Merci, patron ! : François Ruffin débouté en appel dans l’affaire LVMH

Par un arrêt du 31 mai 2022, la chambre des appels correctionnels de la cour d’appel de Paris a confirmé l’irrecevabilité des questions prioritaires de constitutionnalité formulées et de l’appel interjeté par François Ruffin et son journal Fakir contre la régularité de la convention judiciaire d’intérêt public conclue par LVMH avec le parquet de Paris, pour échapper à toutes poursuites pénales dans l’affaire Squarcini, en contrepartie du paiement d’une amende de 10 millions d’euros.

Les faits de l’affaire sont connus. À la suite de la publication d’un article de Mediapart faisant état de l’espionnage – diligenté pour le compte de LVMH par l’ancien directeur central du rensei­gnement intérieur français, Bernard Squarcini – de François Ruffin et de son journal Fakir, lors du tournage de son film Merci Patron ! de mars 2015 à février 2016, une plainte avec constitution de partie civile avait été déposée par les intéressés pour « atteinte à la vie privée » et « complicité d’exercice illégal de recherches privées ».

Déjà impliqué, depuis 2011, dans diverses affaires pour trafic d’influence, compromission, recel de violation du secret professionnel ou de l’enquête et abus de confiance, Bernard Squarcini est à nouveau mis en cause, dans la surveillance de l’association Fakir, de ses membres et de ses actions, pour des faits connexes constitutifs de complicité, par instigation, de collecte frauduleuse de données à caractère personnel, d’exercice illégal de professions réglementées relevant des activités de sécurité privée, d’exercice illégal d’agent de recherches privées et d’atteinte à la vie privée. Lié à Bernard Squarcini, à l’époque des faits, par un contrat de consultant conclu le 1er mars 2013 pour des missions de conseil et d’assistance, le groupe LVMH était susceptible de se voir reprocher certains des délits pour lesquels leur ancien consultant avait été mis en examen.

Afin d’échapper à des poursuites pénales pour ces différents délits, le groupe LVMH avait signé avec le parquet de Paris une convention judiciaire d’intérêt public (CJIP)1 le 13 décembre 2021, ayant pour effet d’éteindre l’action publique en contrepartie du paiement d’une amende d’un montant de 10 millions d’euros. Comme l’exige l’article 41-1-2 du code de procédure pénale, qui constitue le fondement légal de la procédure de CJIP, cette convention avait été validée par ordonnance du président du tribunal judiciaire de Paris en date du 17 décembre 20212.

Contestant le bien-fondé d’une telle procédure permettant « aux riches entreprises d’acheter leur impunité »3, François Ruffin avait formé un recours pour contester la régularité de l’ordonnance d’homologation de la CJIP. Il avait également formulé trois questions prioritaires de constitutionnalité relatives au champ d’application de la procédure de convention judiciaire d’intérêt public (CIJP), en particulier en présence d’une partie civile, et à la constitutionnalité de l’absence de recours contre la décision d’homologation d’une telle convention. En l’état actuel du droit, ces demandes devaient nécessairement être jugées irrecevables. Les décisions rendues dans cette affaire laissent donc entière la question du détournement de la procédure de CJIP en matière d’atteinte à la vie privée et à la liberté de la presse.

Irrecevabilité des recours formulés contre une convention judiciaire d’intérêt public

Aux termes de l’article 41-1-2-II du code de procédure pénale, la décision du président du tribunal judiciaire de valider ou non une proposition de convention judiciaire d’intérêt public « n’est pas susceptible de recours ». Les demandes de François Ruffin n’avaient donc aucune chance d’aboutir. Dans une décision de février 2022, la Cour de cassation avait d’ailleurs rappelé que l’homologation d’une CJIP n’est « susceptible d’aucune voie de recours ». La demande étant irrecevable, les questions prioritaires de constitutionnalité qui lui étaient adossées devaient également être rejetées pour irrecevabilité.

En l’espèce, la convention judiciaire d’intérêt public signée par LVMH avait été validée par le tribunal judiciaire tant sur le fond que sur la forme. Le magistrat saisi avait d’abord estimé que les conditions de recours à la CJIP étaient réunies puisque le trafic d’influence, expressément mentionné par l’article 41-1-2 du code de procédure pénale parmi les délits ouvrant droit à la conclusion d’une telle convention, figurait parmi les délits reprochés, le délit d’atteinte à la vie privée étant ainsi considéré comme un simple « délit connexe ». Le contenu de la CJIP avait également été jugé conforme aux exigences légales. Le montant de l’amende d’intérêt public, limité par la loi à 30 % du chiffre d’affaires moyen annuel calculé sur les trois derniers chiffres d’affaires annuels connus à la date du constat des manquements, avait été fixé en tenant compte non seulement du chiffre d’affaires de LVMH, mais aussi de l’accord des parties sur le montant retenu, des avantages tirés par l’entreprise de l’obtention illicite d’informations légalement protégées, du caractère ancien des faits en cause et de la refonte de l’organisation juridique, éthique et affaires publiques de LVMH. La convention ne comportait aucune mesure de réparation du préjudice subi par les parties civiles (François Ruffin, l’association Fakir et la société Hermès International) car celles-ci n’avaient, dans le délai de dix jours imparti, formulé aucune demande d’indemnisation. La procédure avait été jugée régulière en la forme et le bien-fondé du recours à cette procédure de CJIP, « apprécié in concreto », avait été admis, notamment « au regard de la nécessité d’un traitement rapide et efficace des procédures ouvertes pour des faits d’atteinte à la probité ».

Détournement de la procédure en matière d’atteinte à la vie privée et à la liberté de la presse ?

Instituée par la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique4, dite « loi Sapin 2 », la convention judiciaire d’intérêt public est une forme de transaction qui peut, avant la mise en mouvement de l’action publique, être proposée par le procureur de la République à une personne morale mise en cause pour des faits de corruption, de trafic d’influence, de fraude fiscale, de blanchiment ou de tout délit connexe. Pour le parquet de Paris5« la procédure de CJIP est un moyen efficace de sanctionner des faits prohibés par la loi pénale et auxquels la société signataire a justifié avoir mis fin ».

L’article 41-1-2-IV du code de procédure pénale prévoit en effet que « l’exécution des obligations prévues par la convention éteint l’action publique », sans cependant exclure l’engagement, par les « personnes ayant subi un préjudice du fait des manquements constatés » d’une action civile en réparation. Par ailleurs, comme le rappelle le président du tribunal judiciaire dans son ordonnance du 17 décembre 2021, « l’ordonnance de validation n’emporte pas déclaration de culpabilité et n’a ni la nature ni les effets d’un jugement de condamnation ».

L’application de la procédure de CJIP dans une affaire d’espionnage constituant une atteinte grave à la vie privée et à la liberté de la presse a, de ce fait, pu paraître à certains, dont le rapporteur de la loi Sapin 2, comme un détournement de cette procédure ou, au moins, de son esprit6. Initialement conçue pour éviter l’impunité de sociétés multinationales dans des affaires de corruption internationale, la convention judiciaire d’intérêt public conclue dans l’affaire LVMH a permis au groupe de luxe d’échapper, moyennant le paiement d’une amende, à toutes poursuites pénales et au commanditaire des faits délictueux d’éviter tout procès et toute condamnation.

L’ensemble des recours formés devant les juridictions françaises ayant été rejetés, François Ruffin a annoncé son intention de saisir la Cour européenne des droits de l’homme pour violation, par l’État français, de sa liberté d’expression et de son droit au respect de la vie privée. S’estimant également « privé du droit de formuler une QPC »7, il pourrait peut-être invoquer aussi le droit à un procès équitable, consacré par l’article 6 de la Convention européenne.

Sources :

  1. https: //www.justice.gouv.fr/publications-10047/cjip-13002
  2. Tribunal judiciaire de Paris, ordonnance de validation d’une convention judiciaire d’intérêt public, 17 décembre 2021, n°11033032002.
  3. « Ruffin vs LVMH. Au pays des millions, la justice perdante », Jérôme Lefilliâtre, Libération, 11 mai 2022.
  4. Loi n°2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.
  5. Communiqué de presse de la procureure de la République du tribunal judiciaire de Paris, 17 décembre 2021.
  6. « Par son pouvoir économique, le groupe LVMH a détourné l’esprit de la loi Sapin II », Dominique Potier, la-croix.com, 20 mai 2022.
  7. « Affaire Squarcini : rejet des demandes de Ruffin concernant un accord dont a bénéficié LVMH », AFP, 31 mai 2022.
Maître de conférences à l’Université Paris 2

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