Lagardère : Vivendi en embuscade

Parce qu’un fonds britannique a menacé la commandite d’Arnaud Lagardère, le capitalisme français a fait du groupe Lagardère son terrain de jeu. Bernard Arnault lorgne le « retail », Fimalac, les salles de spectacle et Vivendi ce qui reste des médias, Hachette et Europe 1.

Les finances d’Arnaud Lagardère, gérant commandite du groupe éponyme, mettent le capitalisme français en émoi. En effet, l’intéressé est soupçonné de ne pas travailler pour ses actionnaires et de privilégier ses finances personnelles, une accusation portée par Amber Capital, le fonds britannique qui est devenu le premier actionnaire du groupe en mars 2020 devant le Qatar et Arnaud Lagardère. À l’évidence, le Groupe Lagardère a manqué certains rendez-vous. Europe 1 a vu ses audiences s’effondrer et les paris dans le sport, lancés en 2006 par Arnaud Lagardère avec le rachat de Sportive pour 865 millions d’euros, se soldent par un échec cinglant. Alors que le groupe a investi plus d’un milliard dans le sport, il a revendu 75 % du capital de Lagardère Sport en décembre 2019 au fonds HIG pour une valeur d’entreprise de 110 millions d’euros. Arnaud Lagardère en espérait le double. C’était le cas aussi pour Lagardère Studio, dont la vente devait rapporter jusqu’à 200 millions d’euros et qui a finalement été cédé pour moitié moins en juin 2020 au groupe Mediawan. Désormais, le groupe a cédé l’essentiel de ses actifs dans les médias pour ne plus conserver que deux pôles importants, le travel retail, à savoir les magasins Relay dans les gares et les aéroports, ainsi que Lagardère Publishing, le numéro 3 mondial du livre. Il n’y a plus grand-chose à vendre, sauf les deux piliers du groupe, pour garantir envers et contre tout une politique active de versement de dividendes.

C’est ce constat qui a conduit le fonds Amber à tenter de déstabiliser le contrôle d’Arnaud Lagardère sur son groupe. Joseph Oughourlian, le fondateur d’Amber, a ainsi dénoncé « un groupe géré comme une vieille comtesse, qui vend ses actifs pour payer ses frais ». Sauf que ces frais relèvent d’abord de la politique de dividendes et de la holding Lagardère Capital & Management (LCM), la société d’Arnaud Lagardère qui gère la commandite et facture au groupe Lagardère plusieurs dizaines de millions d’euros de frais chaque année. Pour Amber, une baisse des dividendes et une simplification de la structure de la société, donc une remise en question de la commandite, permettraient de mieux développer les activités de distribution et d’édition et de valoriser le cours en Bourse du groupe. Aussi, en vue de l’assemblée générale du 5 mai 2020, le fonds Amber a-t-il proposé le 26 mars 2020 plusieurs résolutions visant à remplacer 8 des 10 membres du conseil de surveillance du groupe Lagardère. Certes il a accepté les propositions d’Arnaud Lagardère qui a souhaité faire entrer au conseil de surveillance Nicolas Sarkozy et Guillaume Pépy. Mais, au-delà de ces deux nominations emblématiques, l’objectif était bien de favoriser un renouvellement du conseil de surveillance, lequel doit se prononcer en mars 2021 sur le renouvellement de la commandite d’Arnaud Lagardère.

Évidente, la menace a conduit Arnaud Lagardère à tenter de verrouiller les votes lors de l’assemblée générale du 5 mai 2020. Si le groupe avait pu compter sur le Qatar en 2010 lors de la précédente attaque d’un fonds (voir La rem n°16, p.36), il a dû cette fois-ci élargir ses soutiens face au fonds Amber. Le 17 avril 2020, Marc Ladreit de Lacharrière prenait une participation de 3,5 % dans Lagardère par l’intermédiaire de sa finan­cière, Fimalac. Le 21 avril 2020, un autre soutien était connu avec la montée de Vivendi au capital de Lagardère à hauteur de 10,6 %, une montée au capital qui s’est vite accélérée puisque Vivendi est devenu le premier actionnaire du groupe Lagardère en juillet 2020 avec 21,19 % du capital. C’est qu’entre-temps l’investissement financier de long terme est devenu l’objet d’un contentieux larvé entre Arnaud Lagardère et Vincent Bolloré, qui contrôle Vivendi.

En effet, pour faire barrage à Amber lors de l’assemblée du 5 mai 2020, Arnaud Lagardère a pu finalement bénéficier du soutien du Qatar, de Fimalac et de Vivendi. Son pari a été gagné mais désormais Lagardère doit compter dans son capital deux actionnaires dont le métier pourrait justifier qu’ils s’intéressent à certains des actifs du groupe. En effet, Lagardère dispose d’une filiale, Lagardère Live Entertainment (Casino de Paris, Folies Bergères, Bataclan, Arena de Bordeaux, d’Aix-en-Provence) qui pourrait intéresser Fimalac Entertainment. Lagardère possède aussi Europe 1 et dispose d’une position mondiale dans l’édition, de quoi intéresser Vivendi qui est encore très peu présent dans la radio en France et pourrait, avec Lagardère Publishing, donner à Editis la dimension mondiale qui lui manque en mettant le pied sur le marché américain. Les visées potentielles de Vivendi sur certains actifs de Lagardère ne sont pas sans conséquences puisqu’elles conduisent potentiellement au démantèlement du groupe. Cette éventualité suppose, à moyen terme, qu’Arnaud Lagardère perde sa commandite, une perspective de plus en plus inévitable même si la menace du fonds Amber a été écartée une première fois le 5 mai 2020.

C’est cette perspective qui a probablement conduit Arnaud Lagardère à tenter de contrebalancer l’influence nouvelle de Vincent Bolloré au sein du groupe Lagardère en sécurisant sa commandite par l’accueil au capital de LCM d’un autre baron du capitalisme français, Bernard Arnault. Le 25 mai 2020, LVMH a annoncé avoir acquis 25 % du capital de la holding personnelle d’Arnaud Lagardère. Le leader mondial du luxe a lui aussi un intérêt évident pour certains actifs du groupe, ainsi des activités de retail dans les gares et aéroports. La découpe semble ainsi planifiée mais la position de LVMH est plus avantageuse que celle de Vivendi car la participation à la commandite lui donne plus de moyens pour peser sur les décisions liées au groupe, la commandite gelant concrètement le pouvoir des actionnaires.

C’est ce déséquilibre qui a conduit Vivendi à « envisager » de demander un ou plusieurs sièges au conseil de surveillance « en raison des changements opérés le 25 mai qui posent un certain nombre de questions, notamment sur l’évolution de la commandite du groupe ». Le 11 août 2020, Vivendi et Amber, les rivaux d’hier, signaient un pacte pour demander une convocation de l’assemblée générale afin de procéder au renouvellement du conseil de surveillance, celui qui détient aussi la clé de la commandite. Ils demandaient que le conseil soit plus représentatif du nouvel actionnariat du groupe Lagardère. Une semaine plus tard, le 18 août 2020, le conseil de surveillance de Lagardère renouvelait par anticipation le mandat d’associé gérant d’Arnaud Lagardère. Le conseil de surveillance peut bien changer, il ne pourra plus opter pour une alternative à la commandite lors de l’assemblée générale prévue en mars 2021. Le 31 août 2020, le conseil de surveillance de Lagardère rejetait la demande d’Amber et de Vivendi sur la tenue anticipée d’une assemblée générale tout en proposant « un dialogue actionnarial constructif et apaisé ». Le lendemain, Vivendi et Amber saisissaient le tribunal de commerce pour obtenir la convocation d’une assemblée générale. La première audience devant se tenir le 24 septembre 2020, des rebondissements étaient donc possibles.

C’est la Qatar Investment Authority (QIA), actionnaire à hauteur de 13 % dans le Groupe Lagardère, qui est désormais entrée en jeu en précisant sa position, le 22 septembre 2020, le fonds considérant comme « légitime que l’ensemble des actionnaires soient équitablement représentés ». Si la justice tranche en faveur de Vivendi et d’Amber, il faudra leur faire de la place au sein du conseil, mais au Qatar également. Ce dernier, en retrait alors qu’il est un actionnaire majeur de Lagardère depuis quinze ans, se manifeste à un moment crucial pour le groupe où le choix d’une alliance avec Bernard Arnault provoque une réaction, plus ou moins ferme, de la part des grands actionnaires. Ce choix risque d’ailleurs de compliquer de plus en plus la donne puisque le Groupe Arnault monte désormais directement au capital de Lagardère après avoir investi dans sa structure de tête. Le 24 septembre 2020, le Groupe Arnault a en effet confirmé l’acquisition directe de 5 % du capital de Lagardère CSA. L’avenir du groupe appartient, semble-t-il, de moins en moins à son héritier.

La justice sera encore un acteur majeur dans cette histoire qui mobilise le capitalisme français et les réseaux qataris, mais cette fois par l’intermédiaire des autorités de concurrence. En effet, tout concentré à gérer ses retrouvailles (voir La rem n°52, p.70), le Groupe ViacomCBS a décidé de se défaire de Simon&Schuster, un des acteurs majeurs de l’édition aux États-Unis. Or Arnaud Nourry, à la tête d’Hachette Livres, a reconnu publiquement s’intéresser au dossier. Mais Vivendi ne peut ignorer une telle occasion, rare sur le marché, s’il veut renforcer Editis. Le conflit d’intérêts est potentiel sauf si la commandite tient ses actionnaires à distance, Vivendi ayant fait savoir qu’il n’était pas tenu au courant des échanges entre Hachette et Simon&Schuster. L’Autorité de la concurrence appréciera.

Sources :

  • « Arnaud Lagardère brade sa filiale dans le sport », Enguérand Renault, Le Figaro, 16 décembre 2019.
  • « Amber demande le changement de tout le conseil de Lagardère », Nicolas Madelaine, Laurence Boisseau, Les Echos, 27 mars 2020.
  • « Amber Capital attaque frontalement Arnaud Lagardère », Enguérand Renault, Le Figaro, 27 mars 2020.
  • « Arnaud Lagardère recrute des alliés de pois face à Amber », Laurence Boisseau, Nicolas Madelaine, Martine Robert, Les Echos, 17 avril 2020.
  • « Vivendi vient à la rescousse d’Arnaud Lagardère », Laurence Boisseau, Nicolas Madelaine, Les Echos, 22 avril 2020.
  • « Arnaud Lagardère remporte son bras de fer face à Amber Capital », Laurence Boisseau, Nicolas Madelaine, Les Echos, 6 mai 2020.
  • « Groupe Arnault vient consolider la position personnelle d’Arnaud Lagardère », Nicolas Madelaine, Les Echos, 26 mai 2020.
  • « Vivendi devient le premier actionnaire du groupe Lagardère », Fabienne Schmitt, Les Echos, 16 juillet 2020.
  • « Vivendi et le fonds Amber s’allient et accroissent la pression sur Arnaud Lagardère », Alexandre Debouté, Le Figaro, 12 août 2020.
  • « Lagardère : Vivendi et Amber Capital s’allient pour convoquer une AG », Nicolas Madelaine, Les Echos, 12 août 2020.
  • « Hachette et Editis convoitent la maison d’édition américaine Simon&Schuster », Alexandre Debouté, Le Figaro, 14 août 2020.
  • « Guerre ouverte au sein du groupe Lagardère », Enguérand Renault, Le Figaro, 19 août 2020.
  • « Bernard Arnault et Arnaud Lagardère scellent leur alliance », Nicolas Madelaine, Les Echos, 20 août 2020.
  • « Lagardère : Vivendi demande à son tour un assemblée générale », Nicolas Madelaine, Les Echos, 24 août 2020.
  • « Partie de poker menteur entre Lagardère et Vivendi-Amber », Enguérand Renault, Le Figaro, 2 septembre 2020.
  • « Un appui de poids pour les ennemis de Lagardère », Sandrine Cassini, Le Monde, 24 septembre 2020.
  • « Le Qatar met la pression sur Arnaud Lagardère », Enguérand Renault, Le Figaro, 24 septembre 2020.
  • « Groupe Arnault a pris 5 % du capital de Lagardère », Nicolas Madelaine, Laurence Boisseau, Les Echos, 25 septembre 2020. 
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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