Suspension de la diffusion des médias russes sur le territoire de l’Union européenne

Tribunal UE, 27 juillet 2022, T-125/22.

Suite à l’entrée des troupes russes sur le territoire de l’Ukraine, le 24 février 2022, et pour contrer les opérations de propagande et de désin­formation qui ont accompagné cette intervention militaire, les instances de l’Union européenne (UE) ont décidé la suspension de la diffusion de divers médias russes dans les pays membres de l’Union. Contestant la mesure, notamment en ce qu’elle porterait atteinte à la liberté d’information, la société russe de télévision RT France a saisi le Tribunal de l’UE d’une demande d’annulation. Par décision du 27 juillet 2022, celui-ci a rejeté le recours dans son intégralité.

Par les dispositions contestées, il était posé qu’il était « interdit aux opérateurs de diffuser des contenus, d’autoriser ou de faciliter la diffusion de contenus, ou de contribuer à celle-ci par les personnes morales, entités ou organismes » russes visés, « y compris par transmission ou distribution par tout moyen tel que le câble, le satellite, la télévision sur IP, les fournisseurs de services internet, les plateformes ou applications de partage de vidéos sur l’internet », et que « toute licence ou autorisation de diffusion, tout accord de transmission et de distribution conclu avec » les médias russes en cause « sont suspendus ».

Une première action en référé de la société RT France a été rejetée par une ordonnance du 30 mars 2022, T-125/22 R. Par son recours, la société RT France sollicitait l’annulation de la décision (PESC) 2022/351 du Conseil, du 1er mars 2022, modifiant la décision 2014/512/PESC, et du règlement (UE) 2022/350 du Conseil, du 1er mars 2022, modifiant le règlement (UE) n°833/2014. À l’appui de son action, elle invoquait différents motifs qui ont été successivement examinés par le Tribunal.

Motif de l’incompétence du Conseil de l’UE

Dans ce premier argument, contestant « la compétence du Conseil pour adopter les actes attaqués », la société RT France faisait valoir que « seules les autorités de régulation nationales, en l’occurrence l’Arcom, peuvent intervenir pour sanctionner un média audiovisuel pour un contenu éditorial inapproprié ».

Pour le Tribunal, « il ne saurait être reproché au Conseil d’avoir considéré que, face à la crise internationale provoquée par l’agression de l’Ukraine par la Fédération de Russie, parmi les mesures utiles pour réagir à la grave menace contre la paix aux frontières de l’Union et à la violation du droit international, pouvait […] figurer l’interdiction temporaire de la diffusion de contenus de certains médias, appartenant notamment au groupe de chaînes RT financé par le budget de l’État russe, au motif qu’ils soutiendraient ladite agression ». Il considérait que cette mesure était « directement liée aux finalités de la politique étrangère et de sécurité commune […] car elle viserait, d’une part, à sauvegarder les valeurs de l’Union, ses intérêts fondamentaux, sa sécurité, son indépendance et son intégrité et, d’autre part, à préserver la paix, à prévenir les conflits et à renforcer la sécurité internationale ». Il ajoutait que, « dès lors que la propagande et les campagnes de désinformation sont de nature à remettre en cause les fondements des sociétés démocratiques et font partie intégrante de l’arsenal de guerre moderne, les mesures restrictives en cause s’inscrivent également dans le cadre de la poursuite, par l’Union, des objectifs qui lui ont été assignés ».

Il estimait encore que cette compétence de l’Union « ne saurait être remise en cause par la circonstance, invoquée par la requérante, selon laquelle, d’après la législation nationale française, le pouvoir de sanctionner un organisme de radiodiffusion télévisuelle pour un contenu éditorial inapproprié relèverait de la compétence de l’Arcom », car « les compétences de l’Union […] ne peuvent être exclues ni conditionnées par l’existence ou l’exercice de pouvoirs attribués, par le droit national, à une autorité administrative ».

Pour le Tribunal, « la circonstance qu’une autorité administrative nationale dispose d’une compétence pour adopter des sanctions ne s’oppose pas à la compétence reconnue au Conseil d’adopter des mesures restrictives visant à interdire provisoirement et de manière réversible la diffusion des contenus de la requérante ». Il retenait encore que, « dans la mesure où une telle interdiction s’applique quel que soit l’État membre dans lequel lesdits opérateurs sont établis et quel que soit le mode de diffusion des contenus de la requérante, il s’ensuit que le résultat visé par la décision attaquée n’aurait pas pu être atteint par l’intermédiaire des autorités de régulation nationales, dont la compétence est limitée au territoire de l’État membre auquel elles appartiennent », et qu’il « est évident que la mise en œuvre uniforme de l’interdiction temporaire de diffusion des contenus de la requérante sur l’ensemble du territoire de l’Union pouvait être mieux réalisée au niveau de l’Union qu’au niveau national ». Ainsi, le Tribunal conclut que « le grief tiré de l’incompétence du Conseil doit être écarté comme étant non fondé ».

Motif de la méconnaissance des droits de la défense

La société RT France reprochait par ailleurs au Conseil de l’Union européenne « d’avoir adopté les actes attaqués au mépris de ses droits de la défense et du principe du contradictoire ». Pour le Tribunal, « les mesures restrictives en cause s’inscrivent dans un contexte extraordinaire et d’extrême urgence » ; leur adoption, « immédiatement après le début de l’agression militaire, afin de garantir leur plein effet utile, répondait également à l’exigence de mettre en place des formes multiples de réaction rapide à cette agression » ; et le Conseil « aurait été dans l’impossibilité de donner un délai réellement suffisant à la requérante pour lui permettre de soumettre ses observations avant l’adoption des actes attaqués », sans en compromettre l’efficacité.

Le Tribunal estime que, « compte tenu du contexte tout à fait exceptionnel dans lequel les actes attaqués ont été adoptés, à savoir celui du déclenchement d’une guerre aux frontières de l’Union, de l’objectif qu’ils poursuivent et de l’efficacité des mesures restrictives prévues par ceux-ci, il convient de conclure que les autorités de l’Union n’étaient pas tenues d’entendre la requérante préalablement » à l’adoption de la mesure contestée et, « par conséquent, qu’il n’y a pas eu violation de son droit d’être entendue ». À l’égard de « la prétendue insuffisance de la motivation des actes attaqués », le Tribunal pose qu’« un acte faisant grief est suffisamment motivé dès lors qu’il est intervenu dans un contexte connu de l’intéressé, qui lui permet de comprendre la portée de la mesure prise », et que « le degré de précision de la motivation d’un acte doit être proportionné aux possibilités matérielles et aux conditions techniques ou de délai dans lesquelles celui-ci doit intervenir ». Le Tribunal en conclut que l’argument « d’une insuffisance des motifs justifiant l’adoption des actes attaqués » doit être écarté comme non fondé, et donc rejeté.

Motif de la méconnaissance de la liberté d’expression et d’information

À l’appui de sa requête, la société RT France fit valoir que « les actes attaqués méconnaissent la liberté d’expression et d’information garantie par l’article 11 de la Charte » des droits fondamentaux de l’Union européenne, « qui correspond à l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales », et qu’« une interdiction générale et absolue de diffusion constituerait un véritable acte de censure, et ne saurait être considérée comme nécessaire ni comme proportionnée afin d’atteindre efficacement les objectifs invoqués par le Conseil ».

Se référant notamment à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, le Tribunal considère qu’« il convient de relever que […] la requérante a fait l’objet d’une interdiction temporaire de diffusion de contenus en tant que média placé sous le contrôle permanent, direct ou indirect, des dirigeants de la Fédération de Russie, pour avoir mené des actions de propagande visant, notamment, à justifier et à soutenir l’agression militaire de l’Ukraine par la Fédération de Russie », et que « cette interdiction temporaire de diffusion constitue une ingérence dans l’exercice, par la requérante, de son droit à la liberté d’expression », mais qu’il « importe de rappeler […] que le droit à la liberté d’expression […] tel que protégé par l’article 11 de la Charte, peut faire l’objet de limitation ».

Le Tribunal ajoute que, « pour être conforme au droit de l’Union, une atteinte à la liberté d’expression doit répondre à quatre conditions. Premièrement, la limitation en cause doit être « prévue par la loi » », c’est-à-dire « disposer d’une base légale […]. Deuxièmement, la limitation en cause doit respecter le contenu essentiel de la liberté d’expression. Troisièmement, elle doit répondre effectivement à un objectif d’intérêt général, reconnu comme tel par l’Union. Quatrièmement, la limitation en cause doit être proportionnée ». Considérant que ces diverses conditions ont été respectées, le Tribunal conclut qu’il convient de rejeter le motif invoqué.

Motif de la méconnaissance de la liberté d’entreprise

Selon la société RT France, les actes attaqués méconnaîtraient aussi la liberté d’entreprise, en l’empêchant de poursuivre ses activités, avec le risque, « à brève échéance, [d’] une mise en liquidation ». Pour le Tribunal, s’« il ne fait aucun doute que les mesures restrictives que comportent les actes attaqués entraînent des limitations dans l’exercice, par la requérante, de son droit à la liberté d’entreprise […] Toutefois, une telle liberté, à l’instar d’autres droits fondamentaux, ne constitue pas une prérogative absolue, et son exercice peut faire l’objet de restrictions justifiées par des objectifs d’intérêt général poursuivis par l’Union, à condition que de telles restrictions répondent effectivement auxdits objectifs d’intérêt général et ne constituent pas, au regard du but poursuivi, une intervention démesurée et intolérable qui porterait atteinte à la substance même des droits ainsi garantis ».

Posant que, « pour être conforme au droit de l’Union, une atteinte à la liberté d’entreprise doit répondre aux conditions suivantes : être prévue par la loi, respecter le contenu essentiel de ladite liberté, viser un objectif d’intérêt général, reconnu comme tel par l’Union, et ne pas être disproportionnée », le Tribunal, considérant que ces conditions ont été satisfaites en l’espèce, conclut qu’il « convient de rejeter » le moyen invoqué.

Motif de la méconnaissance du principe de non-discrimination en raison de la nationalité

La société RT France se prévalait enfin de ce que « les actes attaqués » méconnaîtraient « le principe de non-discri­mination […] dans la mesure où ils ne se fondent que sur l’origine de ses financements et, plus particulièrement, sur le lien existant entre elle et la Fédération de Russie, et non pas sur son comportement individuel », alors que « toute interdiction d’un média, au seul motif de la nationalité de ses actionnaires […] serait contraire au principe de non-discrimination ».

Considérant que « la requérante a fait l’objet des mesures restrictives en cause à la suite d’une appréciation des éléments de preuve concrets concernant son rôle dans le cadre des actions de propagande en faveur de l’agression militaire de l’Ukraine par la Fédération de Russie », et qu’elle est « restée en défaut d’établir en quoi elle avait été soumise à une quelconque discrimination interdite par l’article 21 de la Charte », le Tribunal conclut qu’il « y a lieu de rejeter le quatrième moyen et, par voie de conséquence, le recours dans son intégralité ».

Les sociétés démocratiques, de celles que rassemble l’Union européenne, sont en droit et ont assurément le devoir de se défendre contre les actes de propagande et de désinformation qui accompagnent une opération militaire, menée par un État étranger, qui menace leur sécurité et la paix. En l’espèce, il est jugé par le Tribunal de l’Union européenne que cela justifie des mesures temporaires de suspension de la diffusion, sur le territoire des États membres, de médias placés sous la dépendance des autorités d’un État tiers belligérant. Il convient cependant de veiller, comme cela est fait par la présente décision, à ne pas risquer de recourir à des moyens d’interdiction et de censure, qui porteraient atteinte aux divers droits et libertés protégés, équivalents à ceux qui sont utilisés par les régimes autocratiques dont les pratiques sont dénoncées.

Professeur à l’Université Paris 2

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