CEDH, 5 avril 2022, NIT S.R.L. c. République de Moldova, n° 28470/12.
Par un arrêt du 5 avril 2022, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a validé le retrait, par le Conseil de coordination de l’audiovisuel (CCA) – l’organe de régulation de l’audiovisuel de la République de Moldova –, de la licence d’exploitation d’une chaîne de télévision privée (NIT S.R.L.).
Appréciation nationale de la décision de l’instance de régulation
Reprochant à la chaîne de télévision NIT S.R.L., seule chaîne d’opposition au pouvoir politique en place, d’être partiale et orientée politiquement, et de manquer ainsi à l’exigence de pluralisme interne posée par la loi relative à l’audiovisuel, l’instance de régulation de l’audiovisuel – sur la base de la loi nationale et dans l’exercice de son pouvoir de sanction – a pris successivement à son encontre diverses mesures d’avertissements, d’amendes, de retraits temporaires du droit de diffuser de la publicité et de suspension temporaire de sa licence d’exploitation, jusqu’au prononcé du retrait de sa licence, à la suite de « mesures comparatives et chronométriques des contenus » ayant fait apparaître lesdits manquements.
L’instance de régulation accusait la chaîne de télévision des faits qualifiés de « manipulation de l’information », de « propagation de fausses nouvelles » et d’« incitation à la haine et à la violence », contraires au droit du public d’avoir accès « à des informations complètes, véridiques et utiles ». Ni le recours précontentieux ni la saisine des juridictions administratives et de la Cour suprême, par lesquels la société de télévision a sollicité, en interne, l’annulation de la révocation de sa licence d’exploitation, ne lui ont permis d’obtenir gain de cause.
« Répondant au grief de la société requérante relatif à la méthode choisie par l’État pour garantir le pluralisme », la cour d’appel a posé que « l’État est tenu à l’obligation positive de veiller à ce que le public ait accès, par l’intermédiaire de la télévision et de la radio, à des informations impartiales et dignes de foi » et que « l’État moldave a choisi de faire appliquer le principe de pluralisme des opinions en obligeant les chaînes de télévision et de radio, bénéficiaires de réseaux publics de radiodiffusion, à offrir un temps d’antenne aux tenants de tous points de vue et idées ».
Pour la Cour suprême, « la révocation de la licence de la société requérante était nécessaire pour faire appliquer les règles relatives au pluralisme des opinions et assurer l’état de droit ». Ladite société « ayant refusé d’obtempérer » aux précédentes injonctions et sanctions dont elle a été l’objet, sur décisions de l’instance de régulation, « les autorités n’avaient pas eu d’autre solution que d’adopter la mesure la plus sévère ».
Appréciation européenne de la décision de l’instance de régulation
La société d’exploitation de la chaîne de télévision a saisi la Cour européenne des droits de l’homme de la mesure de retrait de sa licence d’exploitation dont elle considérait notamment qu’elle portait atteinte au principe de liberté d’expression, consacré par l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ConvEDH) et au droit de propriété consacré par l’article 1er du Protocole additionnel n° 1 à ladite convention.
C’est sur le fondement de ces dispositions, et par référence à diverses résolutions et recommandations relatives à l’« éthique du journalisme » et au « pluralisme des médias », adoptées dans le cadre du Conseil de l’Europe, que la Cour européenne s’est prononcée en cette affaire.
Quant à l’exigence de « pluralisme », la Cour a notamment posé, en empruntant à diverses études commandées ou établies tant par le Conseil de l’Europe que par l’Union européenne, que : « le pluralisme externe, c’est-à-dire le pluralisme qui passe par une multiplicité d’organes, peut être obtenu par l’existence de divers médias qui expriment chacun un point de vue différent ; on peut l’atteindre essentiellement en veillant à ce que les médias ne soient pas concentrés entre les mains d’un trop petit nombre d’acteurs. Le contrôle de la propriété est le point de départ de cette gouvernance du pluralisme. […] Le pluralisme interne désigne quant à lui le pluralisme au sein d’un seul média. […] Il a trait à la manière dont la diversité socio-politique se reflète dans le contenu des médias, c’est-à-dire à la représentation dans les médias de différents groupes culturels ainsi que d’opinions et de points de vue politiques ou idéologiques divergents. La gouvernance du pluralisme interne est une nécessité sur un marché des médias caractérisé par un nombre restreint de fréquences ; elle vise à compenser la rareté en imposant à chaque média des règles concernant la diversité des points de vue et l’impartialité du journalisme » ; et que : « si les exigences en matière de liberté d’expression et de liberté des médias imposent aux États de protéger l’indépendance des médias et de s’abstenir d’interférer dans leur travail, il est largement admis que les États doivent, dans le même temps, établir un cadre normatif garantissant l’existence d’un paysage médiatique diversifié et pluraliste ».
Alors que la société requérante considérait que la révocation de sa licence d’exploitation « s’analyse en une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression » et de « son droit de communiquer des informations et des idées », le gouvernement moldave a fait valoir, devant la Cour européenne, que ladite « ingérence était nécessaire dans une société démocratique, en raison de l’existence d’un besoin social impérieux de protéger le pluralisme des opinions » ; que le but ainsi poursuivi « était de proposer aux téléspectateurs une pluralité de sources et des informations reflétant une diversité des points de vue politiques » ; et que cela passe « par l’obligation imposée aux radiodiffuseurs » de « respecter un équilibre dans l’octroi de temps d’antenne aux différents partis et mouvements politiques ».
La Cour européenne retient que « les parties s’accordent à dire que la mesure de révocation de la licence de radiodiffusion de la société requérante s’analyse en une ingérence dans l’exercice, par celle-ci, de son droit à la liberté d’expression ».
Procédant traditionnellement en une analyse en trois temps, elle observe alors que ladite ingérence était « prévue par la loi » ; que, « visant à protéger les droits d’autrui », elle répondait à « un but légitime » ; et que, s’agissant du « pluralisme dans les médias audiovisuels », il ne suffit pas « de prévoir l’existence de plusieurs chaînes », mais qu’il convient d’assurer le « pluralisme interne » à travers la diversité des contenus des programmes diffusés, ce qui constitue un « but légitime ». Estimant que « la décision de restreindre la liberté d’expression de la société requérante était justifiée par des motifs pertinents et suffisants », la Cour conclut que « l’ingérence était donc nécessaire dans une société démocratique » et qu’« il n’y a donc notamment pas eu violation de l’article 10 de la Convention ».
Cependant, dans leur « opinion dissidente », deux des juges ont souligné que « la présente espèce soulève des questions nouvelles aux implications fondamentales pour la liberté et le pluralisme de la radiodiffusion […] relatives à la nécessité et à la proportionnalité de sanctions sévères infligées à un radiodiffuseur privé pour des raisons de pluralisme interne ». Pour eux, « toute ingérence dans l’exercice, par un radiodiffuseur, de la liberté d’expression qui est faite au nom du pluralisme interne devrait nécessairement tenir compte de ses effets sur le pluralisme global de l’offre audiovisuelle du pays ». Relevant que « la chaîne NIT apparaissait comme l’unique opérateur national à mettre en avant les opinions du parti qui était alors le seul du pays à se trouver dans l’opposition », ils considèrent que « sa disparition de la scène audiovisuelle a de toute évidence eu un impact négatif sur le pluralisme global ». Ils indiquent qu’ils auraient souhaité que la Cour « accorde une plus grande attention à l’évolution du rôle de l’audiovisuel à l’ère du numérique, et à ses implications pour le pluralisme externe et pour le pluralisme interne », et ils ont regretté que n’aient pas été pris en compte les « changements d’époque intervenus au cours des vingt dernières années » et « le passage de l’analogique au numérique » permettant une multiplication des canaux de diffusion. Pour eux, l’obligation faite aux médias audiovisuels privés d’accorder un même temps d’antenne aux différents courants de pensée peut paraître justifiée « dans le petit créneau des campagnes électorales », et s’agissant des programmes électoraux, mais elle serait très difficile « à respecter dans le cadre d’une programmation ordinaire, en particulier dans les bulletins d’information ». Faisant état de « questions concernant l’impartialité du CCA dans la procédure », selon eux, « il y a eu violation des droits de la société requérante découlant de l’article 10 de la Convention ».
L’utilisation de fréquences hertziennes pour la diffusion de programmes de radio et de télévision justifie, en raison de leur relative rareté et pour préserver la liberté de réception face aux risques de brouillage des ondes, qu’il existe un système de licences et que, au nom des garanties apportées à la liberté de communication, celles-ci soient octroyées par une instance de régulation indépendante. Du fait de l’évolution des techniques et d’un dispositif anticoncentration, la multiplication des canaux de diffusion conduit à un pluralisme externe qui constitue sans doute, avec des clauses d’indépendance éditoriale à l’égard du régime de propriété, la meilleure garantie du pluralisme interne. Dans un tel contexte, l’instauration d’une instance dite « de régulation » et l’exercice, par celle-ci, d’un pouvoir de sanction pouvant comporter le retrait d’une licence d’exploitation paraît désormais, dans tout pays, bien contestable.