CEDH : garantie accordée à un lanceur d’alerte, au nom de la liberté d’expression

CEDH, 14 février 2023, Halet c. Luxembourg, n° 21884/18.

Dans l’affaire connue sous le nom de Luxleaks, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) avait été saisie de la condamnation pénale prononcée, pour faits de violation de secret professionnel et vol de documents, par la justice luxembourgeoise, à l’encontre d’un employé d’une entreprise de conseil fiscal, pour avoir, dans le but de dénoncer ainsi certaines pratiques d’optimisation fiscale, transmis à un journaliste des informations et des documents à caractère confidentiel obtenus dans l’exercice de son activité professionnelle (voir La rem n°42-43, p.8). Accordant à l’intéressé la qualité de « lanceur d’alerte », tout en refusant de définir la notion, ladite Cour a conclu à la violation, par les juges luxembourgeois, de l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ConvEDH) consacrant – avec de possibles et nécessaires restrictions cependant – le principe de liberté d’expression.

Dans son appréciation de l’affaire, la Cour européenne s’est référée à différents textes (recommandations et directives) de droit international ou européen, no­tamment spécifiques à la protection des lanceurs d’alerte, et à de précédents arrêts rendus, par elle, en la matière. Selon la méthode d’analyse, en trois temps, qui est traditionnellement la sienne, elle a considéré : que la condamnation prononcée par les juges luxembourgeois « constitue une ingérence dans l’exercice, par le requérant, du droit à la liberté d’expression » ; que – ce que les parties ne discutaient pas – « cette ingérence était prévue par la loi et qu’elle poursuivait au moins l’un des buts légitimes énumérés par l’article 10, § 2, de la Convention, à savoir la protection de la réputation ou des droits d’autrui » ; et qu’il lui restait à déterminer si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

Ladite Cour a alors posé que « l’adjectif « nécessaire », au sens du paragraphe 2 de l’article 10, implique un besoin social impérieux », et que, « de manière générale, la « nécessité » d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression doit se trouver établie de manière convaincante ».

À cet égard, elle a précisé que, « pour apprécier la proportionnalité d’une atteinte portée à la liberté d’expression », elle devait : « accorder une attention particulière à l’intérêt public que présentait l’information divulguée », rappel étant fait que « l’article 10, § 2, de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine des questions d’intérêt général » ; prendre en compte « l’authenticité de l’information divulguée », précisant alors que « quiconque choisit de divulguer des informations doit vérifier avec soin […] qu’elles sont exactes et dignes de crédit » ; « apprécier le poids respectif du dommage que la divulgation litigieuse risquait de causer […] et de l’intérêt que le public pouvait avoir à obtenir cette divulgation », précision étant apportée que « l’évaluation de la proportionnalité de l’ingérence par rapport au but légitime poursuivi passe par une analyse attentive de la peine infligée et de ses conséquences ».

L’arrêt résume que les critères à retenir sont « l’existence ou non d’autres moyens pour procéder à la divulgation ; l’intérêt public présenté par les informations divulguées ; l’authenticité des informations divulguées ; le préjudice causé à l’employeur ; la bonne foi du lanceur d’alerte ; la sévérité de la sanction ».

Évoquant « le régime protecteur de la liberté d’expression des lanceurs d’alerte », la Cour européenne pose que « les employés sont tenus, envers leurs employeurs, à un devoir de loyauté, de réserve et de discrétion, ce qui conduit à devoir tenir compte, dans la recherche d’un juste équilibre, des limites du droit à la liberté d’expression et des droits et obligations réciproques propres aux contrats de travail ». Tout en indiquant que « la confiance entre les personnes et la bonne foi qui doivent prévaloir dans le cadre d’un contrat de travail n’impliquent pas un devoir de loyauté absolue envers l’employeur ni une obligation de réserve entraînant la sujétion du travailleur aux intérêts de l’employeur », la Cour considère néanmoins que « le devoir de loyauté, de réserve et de discrétion constitue une composante essentielle de ce régime de protection particulière ».

Ladite Cour a souligné que, en l’espèce, n’était « pas seulement en cause la divulgation d’informations confidentielles […] mais également la soustraction frauduleuse de leur support » ; que, « à ce titre, doit aussi être pris en compte l’intérêt public à prévenir et sanctionner le vol » ; et que « le requérant ne se trouvait pas seulement tenu au devoir de loyauté et de discrétion de tout employé envers son employeur, mais aussi au secret professionnel qui prévaut dans le domaine des activités exercées ». Elle ajoutait que « le respect du secret professionnel présente indéniablement un intérêt public, dans la mesure où il vise notamment à assurer la crédibilité de certaines professions en favorisant les relations de confiance entre un professionnel et son client ».

Appréciant la « sévérité de la sanction » prononcée par les juges luxembourgeois, la Cour européenne a cependant posé que, « eu égard au rôle essentiel des lanceurs d’alerte, toute restriction indue de leur liberté d’expression, par le biais de sanctions, comporte […] le risque d’entraver ou de paralyser, à l’avenir, toute révélation, par des lanceurs d’alerte, d’informations dont la divulgation relève de l’intérêt public, en les dissuadant de signaler des agissements irréguliers ou discutables » ; et que, alors, « le droit du public de recevoir des informations présentant un intérêt public, que l’article 10 de la Convention garantit », pourrait « alors se trouver mis en péril ».

Disant avoir ainsi « pesé les différents intérêts ici en jeu, et pris en compte la nature, la gravité et l’effet dissuasif de la condamnation pénale infligée, au requérant », par les juges luxembourgeois, la Cour européenne a conclu que « l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression de ce dernier, en particulier de son droit de communiquer des informations, n’était pas « nécessaire dans une société démocratique » » et, partant, qu’« il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ».

La façon dont, à l’encontre du juge national, la Cour européenne des droits de l’homme assure, au profit des lanceurs d’alerte, la conciliation entre, d’une part, la répression de la violation du devoir de confidentialité, du secret professionnel et du vol de documents, et, d’autre part et indirectement, au nom de la garantie de la liberté d’expression, de la libre divulgation de pratiques qui ne sont pourtant pas illégales, dont elle considère qu’elle contribue à un débat d’intérêt public, est assurément, au nom même de cette liberté d’opinion et d’expression, susceptible d’appréciations différentes ou divergentes, au sens des méthodes de ladite Cour.

Professeur à l’Université Paris 2

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