Annoncée par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, dans son discours sur l’état de l’Union du 15 septembre 20211 et inscrite dans le Plan d’action pour la démocratie européenne2 ou, plus précisément, dans le second axe de ce plan, ayant pour objet de « renforcer la liberté et le pluralisme des médias », la proposition de législation européenne sur la liberté des médias a été rendue publique le 16 septembre 2022.
La Commission européenne a, en réalité, publié deux textes différents le 16 septembre 2022 : une proposition de règlement européen sur la liberté des médias3 ou European Media Freedom Act (EMFA) et une recommandation concernant des garde-fous internes destinés à protéger l’indépendance éditoriale et la transparence de la propriété dans le secteur des médias4.
L’intitulé du projet de règlement, « établissant un cadre commun pour les services de médias dans le marché intérieur », est révélateur des objectifs de la future législation européenne sur la liberté des médias. Il s’agit, pour répondre aux nombreuses atteintes publiques et privées portées à cette liberté en Europe, de créer un marché unique de l’information et des médias et, faute de procéder à une complète harmonisation des législations nationales en ce domaine, au moins de remédier aux disparités existantes par l’élaboration d’un ensemble de règles communes constituant autant de « garde-fous » pour la liberté des médias européens. La combinaison de deux instruments juridiques différents, un règlement contraignant directement applicable dans les États membres et une recommandation à destination des médias eux-mêmes, illustre par ailleurs le choix, pour assurer l’application de ces principes communs, d’un système de corégulation des services de médias en Europe.
Un ensemble de « garde-fous » de la liberté des médias européens
Aux termes de l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, « la liberté des médias et leur pluralisme sont respectés ». Au regard de la multiplication des concentrations et des ingérences des États ou des actionnaires dans le fonctionnement des médias en Europe, ces libertés proclamées semblent cependant bien formelles et la future législation européenne sur la liberté des médias a précisément pour objet d’en assurer l’effectivité. Consacrant expressément le droit des destinataires de services de médias de « recevoir des contenus d’information et d’actualité divers, produits dans le respect de la liberté éditoriale des fournisseurs de services de médias, dans l’intérêt du discours public », la proposition de règlement s’efforce de garantir l’exercice de ce droit en posant des exigences relatives à la transparence, à l’indépendance et au pluralisme des médias.
En matière de transparence, la directive du 14 novembre 20185 soulignait déjà, dans son considérant 15, le lien direct entre la transparence de la propriété des médias et la liberté d’expression, mais elle laissait alors aux États membres la liberté d’imposer ou non une obligation de transparence aux fournisseurs de services de médias. La proposition d’EMFA rend obligatoire la transparence de la propriété des « médias qui produisent des contenus d’information et d’actualité », dont la définition n’est cependant pas donnée. Le texte comporte également des règles concernant l’allocation de la publicité d’État et impose aux autorités publiques de fournir « des informations précises, complètes, intelligibles, détaillées et annuelles » sur les montants dépensés et les médias bénéficiaires. La proposition de règlement oblige les systèmes et les méthodes de mesure de l’audience, dont dépend largement le montant des ressources publicitaires des médias, à respecter « les principes de transparence, d’impartialité, d’inclusion, de proportionnalité, de non-discrimination et de vérifiabilité ».
Pour garantir l’indépendance des médias qui en conditionne la véritable liberté, la proposition de règlement cherche à protéger l’indépendance des éditeurs, des journalistes et des médias de service public. La liberté éditoriale effective des médias doit être respectée par les États et leur sont par conséquent interdites toutes les formes d’ingérences dans les décisions éditoriales et d’atteintes au secret des sources non justifiées par « une raison impérieuse d’intérêt général ». De leur côté, les médias d’information ont l’obligation de prendre des mesures pour « garantir l’indépendance des décisions éditoriales individuelles » et « la révélation de tout conflit d’intérêts réel ou potentiel », susceptible d’affecter le contenu de l’information. L’indépendance des journalistes et des rédactions, ainsi que la protection des sources d’information contre les ingérences publiques sont notamment recherchées par l’interdiction d’utiliser des logiciels espions contre les médias, les journalistes et les membres de leur famille, avec des exceptions limitées aux seules mesures justifiées « pour des raisons de sécurité nationale » ou par les investigations requises « dans le cadre d’enquêtes sur des formes graves de criminalité », telles que les infractions de terrorisme ou de pédopornographie, notamment. La proposition d’EMFA vient ainsi compléter la protection accordée aux journalistes par une recommandation du 16 septembre 2021 sur la protection, la sécurité et les moyens d’action des journalistes et des professionnels des médias6 et par une proposition de directive du 27 avril 2022 visant à lutter contre les « poursuites stratégiques altérant le débat public »7 ou « procédures-bâillons » (voir La rem n°57-58, p.55). Quant au fonctionnement indépendant des médias de service public, il repose notamment sur l’obligation de leur assurer des « ressources financières suffisantes et stables pour l’accomplissement de leur mission » et de prévoir une procédure de nomination de leurs dirigeants « transparente, ouverte et non discriminatoire et sur la base de critères transparents, objectifs, non discriminatoires et proportionnés ».
La protection du pluralisme des médias passe par l’encadrement des opérations de concentration des médias qui devront faire l’objet d’une évaluation tenant compte, non seulement de leur impact économique sur le marché, mais aussi de leurs effets sur le pluralisme des médias et sur l’indépendance éditoriale. Dans l’environnement numérique, le texte reconnaît aux utilisateurs un « droit à la personnalisation de l’offre de médias audiovisuels » en fonction de leurs intérêts ou de leurs préférences.
Un système de corégulation des services de médias en Europe
Conformément au système de corégulation déjà mis en place, pour les services de médias audiovisuels, par la directive SMA (Services de médias audiovisuels) du 10 mars 20108, modifiée par la directive du 14 novembre 2018, la proposition de règlement sur la liberté des médias prévoit à la fois, pour assurer l’application des principes posés, la création d’une nouvelle instance européenne de régulation des médias et des mesures d’incitation à l’autorégulation de ces médias, en particulier par la recommandation de bonnes pratiques.
L’adoption du European Media Freedom Act se traduira d’abord par la création d’un Comité européen pour les services de médias qui remplacera l’actuel Groupe des régulateurs européens pour les services de médias audiovisuels (European Regulators Group for Audiovisual Media Services ou ERGA). Instance indépendante composée de représentants des autorités de régulation des médias des vingt-sept États membres de l’Union européenne, ce conseil sera chargé de contribuer, avec la Commission à « une application correcte » du nouveau règlement. Il formulera des avis sur les mesures nationales ou les projets de concentrations « susceptibles d’avoir une incidence sur le fonctionnement du marché intérieur des services de médias ». Il assurera une mission de coordination des mesures nationales de régulation concernant les médias établis hors de l’UE « lorsque leurs activités portent atteinte ou présentent un risque sérieux et grave d’atteinte à la sécurité publique et à la défense ». Le Comité européen pour les services de médias favorisera l’échange de bonnes pratiques entre autorités nationales de régulation et il pourra assister la Commission dans l’élaboration de lignes directrices ou recommandations destinées aux médias.
À l’instar des dispositifs d’incitation à l’autorégulation, prévus par la directive SMA en matière de communication commerciale ou pour les plateformes de partage de vidéos, la proposition de règlement sur la liberté des médias prévoit également, en son article 23, un mécanisme d’encouragement pour les fournisseurs de systèmes de mesures d’audience à élaborer des codes de bonne conduite. Reconnaissant aussi « l’importance des mécanismes d’autorégulation dans le contexte de la fourniture de services de médias sur de très grandes plateformes en ligne », le considérant 34 de la proposition d’EMFA indique, sans cependant prévoir expressément de mesure incitative dans ce domaine, qu’« une autorégulation des médias solide, inclusive et largement reconnue représente une garantie effective de la qualité et du professionnalisme des services de médias et est capitale pour préserver l’intégrité éditoriale ». C’est notamment dans cette perspective que s’inscrit l’adoption par la Commission, concomitamment au projet de règlement, de la recommandation concernant des garde-fous internes destinés à protéger l’indépendance éditoriale et la transparence de la propriété dans le secteur des médias. L’édiction, par voie de règlement, de règles contraignantes pour les États membres permettra à la Commission, en cas de violation du règlement par un de ces États, de saisir la Cour de justice de l’Union européenne d’un recours en manquement.
Saluée par l’ONG Reporters sans frontières comme « une avancée importante pour la liberté des médias et la préservation de la démocratie et de l’État de droit à travers l’UE »9, la proposition de législation européenne sur la liberté des médias est loin de faire l’unanimité. Les éditeurs de presse européens10 y voient à la fois une entrave à la liberté d’entreprise, une menace pour la liberté éditoriale des éditeurs et un danger pour la liberté de la presse, soumise, à l’avenir, à un contrôle européen renforcé.
Critiqué dans son principe et sa légitimité, le texte proposé souffre de plusieurs imperfections. À l’article 2, la définition des « services de médias » par leur objet principal, consistant en « la fourniture de programmes ou de publications de presse au grand public, par quelque moyen que ce soit, dans le but d’informer, de divertir ou d’éduquer, sous la responsabilité éditoriale d’un fournisseur de services de médias » manque assurément de précision quant au champ d’application des nouvelles mesures envisagées. Deux autres dispositions de la proposition suscitent également des inquiétudes. L’article 6, qui impose aux médias d’information de « garantir que les chefs de rédaction sont libres de prendre des décisions éditoriales individuelles dans l’exercice de leur activité professionnelle », est perçu comme une remise en cause de la responsabilité de l’éditeur et, avec elle, des termes de la très emblématique loi française de 1881 sur la liberté de la presse. L’article 17, qui oblige les grandes plateformes à communiquer aux médias les motifs d’une décision de retrait de leurs contenus avant la suspension effective, semble, de son côté, faire de ces opérateurs privés les arbitres de la fiabilité des informations diffusées par les médias.
Le marathon législatif promet donc d’être long et laborieux avant de parvenir à l’adoption d’un texte dont, au regard des modestes effets de la loi française du 14 novembre 2016, dite loi « anti-Bolloré », visant à renforcer la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias11, l’efficacité n’est pas garantie.
Sources :
- https://ec.europa.eu/info/strategy/strategic-planning/state-union-addresses/state-union-2021_fr
- https://ec.europa.eu/info/strategy/priorities-2019-2024/new-push-european-democracy/european-democracy-action-plan_fr
- Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil établissant un cadre commun pour les services de médias dans le marché intérieur (législation européenne sur la liberté des médias) et modifiant la directive 2010/13/UE, COM (2022) 457 final, 16 septembre 2022.
- Recommandation (UE) 2022/1634 de la Commission du 16 septembre 2022 concernant des garde-fous internes destinés à protéger l’indépendance éditoriale et la transparence de la propriété dans le secteur des médias, JOUE L 245/56, 22 septembre 2022.
- Directive (UE) 2018/1808 du Parlement européen et du Conseil du 14 novembre 2018 modifiant la directive 2010/13/UE visant à la coordination de certaines dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres relatives à la fourniture de services de médias audiovisuels (directive « Services de médias audiovisuels »), compte tenu de l’évolution des réalités du marché, JOUE L 303/69, 28 novembre 2018.
- Recommandation (UE) 2021/1534 de la Commission du 16 septembre 2021 concernant la protection, la sécurité et le renforcement des moyens d’action des journalistes et autres professionnels des médias dans l’Union européenne, JOUE L 331/8, 20 septembre 2021.
- Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur la protection des personnes qui participent au débat public contre les procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives (« Poursuites stratégiques altérant le débat public »), COM (2022) 177 final, 27 avril 2022.
- Considérant 22 de la directive 2010/13/UE du Parlement européen et du Conseil du 10 mars 2010 visant à la coordination de certaines dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres relatives à la fourniture de services de médias audiovisuels (directive « Services de médias audiovisuels »), JOUE L 95/1, 15 avril 2010.
- Reporters sans frontières, « La proposition de législation européenne pour la liberté des médias développe la logique du New Deal pour le journalisme », rsf.org/fr, 16 septembre 2022.
- « Les éditeurs s’opposent au projet de loi européen sur les médias », Claudia Cohen, Le Figaro, 17 septembre 2022.
- Loi n° 2016-1524 du 14 novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias.