Repenser le mécanisme de soutien à la production cinématographique

Le cinéma français s’enorgueillit d’être le premier d’Europe, tant par le nombre de films produits que par la fréquentation des salles. Après la crise de la Covid, ses salles n’ont pourtant pas retrouvé les performances des années précédentes qui se situaient à plus de 200 millions de spectateurs, avec un record à 213 millions en 2019. Ainsi, sur les six premiers mois de 2022, la fréquentation est de 28 % inférieure à celle de la moyenne des cinq années qui précédèrent la pandémie. Il s’agit d’un phénomène mondial : à titre d’exemple, les États-Unis sont à -32 %, l’Espagne à -40 % et l’Italie à -60 %.

PENDANT LA PANDÉMIE, ALORS QUE LA FRANCE CONTINUAIT À PRODUIRE DES FILMS, LES ÉTATS-UNIS ONT ARRÊTÉ TOTALEMENT LEUR PRODUCTION

Les professionnels du secteur attribuent cette baisse à la concurrence des plateformes et au nombre réduit de blockbusters américains, ces films à très gros budget conçus pour attirer un très large public. Il est vrai que jusque-là les films américains rassemblaient 55 % des spectateurs français et les films français à peine 35 %. Or, pendant la pandémie, alors que la France continuait à produire des films, les États-Unis ont arrêté totalement leur production. Mais il semble que la cause se situe également ailleurs, dans les réseaux sociaux, qui accaparent de plus en plus de « temps de cerveau disponible » et surtout qui, par les algorithmes qui les gouvernent, nous incitent à communiquer de plus en plus avec ceux qui pensent comme nous et donc à nous replier sur nous-mêmes. À l’opposé, le cinéma est le loisir collectif par excellence, celui qui pousse à découvrir. Ce repliement sur soi est évidemment un danger, non seulement pour le cinéma, mais aussi pour la vie sociale et la culture en général.

Bien entendu, on pourrait espérer que les studios américains reviennent au niveau de production antérieur à la période de la pandémie. Mais, à y regarder de plus près, avant celle-ci, le nombre de films qu’ils mettaient en chantier chaque année diminuait déjà régulièrement. Les grands studios se concentraient sur les films potentiellement les plus porteurs, au budget supérieur à 200 millions de dollars et ils investissaient aussi massivement dans les séries au moment où trois d’entre eux – Disney, Warner et Paramount – développaient leur plateforme de SVOD. Malgré leur taille, ils ne pouvaient sans doute pas maintenir leur montant de financement dans les films tout en ajoutant ces nouveaux investissements.

NOTRE SYSTÈME DE SOUTIEN À LA PRODUCTION FRANÇAISE EST EN TRAIN DE DEVENIR UN FACTEUR IMPORTANT DE LA PERTE D’ATTRACTIVITÉ DE CELLE-CI

Mais surtout il conviendrait de regarder la vérité en face : notre système de soutien à la production française, dont nous sommes si fiers, est en train de devenir un facteur important de la perte d’attractivité de celle-ci. Certes, il comprend un mécanisme ingénieux : le soutien automatique qui est financé par une taxe spéciale de 10,7 % sur chaque place de cinéma. Celle-ci constitue à la fois une épargne forcée pour la profession et un droit de douane sur les films étrangers, principalement américains. Les producteurs, les distributeurs et les exploitants récupèrent leur pourcentage de cette recette différée, à condition de l’investir. Et, comme elle n’est pas reversée aux films étrangers, ils récupèrent globalement plus que la taxe qu’ils ont eux-mêmes générée. C’est ce qui explique que ces trois branches de notre industrie du cinéma n’ont jamais cessé d’investir.

Au fil des années, le principe du fonds de soutien automatique, comme de l’ensemble des mécanismes d’aides à la production et à la distribution des films français, a glissé vers deux idées pernicieuses. Première idée : plus il y a de films produits, plus on a de chance de découvrir les nouveaux talents du cinéma français de demain. Seconde idée : il faut faciliter la production de films à petit et moyen budget grâce auxquels ces nouveaux talents feront leurs preuves. Présenté comme un moyen de diversifier l’offre de films, cet objectif vise avant tout à faire apparaître de nouveaux réalisateurs.

En application de cette politique, le soutien automatique aux distributeurs de films français est fortement dégressif et plafonné à un million d’entrées. Ainsi, pour un film qui rassemble moins de 50 000 spectateurs, son montant est de 208 % de la taxe additionnelle : le distributeur va donc bénéficier d’un soutien automatique six fois supérieur à ce qu’il aurait touché avec la commission de distribution, au maximum 30 %. À l’inverse, au-delà d’un million d’entrées, il n’y a plus de soutien automatique : la taxe additionnelle devient dans ce cas une taxe supplémentaire de 10,7 % sur les recettes du distributeur, qui s’ajoute à la TVA de 5,5 %. Donc, en France, distribuer un film qui rencontre un large public semble devoir être pénalisé parce que le succès nuit à la multiplication du nombre de films.

DISTRIBUER UN FILM QUI RENCONTRE UN LARGE PUBLIC SEMBLE DEVOIR ÊTRE PÉNALISÉ PARCE QUE LE SUCCÈS NUIT À LA MULTIPLICATION DU NOMBRE DE FILMS

C’est aussi pourquoi, au fil des années, le CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée) a multiplié les nouvelles aides sélectives, attribuées par des commissions composées de professionnels pour le financement des films à petit et moyen budget. Cette évolution provoque un phénomène de clientélisme puisque, à chaque fois que le président du CNC crée une aide sélective, il satisfait une catégorie de la profession et, en nommant lui-même le président et les membres de chaque commission, il fait de ces derniers ses obligés.

Le mécanisme de soutien de loin le plus important est cependant celui qui contraint les grandes chaînes de télévision à investir un pourcentage de leur budget dans le préfinancement de films de cinéma, dont une partie de cet investissement réservée aux films à petit et moyen budget. Lorsque ce système a été instauré, dans les années 1980, le film de cinéma était le programme le plus populaire et les chaînes étaient demandeuses au point qu’il a fallu limiter le nombre de films qu’elles pouvaient préfinancer. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Même si elles continuent à remplir leurs obligations, les chaînes de télévision préféreraient orienter leurs investissements en grande partie vers la production de séries. Elles restent pourtant le principal investisseur dans le cinéma français puisqu’un producteur peut faire préfinancer son film par une ou deux chaînes à péage, puis par une, voire deux chaînes en clair.

LES CHAÎNES DE TÉLÉVISION PRÉFÉRERAIENT ORIENTER LEURS INVESTISSEMENTS EN GRANDE PARTIE VERS LA PRODUCTION DE SÉRIES

Aux préfinancements par les chaînes se sont ajoutés les préfinancements par les régions : le CNC accorde 2 euros pour chaque euro qu’une région attribue au préfinancement d’un film. C’est un mécanisme qui convient aux régions car le contenu du film constitue souvent pour elles une promotion et, de surcroît, le tournage sur son territoire crée des emplois.

Puis ont été créées les Sofica (Sociétés de financement de l’industrie cinématographique et de l’audiovisuel) qui sont des fonds d’investissement permettant de déduire de l’impôt sur le revenu jusqu’à 48 % du montant investi. Les Sofica se sont multipliées ; du fait de l’avantage fiscal dont bénéficient leurs actionnaires, elles peuvent se permettre d’investir dans des films déficitaires.

En outre, l’État a offert aux producteurs un crédit d’impôt de 30 % sur une large partie de leurs dépenses pour les inciter à ne pas aller tourner à l’étranger. Avec des cotisations sociales élevées et les 35 heures, notre pays est en effet celui où le tournage est le plus cher d’Europe. Ce crédit d’impôt est également une réponse au tax shelter de certains pays, comme en Belgique. Étant plafonné, il est donc proportionnellement plus élevé pour les films à moyen et petit budget que pour les films à gros budget.

Le site CineFinances.info, que j’ai créé et que je dirige, présente chaque semaine le budget, le plan de financement et la répartition de recettes de tous les films français à l’affiche. Il s’agit des données prévisionnelles fournies par le producteur délégué aux investisseurs ainsi qu’au CNC et non du budget définitif qui est, dans la plupart des cas, moins élevé. De nombreux producteurs et distributeurs sont abonnés à ce site, car il leur permet de voir comment des films ont été montés ou ce que leur concurrent a investi et en échange de quoi. Or, quand on sait lire un budget, il apparaît clairement que, pour un nombre non négligeable de films, le producteur est bénéficiaire avant même que le film ne sorte. Et très souvent il n’a même pas réellement investi de ses propres deniers car, s’il fait apparaître un investissement en numéraire, il ne rend compte ni du crédit d’impôt à venir ni de sa priorité à recevoir les 150 000 premiers euros de soutien automatique, ce qui correspond à peu près à 200 000 premières entrées en salle.

POUR UN NOMBRE NON NÉGLIGEABLE DE FILMS, LE PRODUCTEUR EST BÉNÉFICIAIRE AVANT MÊME QUE LE FILM NE SORTE

Est-ce qu’un système qui permet d’être bénéficiaire sans investir ni prendre de risques est sain ? On peut en douter. C’est même contraire au principe de l’économie du cinéma qui est une industrie à risque où le succès d’un film compense le ou les échecs d’autres films, et permet de dégager un bénéfice. Au congrès de la Fédération nationale des cinémas français (FNCF) qui s’est tenu en septembre 2022 à Deauville, Olivier Snanoudj, vice-président de Warner France, présentait cette analyse de manière plus allusive : « Le système français pousse les producteurs à produire vite » et il notait que, de plus en plus souvent, les scénarios ne sont pas assez travaillés. Marie-Christine Desandré, vice-présidente de la FNCF et exploitante d’un complexe de sept salles à Châtellerault (86), notait que « trop de films sont tièdes ». Avec la concurrence des plateformes et des réseaux sociaux, les spectateurs ne vont plus se déplacer pour des films « tièdes » ; ils veulent des films qui soient des évènements.

Cette multiplication des sources de financement pour les films de cinéma a bien eu l’effet attendu. En 1982, la France produisait environ 150 films par an qui rassemblaient 50 % des 202 millions de spectateurs, quand, dans les années pré-Covid, la France a produit en moyenne 200 films par an, et ces films n’ont attiré que 35 % des spectateurs. En 2022, 275 films sortiront en salle dans l’Hexagone.

Par ailleurs, les distributeurs indépendants ont multiplié les acquisitions de films étrangers non américains : 750 films sont distribués dans notre pays chaque année, donc en moyenne 15 par semaine. Il est évidemment impossible pour les médias de couvrir toutes ces sorties et n’émergent dans l’esprit des Français que celles qui apparaissent comme des évènements. La multiplication du nombre de films nuit au cinéma et le pourcentage de films qui sont des succès diminue.

Cette idée selon laquelle le volume de films, notamment de films à petit et moyen budget, doit être un objectif de l’industrie du cinéma s’appuie sur la transformation en véritable dogme des origines de la Nouvelle Vague. Celle-ci est née à la fin des années 1950. L’arrivée des pellicules ultrasensibles et des caméras légères a permis à de jeunes réalisateurs de talent – Louis Malle, François Truffaut, Jean-Luc Godard, Claude Chabrol, Alain Resnais, etc. – de réaliser, en décor naturel, des films à petit budget, très innovants et de qualité, qui ont été couronnés de succès. Mais ce qui était une occasion pour percer est devenu une idéologie : aujourd’hui, un film « d’auteur » doit avoir un petit budget et être tourné en décor naturel. La mise en scène du réalisateur compte plus que le scénario. Notons que, dès qu’ils en ont eu les moyens, François Truffaut, Louis Malle ou Alain Resnais ont tourné des films avec un budget plus élevé et selon des techniques traditionnelles comme Le Dernier MétroLacombe Lucien ou La guerre est finie.

EST-CE QU’UN SYSTÈME QUI PERMET D’ÊTRE BÉNÉFICIAIRE SANS INVESTIR NI PRENDRE DE RISQUES EST SAIN ?

Cette idéologie qui prônait le tournage en décor naturel a eu des conséquences qui auraient pu être désastreuses pour le cinéma français, mais aussi pour la production de fiction française. À la suite du tournage en France du blockbuster Mission : impossible. Fallout de Christopher McQuarrie avec Tom Cruise, un article du Financial Times expliquait que, bien que le film soit censé se passer principalement en France, la majorité des dépenses de production avait été effectuée en Grande-Bretagne. Et ce, parce qu’un blockbuster, notamment du fait de l’utilisation d’effets spéciaux, devait être en grande partie tourné en studio. Or, les studios français n’étaient pas capables d’accueillir un tel tournage. Au même moment, en France, la profession se mobilisait pour éviter la fermeture de l’un des plus grands studios français, celui de Bry-sur-Marne, qui était largement déficitaire.

Selon Marc Tessier, alors président de Film France, l’organisme chargé de la promotion des tournages de films étrangers en France, cette difficulté allait s’aggraver puisque pratiquement tous les studios de tournage français sont déficitaires. De fait, de plus en plus de producteurs français de films de cinéma, mais aussi de séries, vont tourner dans des studios à l’étranger, ce qui entraîne une perte d’emplois.

LA MULTIPLICATION DU NOMBRE DE FILMS NUIT AU CINÉMA ET LE POURCENTAGE DE FILMS QUI SONT DES SUCCÈS DIMINUE

Pour le compte du CNC et de Film France, j’ai dressé un état des lieux des infrastructures de tournage en Europe. Le Royaume-Uni a trois grands studios, dont deux à côté de Londres : chacun dispose de nombreux plateaux, dont certains de 3 000 à 4 000 mètres carrés. La France, quant à elle, ne possède qu’un seul grand plateau de 2 000 mètres carrés situé à Nice, alors qu’il y a également de grands studios équipés de plateaux, plus nombreux et plus grands, en République tchèque et en Allemagne. Tous sont rentables et en développement. Selon le dirigeant des studios Pinewood (près de Londres), dont la société avait répertorié tous les projets de film de cinéma et de fiction pour la télévision dans le monde nécessitant un tournage en studio, cette demande à venir représente le double des capacités de tous les studios existants. Les Pinewood Studios s’apprêtent donc à investir 600 millions de dollars pour créer un nouveau grand studio. Les studios de tournage sont un domaine auquel on peut appliquer en France l’amère boutade : « Vous leur donnez le Sahara et deux ans après ils importent du sable. »

À l’occasion d’une autre étude intitulée « Les studios de tournage, un enjeu primordial pour la production en France », et que le CNC a fait paraître en 2019, portant sur les raisons pour lesquelles les studios étaient rentables à l’étranger et déficitaires en France, j’ai décrit la configuration d’un studio rentable. À ce sujet, il convient d’insister sur quatre points. Premièrement, de moins en moins de professionnels français (réalisateurs, directeurs de production et techniciens) savent tourner en studio. Deuxièmement, tourner en décor naturel va devenir de plus en plus cher car, du fait de la circulation automobile, les municipalités imposent des taxes de plus en plus élevées sur le stationnement des cars de tournage et des conditions de tournage de plus en plus drastiques. Ce type de tournage est d’ailleurs déjà très souvent plus cher que le tournage en studio. En troisième lieu, il est indispensable de tourner en studio pour utiliser les effets spéciaux de plus en plus performants mis à la disposition des réalisateurs. Enfin, dernier point, l’économie des séries repose largement sur les décors récurrents. Or, le nombre de séries va exploser et l’absence de studios configurés convenablement va être un frein aux productions françaises. Ce rapport n’est pas resté lettre morte puisqu’il a été retenu parmi les objectifs prioritaires du « Plan pour la réindustrialisation de la France d’ici 2030 ».

CETTE IDÉOLOGIE QUI PRÔNAIT LE TOURNAGE EN DÉCOR NATUREL A EU DES CONSÉQUENCES QUI AURAIENT PU ÊTRE DÉSASTREUSES POUR LE CINÉMA FRANÇAIS

En conclusion, il est avéré qu’il faut abandonner la priorité donnée au volume de films. Les réalisateurs ont un nombre croissant d’occasions de faire leurs preuves : réaliser un ou plusieurs épisodes d’une série, réaliser un téléfilm, ou encore faire une série qui sera diffusée par YouTube. Certains ont même démontré leur talent par des tournages avec un iPhone. Le vrai problème n’est pas tant de découvrir de nouveaux talents, mais qu’il n’y a sans doute pas assez de ces talents pour écrire le scénario et la réalisation de toutes ces œuvres. Le film de cinéma, principalement destiné à être vu en salle, doit demeurer le haut de gamme des œuvres audiovisuelles, même avec de petits et moyens budgets, mais surtout d’une telle qualité que sa sortie soit un évènement qui justifie de se déplacer.

Serge Siritzky est directeur du blog Siritz.com. Il a été PDG de Parafrance et président de la Fédération nationale des cinémas français (FNCF). Il est également le fondateur du magazine Ecran total.

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