordinateurs –, nous apprend Frédéric Bordage, fondateur du groupe de réflexion GreenIT qui fut à l’origine, dès 2008, du concept de sobriété numérique. « Si l’on veut réduire les impacts environnementaux du numérique, il va falloir fabriquer moins d’équipements et les utiliser plus longtemps », explique-t-il, tout en avertissant qu’au train où vont les choses – à coûts et technologies inchangés –, les gisements de matières premières et notamment de minerais indispensables à la production des équipements modernes (éoliennes, panneaux photo voltaïques, véhicules électriques et technologies numériques) seront épuisés dans seulement trente ans. Autant dire demain.

LES TECHNOLOGIES NUMÉRIQUES POURRAIENT DEVENIR AUSSI POLLUANTES DANS CINQ ANS QUE L’EST L’AUTOMOBILE AUJOURD’HUI

Aujourd’hui la pollution liée au numérique dépasse d’au moins 50 % celle qui est engendrée par le transport aérien à l’échelle de la planète. Responsables de 3,5 % à 4 % des émissions de gaz à effet de serre dans le monde, les technologies numériques pourraient devenir aussi polluantes dans cinq ans que l’est l’automobile aujourd’hui, explique Hugues Ferreboeuf, ingénieur des Mines, diplômé de Télécom Paris Tech et directeur des travaux sur l’impact environnemental du numérique au sein du groupe de réflexion The Shift Project. La consommation énergétique des technologies numériques ne cesse de croître (9 % par an), avec un niveau de production d’équipements qui est passé de 1 milliard en 2010 à 4 milliards en 2019 et qui atteindrait 10 milliards en 2030. À cette date, le parc numérique mondial serait de l’ordre de 50 milliards d’unités, voire 70 ou 100 milliards.

Ce constat alarmant, les experts de The Shift Project et de GreenIT l’ont présenté en janvier 2020 aux membres de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable du Sénat, dans le cadre d’une mission d’information consacrée à l’empreinte carbone du numérique. Auteurs de rapports et de livres blancs consacrés à l’empreinte environnementale du numérique à l’attention des instances politiques, Hugues Ferreboeuf et Frédéric Bordage défendent depuis longtemps le concept de sobriété numérique, principe qu’ils souhaitent voir appliquer en urgence par les industriels mais également par les usagers. Pour bien agir, il faut comprendre. Les experts regrettent « la face cachée » du numérique, entretenue par le manque d’informations aux citoyens sur l’impact environnemental des terminaux qu’ils utilisent désormais sans relâche. La solution passe inévitablement par une prise de conscience de la situation critique. « Un smartphone qui pèse 130 grammes, c’est en fait 80 kilos de dioxyde de carbone. C’est quelque chose qui ne saute pas aux yeux », reconnaît Hugues Ferreboeuf.

LES EXPERTS REGRETTENT « LA FACE CACHÉE » DU NUMÉRIQUE, ENTRETENUE PAR LE MANQUE D’INFORMATIONS AUX CITOYENS

À la suite de cette mission, les sénateurs, dans un rapport d’information publié fin juin 2020, décrivent à leur tour les « externalités environnementales négatives » du numérique. Regrettant que celui-ci soit « l’angle mort des politiques environnementales et climatiques », ils présentent une feuille de route comportant 25 propositions « pour une transition numérique écologique ». Parmi les mesures préconisées, il en est une, très concrète, qui sonne comme un avertissement. Afin de développer des usages « écologiquement vertueux », les sénateurs suggèrent de réguler le prix des forfaits téléphoniques, en interdisant les forfaits illimités de téléphonie mobile (ou quasi illimités avec 80 ou 100 Go de données), afin de rendre obligatoire une tarification proportionnelle au volume de données du forfait. Dans un rapport intitulé « Feuille de route sur l’environnement et le numérique », publié en juillet 2020, le Conseil national du numérique envisage, dans le même esprit, de demander aux opérateurs de communications électroniques et aux fournisseurs de contenus d’encourager les forfaits à consommation limitée, y compris sur le fixe (le dépassement entraînant une baisse de débit), ce qui limitera la péréquation entre gros et petits consommateurs. La perspective d’une telle consigne a fait long feu face aux vives critiques qu’elle a suscitées au pays des forfaits fixe illimités ou mobile quasi illimités, forfaits les moins chers d’Europe, provoquant même au cœur de l’été un tweet du président de l’Arcep affirmant que le sujet n’était pas d’actualité.

Le streaming vidéo, une activité particulièrement polluante

Cette idée de ne plus consommer sans penser devrait pourtant faire son chemin. « On a pris l’habitude d’éteindre la lumière ou de fermer le robinet. Il faut donc que l’on apprenne à regarder moins de vidéos, à envoyer moins d’e-mails », a énoncé, à son tour, Cédric O, secrétaire d’État chargé de la transition numérique et des communications électroniques, sur une chaîne d’information fin juillet 2020. Le concept de sobriété numérique ferait-il l’objet d’un consensus ? Par leur emprise sur l’économie et les usages, les technologies numériques constituent un secteur industriel à part entière qui va devoir répondre aux exigences environnementales comme tous les autres secteurs industriels. Et de manière d’autant plus urgente que ces technologies sont en pleine croissance. En 2019, les opérateurs de télécommunications ont investi, pour la première fois, plus de 10 milliards d’euros dans le déploiement des réseaux fixes et mobiles. Le 30 septembre 2020, les enchères lancées pour l’obtention des fréquences de la 5G ont rapporté 2,786 milliards d’euros à l’État, lequel considère cette technologie inhérente à son plan de relance économique. « La seule façon de revenir à une trajectoire supportable est de mettre en œuvre un principe de sobriété […]. La sobriété ne veut pas dire abstinence, ni décroissance. Il s’agit par exemple de revenir à une croissance de trafic de l’ordre de 15 % par an, au lieu de 25 %. On reste à des croissances à deux chiffres qui devraient pouvoir permettre de maintenir une croissance économique dans le secteur du numérique et également de poursuivre les transitions numériques des entreprises et des États », explique Hugues Ferreboeuf.

LA POLLUTION LIÉE AU NUMÉRIQUE EST AUSSI INVISIBLE POUR LES UTILISATEURS QUE LES FLUX DE DONNÉES

La pollution liée au numérique est cependant aussi invisible pour les utilisateurs que les flux de données. « Nous sommes dans le ressort de l’impensé », déclare le président d’Ademe (Agence de la transition écologique), auditionné lui aussi par la commission sénatoriale en février 2020. En 2019, 44 % des Français considéraient les ordinateurs et l’internet comme une menace pour l’environnement, alors qu’ils étaient 35 % seulement en 2008, selon The Shift Project. Néanmoins les applications vidéo, essentiellement de loisir, participent très largement (80 %) à l’augmentation du trafic sur les réseaux sociaux.

L’information est le préalable indispensable à toute prise de conscience des usagers. Concernant l’usage des plateformes de streaming vidéo en pleine croissance, sait-on quel est le moyen de diffusion le plus économe en énergie pour regarder une série ou un film ? Informe-t-on les abonnés en France que les services de Netflix ou de YouTube sont hébergés dans des centres informatiques aux États-Unis ou, en Europe (Irlande et Pays-Bas), pays qui consomment une électricité beaucoup plus carbonée que l’électricité française. Le streaming vidéo provoque donc des « fuites carbone », c’est-à-dire une augmentation des émissions de gaz à effet de serre hors de nos frontières mais imputable à la consommation de vidéos en France.

C’est pourquoi le Sénat invite les autorités françaises et européennes à responsabiliser les géants du streaming comme Netflix et YouTube – dont certaines pratiques comme le lancement automatique des vidéos et les recommandations encouragent la surconsommation énergétique –, en leur imposant d’adapter la qualité de la vidéo téléchargée à la résolution maximale du terminal utilisé ou en taxant la transmission des plus gros volumes de données. Dans un rapport intitulé « Réduire la consommation énergétique du numérique », publié en décembre 2019, le Conseil général de l’économie mentionnait que la consommation énergétique liée aux terminaux, réseaux et centres informatiques utilisés en France, estimée à 35 TWh en 2018, diminuerait de 11 % à l’horizon 2030. La forte hausse d’activité des centres informatiques et des réseaux serait en effet compensée par des gains d’efficacité énergétique d’environ 5 % par an. Cependant, avec la progression continue des usages vidéo, le bilan sera au contraire à l’augmentation, + 21 % de consommation d’énergie.

L’impact carbone du numérique en France

De l’épuisement des sols à l’empreinte carbone, l’impact des technologies numériques sur l’environnement en général et sur le dérèglement climatique en particulier est savamment documenté et mesuré. La totalité du cycle de vie des matériels – infrastructures et terminaux –, de leur conception à leur fabrication et jusqu’au recyclage, devra répondre aux impératifs écologiques, tout comme la commercialisation des services afférents et des usages induits. Au niveau mondial, le numérique émet 3,7 % des émissions de gaz à effet de serre, selon les données 2018 de l’association The Shift Project, et il consomme 4,2 % de l’énergie primaire, d’après GreenIT.fr. Cette pollution est issue à 44 % de la fabrication des matériels (terminaux, serveurs, réseaux) et à 56 % de leur utilisation. Doivent également être prises en compte dans l’évaluation de l’impact environnemental du numérique l’extraction et la transformation des métaux rares – incluant les terres rares –, activités génératrices de gaz à effet de serre et fortement consommatrices d’eau et d’énergie, qui engendrent de surcroît un désastre écologique comme le charbon au xixe siècle et le pétrole au xxe siècle (voir La rem n°45, p.20). En outre, le recyclage de ces ressources minérales des appareils en fin de vie est très peu développé. D’après un rapport du PNUE (Programme des Nations unies pour l’environnement) datant de 2011, à peine un tiers des 60 métaux étudiés ont un taux de recyclage supérieur à 50 % et pour 34 autres, le taux de 1 % n’est pas atteint.

Selon une étude commandée par le Sénat, fournissant des données actualisées pour la France, le transport aérien représente aujourd’hui 4,7 % des émissions de gaz à effet de serre au niveau national alors que le numérique en émet 2 %. En 2040, ce dernier dépassera le premier avec un taux de 6,7 % si aucune régulation n’est mise en place d’ici là. Avec + 60 % d’émissions de tonnes équivalent CO(tCO2 eq), la facture pour atteindre la neutralité carbone du secteur numérique passerait à 12 milliards d’euros en 2040, alors qu’elle était de 1 milliard en 2019.

EN FRANCE, L’IMPACT ENVIRONNEMENTAL DU NUMÉRIQUE EST PRODUIT À 81 % PAR LES TERMINAUX

En France, l’impact environnemental du numérique est produit à 81 % par les terminaux. Majoritairement importés d’Asie, leur fabrication et leur distribution représentent 70 % de l’empreinte carbone totale du numérique en France contre 40 % à l’échelle mondiale. Le fonctionnement des centres de données – souvent situés à l’étranger – émet 14 % de l’empreinte carbone du numérique de l’Hexagone. Mais leur impact carbone pourrait augmenter fortement, de 86 % d’ici à 2040, avec le développement de l’internet des objets et du edge computing (voir La rem n°44, p.70).

S’agissant des réseaux des opérateurs de télécommunications, ces infrastructures sont à l’origine de 5 % seulement de la pollution carbone, la fibre optique étant l’équipement le plus économe en énergie. Selon une note de l’Arcep, « Réseaux du futur. L’empreinte carbone du numérique » de 2019, la fibre consomme en moyenne trois fois moins que l’ADSL (0,5 Watt par ligne contre 1,8 Watt). La dépense énergétique des technologies filaires dépend assez peu de la consommation qui en est faite par les usagers, contrairement aux réseaux cellulaires, dont la dépense énergétique est liée aux usages. En moyenne sur une année, un utilisateur de réseau 4G consommerait environ 50 kWh d’électricité contre 16 kWh avec de l’ADSL et 5 kWh pour une ligne fibre optique.

Au fort taux d’équipement en téléphone mobile de la population française (95 % en 2019 dont 77 % en smartphone) et à la multiplication des terminaux (ordinateur, tablette, console, liseuse, téléviseur, box, casque de réalité virtuelle, enceinte connectée, écran d’affichage publicitaire) à courte durée de vie (moins de deux ans en moyenne pour un smartphone), s’ajoute l’augmentation de 30 % par an de la consommation de données mobiles 4G. La tendance devrait s’accentuer avec le déploiement de la 5G, offrant un débit multiplié par dix. D’ici à 2040, il est probable que l’empreinte carbone de l’internet des objets dépasse celle des smartphones et des ordinateurs portables, en s’y additionnant.

Neutraliser l’effet rebond

Face à ce constat, les sénateurs préconisent d’adopter des mesures qui visent en premier lieu à limiter la pollution liée aux terminaux, notamment d’instaurer une taxe carbone à l’importation dans l’Union européenne, afin que la compensation environnementale y soit effectivement payée, mesure qui devrait également encourager l’achat d’appareils reconditionnés. Autres propositions : appliquer un taux de TVA réduit à l’achat comme à la réparation de ces derniers ; renforcer les sanctions contre l’obsolescence programmée des matériels (voir La rem n°24, p.54) et adopter des mesures législatives pour lutter contre l’obsolescence logicielle.

Au niveau des infrastructures, il conviendrait, selon les sénateurs, d’encourager l’implantation des centres de données en France grâce à une fiscalité plus attractive, d’achever le déploiement des réseaux en fibre optique, de généraliser la mise en veille des box internet ou d’en mutualiser l’usage dans les immeubles. La note de l’Arcep « L’empreinte carbone du numérique » d’octobre 2019 explique que les box internet qui restent allumées en permanence consomment à l’échelle européenne la production de deux à trois réacteurs nucléaires.

D’ICI À 2040, IL EST PROBABLE QUE L’EMPREINTE CARBONE DE L’INTERNET DES OBJETS DÉPASSE CELLE DES SMARTPHONES ET DES ORDINATEURS PORTABLES

En ce qui concerne les entreprises, il est suggéré d’inscrire l’impact environnemental du numérique dans leur rapport RSE (Responsabilité sociale des entreprises), de créer un crédit d’impôt afin d’encourager les PME et TPE à mesurer l’impact environnemental de leurs services numériques. Le Sénat suggère également de permettre aux collectivités territoriales de disposer d’un cadre d’évaluation des projets dits « smart ». Cette mesure vise à jauger les conséquences environnementales des « villes intelligentes ». En effet, ces futurs espaces urbains dotés de services automatisés pour les transports, la gestion des déchets ou l’éclairage, grâce au développement de l’internet des objets et du réseau 5G, promettent de répondre aux préoccupations environnementales, s’agissant notamment de la qualité de l’air.

DISPOSER D’UN CADRE D’ÉVALUATION DES PROJETS DITS « SMART »

Cependant transition numérique et transition environnementale ne vont pas forcément de pair si tous les paramètres liés à l’environnement ne sont pas estimés a priori dans leur globalité, comme le montrent les travaux menés par le groupe de réflexion Shift Project. « Le déploiement de l’éclairage connecté ne s’accompagne souvent que d’une seule évaluation des gains énergétiques permis par le numérique, sans intégrer à la réflexion l’empreinte environnementale des terminaux utilisés et des technologies de type cloud ». Évaluer un projet de « ville intelligente » dans toutes ses dimensions éviterait un potentiel « effet rebond ». S’appuyant sur l’exemple des capteurs installés sur les axes routiers, Hugues Ferreboeuf, directeur du projet « Sobriété » au sein de Shift Project explique à la commission sénatoriale : « La mise en place d’un outil de smart mobility permet par exemple de fluidifier le trafic, et donc de diminuer la consommation d’essence des véhicules. Mais gare à « l’effet rebond » ! La circulation étant plus fluide, le trafic augmente, si bien que la circulation redevient difficile et que la consommation d’essence augmente. »

L’effet rebond est un effet pervers, « un phénomène paradoxal », induit par l’accroissement de la consommation d’énergie lié à l’introduction d’une technologie numérique en vertu de son efficacité énergétique. « Plus il y a de nouvelles technologies rendant efficace la consommation d’une ressource, plus la demande pour cette ressource augmente », explique le groupe de réflexion La Fabrique Écologique. Ainsi, l’empreinte environnementale du numérique provient en partie paradoxalement de l’annulation des bénéfices énergétiques réalisés grâce à une nouvelle technologie. L’étude commandée par le Sénat sur le cas de la France le démontre : l’efficacité énergétique des centres de données (+ 20 % par an pour les hyper data centers, centres informatiques de très grande taille conçus pour réaliser des économies d’échelle) se trouvera largement compensée par la forte croissance de la demande en capacité de stockage et de calcul (+ 21 % par an pour les centres de données « classiques » et + 35 % par an pour les hyper data centers), avec comme effet rebond, un triplement de la consommation électrique en vingt ans.

L’EFFET REBOND INDUIT PAR L’ACCROISSEMENT DE LA CONSOMMATION D’ÉNERGIE LIÉ À L’INTRODUCTION D’UNE TECHNOLOGIE NUMÉRIQUE EN VERTU DE SON EFFICACITÉ ÉNERGÉTIQUE

Qu’en est-il alors du télétravail, chacun ayant vécu à sa manière les différents aspects de la vie en ligne durant le confinement pour cause de pandémie au printemps 2020 ? Auditionnée par la commission sénatoriale, Françoise Berthoud, chercheuse au CNRS, explique que le bénéfice environnemental du télétravail serait extrêmement faible, en tenant compte de l’impact du numérique : « Si le télétravail était adopté de façon plus généralisée, il est probable que l’on observerait un désengorgement des axes routiers et par voie de conséquence une diminution de certaines pollutions liées aux véhicules à moteur. Néanmoins, rien ne nous permet d’affirmer que l’impact généré par les matériels et infrastructures nécessaires à la mise en place du télétravail soient compensés par cette seule diminution des émissions liées aux moyens de transport des travailleurs ». Françoise Berthoud ajoute que les effets négatifs comme le renforcement de l’étalement urbain, la hausse des consommations énergétiques des bâtiments résidentiels, les effets rebond, comme le désengorgement des axes routiers incitant paradoxalement à un usage plus important de la voiture devraient être également quantifiés.

Disposer d’informations chiffrées pour identifier les effets de rebond induits par le déploiement de solutions numériques sera notamment l’une des attributions de l’Observatoire de recherche des impacts environnementaux du numérique que le Sénat souhaite mettre en place auprès de l’Ademe, afin d’étudier l’impact de technologies émergentes et d’analyser le bilan carbone net de certains usages numériques.

« Nous consommons du bien commun sans conscience »

La sobriété numérique peut s’apprendre. Dans son cahier de veille « Numérique : enjeux industriels et impératifs écologiques » d’août 2020, l’Institut Mines-Télécom met en avant deux pistes essentielles pour faire comprendre ce qu’est la sobriété numérique.

En premier lieu, la formation d’ingénieurs devra intégrer des problématiques interdisciplinaires, grâce à des enseignements transversaux en sciences sociales, en sciences de l’environnement, les futurs ingénieurs devant être capables d’analyser la complexité du cycle de vie des produits dans son ensemble.

En second lieu, un encadrement du marketing aurait pour objectif de rompre avec « la notion trompeuse d’illimité », d’intégrer l’idée que « le plus n’est pas le mieux » avec des offres commerciales proposant un autre imaginaire que celui d’une consommation débridée. « Le fait de payer le prix de notre téléphone dans celui de l’abonnement, sous couvert d’utilisation illimitée des réseaux, ne nous responsabilise pas sur la fréquence de renouvellement de nos smartphones, explique François Jutand, directeur général adjoint de l’Institut Mines-Télécom. Il y a une réflexion profonde à avoir sur le rapport qualité-prix des usages. » Outre la nécessité de créer des indicateurs de consommation ou des labels pour les services numériques afin de remédier à l’absence d’information du citoyen, « il faut poser la question de l’interdiction de certaines pratiques tarifaires ou commerciales irresponsables », selon François Jutand. « L’énergie est un bien commun, et nous consommons du bien commun sans conscience », déplore-t-il.

L’amélioration de l’efficacité énergétique des réseaux ne suffira pas à absorber la hausse continue de la consommation de données. « Pour contrer cet effet rebond particulièrement puissant », les sénateurs souhaitent faire passer l’idée que « les données correspondent à de l’énergie consommée ». Ils proposent que ce « changement de paradigme » soit inscrit dans la loi, à la faveur de la transposition du code européen des télécommunications : « La donnée pourrait y être définie comme une ressource, nécessitant une gestion durable, au même titre que d’autres ressources précieuses, comme l’eau et l’énergie. »

FAIRE PASSER L’IDÉE QUE « LES DONNÉES CORRESPONDENT À DE L’ÉNERGIE CONSOMMÉE »

Pour le Conseil national du numérique, un des chantiers à lancer est « Un numérique sobre », qui consiste à « adopter le concept de sobriété numérique comme principe d’action pour réduire l’empreinte environnementale du numérique », avec pour objectif « d’ici 2030 : atteindre zéro émission nette de gaz à effet de serre sans compensation et 100 % de biens et services numériques écoconçus ». Par conséquent, il faudra « mobiliser les acteurs »« éduquer et sensibiliser »« renforcer la formation et la recherche » et bien entendu « financer » les recommandations. Mais le seul vrai défi « responsable » et « durable » ne restera-t-il pas à la charge des politiques à l’échelle internationale, européenne, nationale, locale ? Qui devra passer par la loi et par la régulation.

Le 30 juin 2020, les députés Delphine Batho et François Ruffin ont déposé une proposition de loi « visant à instaurer un quota carbone individuel pour limiter l’usage de l’avion », l’idée étant que chaque citoyen disposerait d’un quota de transport aérien. Si cette idée semble encore surréaliste de nos jours, il n’est pas insensé d’imaginer à l’avenir un quota numérique par entreprise ou par internaute lorsque la majeure partie des activités professionnelles ou personnelles aura basculé sur le mode « distanciel ».

LE « NUMÉROCÈNE » SERA CETTE NOUVELLE ÈRE CARACTÉRISÉE PAR LE RÔLE DÉCISIF DU NUMÉRIQUE

Le concept de sobriété n’est pas mentionné dans l’accord international sur le climat de 2015, dit Accord de Paris, qui prévoit le maintien du réchauffement climatique au-dessous de 2°C d’ici à 2100 par rapport aux niveaux préindustriels. Au rythme où va le numérique – vers un internet ubiquitaire, invisible et instantané –, une nouvelle interprétation de la causalité des bouleversements de l’écosystème terrestre gagnera en vraisemblance. Alternative ou complémentaire à d’autres interprétations comme l’anthropocène qui place l’homme au centre ou le capitalocène qui se réfère au système capitaliste, le « numérocène », selon l’expression de Stéphane Grumbach, chercheur à l’Inria, sera cette nouvelle ère caractérisée par le rôle décisif du numérique.

Sources :

  • Lean ICT : pour une sobriété numérique, The Shift Project, octobre 2018.
  • Climat : l’insoutenable usage de la vidéo en ligne, The Shift Project, juillet 2019.
  • Réseaux du futur, note n° 5, L’empreinte carbone du numérique, Arcep, 21 octobre 2019.
  • Empreinte environnementale du numérique mondial, Frédéric Bordage, GreenIT, septembre 2019.
  • « L’Entropie du Numérocène. Quelques réflexions sur la Révolution numérique et l’Anthropocène », Stéphane Grumbach in Anthropocène, à l’école de l’indiscipline, Coord. Stéphane Grumbach, Olivier Hamant, Julie Le Gall, Ioan Negrutiu, Éditions du temps circulaire, 2019.
  • Déployer la sobriété numérique, rapport intermédiaire, The Shift Project, janvier 2020.
  • Rapport d’information fait au nom de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable par la mission d’information sur l’empreinte environnementale du numérique, Hervé Maurey, président de la commission, Patrick Chaize, président de la mission d’information, Guillaume Chevrollier et Jean-Michel Houllegatte, rapporteurs, Sénat, 24 juin 2020.
  • Feuille de route sur l’environnement et le numérique, Annie Blandin, Sophie Flak, Thomas Landrain et Hervé Pillaud, Conseil national du numérique (CNum), juillet 2020.
  • « Le plafonnement des forfaits crée la polémique dans les télécoms », Raphaël Balenieri, Les Echos, 7-8 août 2020.
  • « Numérique : enjeux industriels et impératifs écologiques », Cahier de veille n°12, Institut Mines-Télécom et la Fondation Mines-Télécom, août 2020.
  • « La méthode des quotas », La Transition, Hervé Gardette, France Culture, 1er octobre 2020. 
Ingénieur d’études à l’Université Paris 2 - IREC (Institut de recherche et d’études sur la communication)

1 COMMENTAIRE

  1. Bonjour,

    Et merci pour cette formidable synthèse.

    En juin 2020, nous avons publié l’étude la plus récente à date sur les impacts environnementaux du numérique en France : iNum2020 que vous pouvez consulter ici : https://www.greenit.fr/impacts-environnementaux-du-numerique-en-france/

    On y apprend notamment qu’environ 80 % des impacts environnementaux du numérique français ont lieu en dehors du territoire, avant la phase d’utilisation dans l’hexagone, c’est à dire lors de la fabrication.

    Autre sujet clé : la surfocalisation actuelles sur les usages nous détourne des sujets clés : dure de vie et de garantie, taux d’équipement, réemploi, etc. Pendant qu’on jette l’opprobre sur les e-mails et la vidéo, les fabricants se frottent les mains car nous n’allongeons pas la durée de garantie légale… qui est pourtant un acte simple et efficace pour réduire significativement notre empreinte numérique.

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