CMA-CGM s’empare de La Provence

Un géant industriel investit de nouveau dans les médias français – à Marseille cette fois-ci. Le risque de conflits d’intérêts est très important et l’attitude de la nouvelle direction de La Provence sera déterminante.

Le clap de fin est connu qui, depuis la décision du groupe Hersant Media de vendre ses titres implantés dans le sud de la France, a conduit à la séparation de l’ensemble de presse quotidienne régionale qui allait de Nice à Marseille avec des changements réguliers de propriétaire. Nice Matin et La Provence ont été séparés en 2013 quand le groupe Hersant, dans l’impossibilité de s’entendre avec son associé, a finalement cédé La Provence au groupe Bernard Tapie, tout en conservant Nice MatinCorse Matin, troisième ensemble du groupe, restait alors contrôlé à parité par Nice Matin et La Provence (voir La rem n°28, p.20). Puis Hersant Media s’est séparé de Nice Matin, qui s’est transformé en Scic (société coopérative d’intérêt collectif) (voir La rem n°33, p.26) avant d’être revendu à Nethys en 2016 ; un actionnaire belge avait pris un an plus tôt une participation dans La Provence, devenue entre-temps propriétaire de la totalité de Corse Matin. La réunion de l’ensemble des titres de feu le groupe Hersant Media semblait alors de nouveau possible (voir La rem n°38-39, p.35). Mais Nethys n’a pas tenu ses promesses et c’est finalement Xavier Niel qui a repris ses parts dans Nice Matin et La Provence (voir La rem n°52, p.39). Le nom du nouveau consolidateur de la presse quotidienne régionale dans le sud de la France semblait alors connu, d’autant que la participation de 11 % de Xavier Niel dans le capital de La Provence se doublait d’un droit d’agrément et d’un droit de préemption en cas de session de la part de capital détenue par le groupe Bernard Tapie. Le premier droit s’apparente à un droit de veto opposable à l’arrivée d’un nouvel actionnaire, le second à la possibilité pour Xavier Niel de racheter le capital de La Provence qu’il ne détient pas en s’alignant sur l’offre de reprise la mieux-disante.

En avril 2020, la justice a annulé l’arbitrage en faveur de Bernard Tapie dans l’affaire Crédit Lyonnais – Adidas, conduisant le groupe Bernard Tapie à être placé en liquidation judiciaire ; le processus de cession s’est accéléré suite à la disparition de Bernard Tapie le 3 octobre 2021. Le 30 novembre 2021, les repreneurs potentiels de ses 89 % de capital dans le groupe La Provence devaient ainsi se faire connaître auprès du tribunal de commerce de Bobigny. Deux offres ont émergé, inaugurant le début d’une longue bataille : celle, attendue, de Xavier Niel, qui prévoyait 20 millions d’euros et la construction dans le Var d’une imprimerie commune à Nice Matin et à La Provence ; celle, inattendue, portée par Rodolphe Saadé, à la tête de la CMA-CGM – une offre très généreuse, décorrélée du marché, assortie d’une charte garantissant l’indépendance de la rédaction, imaginée en partie par Denis Olivennes, qui s’était mobilisé pour l’occasion. En effet, le montant proposé par la CMA-CGM est très élevé : 81 millions d’euros pour 89 % du capital de La Provence, soit une valorisation du groupe proche de 100 millions d’euros. Or, cette même participation a été payée 20 millions d’euros en 2013 par Bernard Tapie, quand La Provence avait une diffusion payée de 124 000 exemplaires contre seulement 75 000 exemplaires aujourd’hui. À titre de comparaison, Midi Libre, le titre de presse quotidienne régionale de Montpellier, proche voisin de Marseille, a été racheté en 2015 par La Dépêche du Midi pour une valorisation d’environ 30 millions d’euros (voir La rem n°32, p.29). La valorisation du groupe La Provence est donc probablement plus proche de 40 millions d’euros que de 100 millions d’euros, même en prenant en considération son patrimoine immobilier, cédé en grande partie en 2021 pour 35 millions d’euros afin de rembourser des dettes. Le groupe doit ainsi quitter ses locaux situés dans la zone Euromed avant 2024. Enfin, le dernier chiffre d’affaires connu de La Provence est de 49,5 millions d’euros en 2020, année marquée par la crise sanitaire, contre 62 millions d’euros en 2019.

Très en deçà de l’offre de la CMA-CGM sur le plan financier, l’offre de Xavier Niel avait toutes ses chances au début du processus puisque le droit d’agrément permettait en théorie à Xavier Niel de refuser la proposition de la CMA-CGM. Mais cette clause d’agrément a été suspendue par le tribunal de commerce de Marseille le 11 janvier 2022. Ne restait plus alors à Xavier Niel que son droit de préemption, donc la possibilité de proposer en dernier recours la même somme que la CMA-CGM. Xavier Niel a toutefois contesté cette décision devant la cour d’appel d’Aix-en-Provence qui lui a donné raison le 7 avril 2022. La vente semblait alors compromise malgré le soutien des salariés à l’offre de la CMA-CGM, pour des motifs de sécurité de l’emploi. La rédaction, par l’intermédiaire du Syndicat national des journalistes (SNJ), s’est aussi prononcée en faveur de la CMA-CGM, même si certains journalistes ont pu faire part de leurs inquiétudes. C’est finalement Stéphane Tapie, fils de Bernard Tapie, qui a rappelé que les offres de reprise d’un titre de presse ne sauraient être jugées seulement d’un point de vue financier. Et Stéphane Tapie connaît bien La Provence puisqu’il s’est impliqué dans la gestion du quotidien dont il a notamment dirigé le pôle numérique. Lors du conseil d’administration du 9 mai 2022 devant statuer sur la proposition de la CMA-CGM, il a donné son pouvoir à un représentant de Xavier Niel, soit trois voix représentant le camp « Niel » sur cinq. Mais les deux autres administrateurs, soutenant l’offre de CMA-CGM, ont invalidé son pouvoir pour conflit d’intérêts, ainsi que les votes des deux représentants de Xavier Niel au conseil. Le conseil réduit de ce fait à deux votants a donné son agrément le même jour à l’offre de la CMA-CGM. NJJ Presse, la structure de Xavier Niel qui contrôle ses actifs dans la presse, a de son côté motivé son refus de soutenir l’offre de la CMA-CGM pour le risque de conflit d’intérêts associé au rachat par le premier employeur privé de la région. La Provence est en effet le seul titre de presse écrite qui y conserve un tirage important. Le mois suivant, le tribunal de Marseille invalidait l’agrément voté le 9 mai en conseil de La Provence.

La situation s’est finalement débloquée durant l’été 2022. Xavier Niel a cédé à bon prix. Le 30 août 2022, la CMA-CGM a annoncé un accord avec Xavier Niel à qui elle a racheté sa participation de 11 % pour 10 millions d’euros, récupérant ainsi le droit d’agrément. La CMA-CGM a su faire des concessions puisqu’elle s’associe dans une entreprise commune avec Xavier Niel pour construire l’imprimerie dans le Var que celui-ci avait proposé pour imprimer à la fois Nice Matin et La Provence. Au moins le conflit entre ces deux acteurs aura-t-il permis une rationali­sation des coûts d’impression. La vente définitive de La Provence à la CMA-CGM est donc validée. Elle est effective depuis le 30 septembre 2022 après accep­tation de l’offre de la CMA-CGM par le tribunal de Bobigny.

S’il est probable que la ligne éditoriale de La Provence ne sera pas chamboulée, il est certain en revanche que les conflits d’intérêts liés à ce rachat sont majeurs. Certes, il y a un risque d’autocensure des journalistes de La Provence quand il s’agira de traiter des activités de la CMA-CGM mais, en cas de polémique, Marsactu et La Marseillaise se délecteront de ces manquements, si manquements il y a. Le vrai problème est ailleurs. Pour ses activités de transporteur, la CMA-CGM est demandeuse de terrains, d’entrepôts, d’un arrière-pays dédié à sa logistique. Dans cet arrière-pays, les Mairies, le Département, la Région décident d’autorisations, d’investissements dans les infrastructures, de mesures contraignantes. Or, les élus qui y siègent ont besoin de La Provence pour faire connaître leurs projets, leurs idées, leurs programmes. Ayant un pied dans Le Monde, Xavier Niel n’avait guère besoin de La Provence pour exercer son influence politique. L’attitude de la nouvelle direction du groupe La Provence sera donc déterminante.

Sources :

  • « Quatre candidats pour le rachat de La Provence », Claudia Cohen, Enguérand Renault, Le Figaro, 26 novembre 2021.
  • « Bataille autour de La Provence », Marina Alcaraz, Paul Molga, Les Échos, 29 novembre 2021.
  • « La Provence : Rodolphe Saadé mise 81 millions d’euros », Claudia Cohen, Le Figaro, 12 janvier 2022.
  • « Rachat de La Provence : Xavier Niel peut s’opposer à Rodolphe Saadé », P.M.,  M.A., Les Échos, 8 avril 2022.
  • « La Provence : Xavier Niel reprend la main face à la CMA CGM », Claudia Cohen, Le Figaro, 8 avril 2022.
  • « La Provence : la bataille est relancée », Claudia Cohen, Le Figaro, 10 mai 2022.
  • « La Provence : le bras de fer continue », Enguérand Renault, Claudia Cohen, Le Figaro, 10 mai 2022.
  • « C’est l’avenir de 850 salariés et de La Provence et de leurs familles qui est en jeu », section SNJ La Provence, communiqué de presse, snj.fr, 1er juin 2022.
  • « La Provence : CMA CGM s’empare du groupe de presse », Claudia Cohen, Le Figaro, 31 août 2022.
  • « La Provence : Rodolphe Saadé remporte le titre », Paul Molga, Les Échos, 31 août 2022.
  • « Rodolphe Saadé, le patron de CMA CGM qui étend son influence sur Marseille », Gilles Rof, lemonde.fr, 4 octobre 2022. 
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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