Marketing d’influence : le grand bazar

Dropshipping, produits financiers douteux, partenariats non signalés : le marketing d’influence accumule les pratiques contestables, mais les marques plébiscitent son efficacité. Un embryon de régulation émerge pour éviter le pire.

La fin annoncée du ciblage personnel sur Chrome ou l’App Tracking Transparency d’Apple (voir La rem n°61-62, p.61) témoignent de ceci : le ciblage des publicités sera de plus en plus difficile parce que la collecte des données personnelles des internautes est de plus en plus contrainte. Or, ce ciblage est la condition de la performance publicitaire du display, c’est-à-dire les messages promotionnels affichés sous forme de bannières, de vidéos, de posts dans les environnements consultés par les internautes, qu’il s’agisse de sites web, de sites de vidéos (YouTube, replay des chaînes) ou des réseaux sociaux numériques. En effet, après avoir imposé à la publicité en ligne des logiques de performance, avec notamment la possibilité pour les annonceurs de mesurer précisément le retour sur investissement – ROI – (voir La rem n°42-43, p.92), Google a obligé les acteurs du display à basculer à leur tour dans une logique de performance publicitaire, ce qui a conduit au développement de la publicité programmatique.

Faute de vendre des clics – un indicateur d’engagement précis et particulièrement adapté aux liens sponsorisés intégrés dans les listes d’adresse URL des pages de résultats des moteurs –, les réseaux sociaux numériques, puis tous les sites, désormais, garantissent aux annonceurs une proximité très grande entre les messages et la cible, cette dernière étant bien connue. Ainsi, selon l’Observatoire de l’e-pub du SRI (Syndicat des régies internet), en 2020 et 2021, la part de la publicité programmatique dans le display, y compris les réseaux sociaux, était respectivement de 81 et 82 %. En 2022, elle diminue pour la première fois avec 78 % des achats display. C’est que la difficulté d’accès aux données des internautes dégrade automatiquement les performances du programmatique, ce qui explique en partie les mauvais chiffres de Facebook, de Snapchat ou encore de YouTube en 2022. Certes, cette « performance » du programmatique a été parfois contestée quand il s’est agi de mesurer la réalité de l’engagement des internautes à l’égard des messages promotionnels, notamment chez Meta (ex-Facebook) accusé d’avoir « survendu » les résultats de sa régie, quand certaines annonces étaient à peine vues. Mais l’essentiel est ailleurs : les annonceurs se savent intrusifs et ils avaient trouvé dans le programmatique un moyen de communiquer moins mais de communiquer mieux (voir La rem n°48, p.46). Si d’autres canaux permettent de faire aussi bien, alors le display pourrait être menacé en tant que format, et pas seulement dans ses capacités de ciblage. En effet, la publicité digitale classique, celle qui est mesurée, identifiée, et vendue par des régies pourrait bien être contestée par le marketing d’influence.

Le marketing d’influence est un terme qui désigne la capacité des influenceurs sur les réseaux sociaux à promouvoir des marques et des produits. Les influ­enceurs s’appellent parfois aussi des « créateurs de contenus ». C’est peut-être là une réminiscence de l’ancien monde quand les éditeurs de chaînes YouTube ou les producteurs d’UGC (User Generated Content) espéraient vivre de la publicité numérique. La chose est possible, mais elle nécessite plusieurs millions de vues par mois. Pour les autres « créateurs », reste l’influence, à savoir le fait de valoriser économiquement le lien d’intimité développé avec sa communauté. Appelons donc « influenceurs » les personnes qui font de leur présence sur les réseaux sociaux un métier, ce qui les oblige à faire la promotion de marques et de produits.

Eux aussi garantissent la performance du message aux annonceurs. Certes, ils invoquent l’engagement de leur communauté, comme la publicité programmatique invoque l’engagement du profil ciblé à l’égard du message. Mais les annonceurs savent mesurer très précisément cet engagement, sans devoir déléguer cette mesure à la régie qui commercialise les espaces publicitaires. Or ces régies se sont souvent vu reprocher d’être à la fois juge et partie. Avec les influenceurs, la marque contrôle la mesure de l’efficacité de son investissement. En demandant à un influenceur de faire la promotion d’un produit, une marque va lui imposer de communiquer sur un bon de réduction, de poster un lien vers son site et elle n’aura donc pas de difficultés à identifier le transfert d’audience qui, de la page de l’influenceur, parvient jusqu’à elle. Avec la crise sanitaire, avec l’accélération des pratiques de e-commerce, l’influence a donc bénéficié de courants porteurs très favorables. Mais pas toujours pour de bonnes raisons.

Si les marques savent mesurer précisément leur retour sur investissement quand elles payent un influenceur, c’est parce qu’elles disposent elles-mêmes de l’outil de mesure qui permet de repérer les transferts d’audience. Elles ne payent pas toujours l’influenceur et leurs dépenses de communication d’influence peuvent passer simplement par l’équivalent des dépenses autrefois qualifiées de « relations presse » ou par des dépenses en communication évènementielle : envoi de produits, invitations à des évènements (où les produits sont bien présents) suffisent souvent pour créer un lien avec la communauté si l’influenceur, « spontanément », décide par exemple de se filmer en train de boire une bière plutôt qu’une autre (la marque Heineken a su ainsi mettre en scène astucieusement des influenceurs français). Mais, dans ce cas, il ne s’agit pas de publicité puisqu’il n’y a pas de contrat commercial entre la marque et l’influenceur. L’absence de contractualisation est une aubaine pour les marques et pour les influenceurs parce qu’elle autorise nombre de dérives.

Si l’influenceur fait la promotion de produits nocifs, l’absence de contrat conduit à supposer que l’influenceur est « naïf » quand il assure la promotion de produits pour lesquels la marque, en cas de partenariat en bonne et due forme, aurait été tenue responsable des risques pour le consommateur. Ce flou est particulièrement intéressant pour les marques et pour les influenceurs. Les premières peuvent s’autoriser une communication difficile à imaginer avec des formats publicitaires classiques, parfois parce que ce type de publicité est tout simplement interdit, et cette communication commerciale sur les marges de la publicité a en plus le mérite de ne pas être perçue comme trop intrusive, les influenceurs ayant fait accepter à leur communauté que le placement de produits est naturel. Quant aux influenceurs, ils peuvent se défausser sur les marques en cas de produits dangereux ou défectueux, car ils n’engagent pas leur responsabilité : ils ne font qu’utiliser des produits qu’ils apprécient et ils le font savoir. Mais, in fine, influenceurs professionnels et marques finissent toujours par s’adresser à un consommateur potentiel. Le marketing d’influence soulève donc de vraies questions qui conduiront très probablement à imaginer un encadrement strict des pratiques en ligne. Dans l’attente, ces méthodes marketing donnent plutôt l’impression d’un grand bazar où les marques ont une vraie responsabilité.

Certes, toutes les pratiques dommageables ne sont pas associées aux marques des annonceurs connus en France. Ainsi, l’une des dérives les plus courantes du marketing d’influence, nommée dropshipping, consiste à vendre des produits bas de gamme à un prix élevé en abusant de la confiance d’une communauté en un influenceur. Ce type de pratiques a été notamment dénoncé par le rappeur Booba contre l’agence d’influenceurs Shauna Events, une « affaire » sur fond d’antisémitisme qui ne saurait être considérée comme représentative des enjeux du marketing d’influence. Au moins a-t-elle mis en évidence l’absence d’encadrement des influenceurs puisque certains, sous contrat avec Shauna Events, ont fait la promotion de produits et services en dehors des contrats d’exclusivité pourtant signés avec l’agence.

Ce rapport assez distancié à la règle est finalement le plus problématique quand il concerne des produits pour lesquels la publicité est fortement encadrée. Les dérives se multiplient, les influenceurs invoquant le fait qu’il ne s’agit pas de publicité stricto sensu – encore plus quand les produits sont offerts par les marques, à coups de voyages et autres invitations pour les mettre en valeur. En l’occurrence, les marques sont autant responsables que les influenceurs, si ce n’est plus, car elles sont à l’origine de ces campagnes de promotion problématiques. En avril 2022, le ministère de la santé a ainsi adressé un signalement au parquet indiquant une hausse du vapotage chez les jeunes « sous l’effet des pratiques de promotion cachées, déguisées, et de vente sur les réseaux sociaux », alors que la publicité pour le vapotage est interdite en France, à l’exception des affiches sur le lieu de vente. Les influenceurs n’ayant pas pris l’habitude de mentionner leurs partenariats, il est difficile de savoir si leur naïveté les conduit à promouvoir ces pratiques ou si leurs propos relèvent d’un intérêt bien compris. Le même type d’entorse à la loi se constate aussi pour la consommation d’alcool, valorisée en ligne lors d’évènements sponsorisés où une marque d’alcool sera mise en avant. À l’évidence, une régulation s’impose pour que le marketing d’influence ne soit pas le moyen pour les marques de contourner les interdictions qui régissent la relation entre les annonceurs et les médias. Les risques sont en effet majeurs. Si la pratique est encore peu répandue en France, le marketing d’influence pour des médicaments, pour des traitements, est en train de se banaliser aux États-Unis. Avec des conseils donnés par Kim Kardashian et Jennifer Aniston…

D’autres pratiques sont en train d’être soumises à une supervision plus stricte, celles concernant notamment les investissements financiers et les jeux d’argent, deux domaines où les excès ont été nombreux. Aux États-Unis, Kim Kardashian a payé une amende de 1,26 million de dollars après que la SEC (Security and Exchange Commission) a dénoncé la promotion, en juin 2021, d’une cryptomonnaie de seconde zone, EthereumMax, cette dernière jouant sur la proximité de son nom avec Ethereum, deuxième cryptomonnaie après le Bitcoin. Ceux qui ont investi dans cet actif numé­rique ont, depuis, perdu 99,9 % de leur mise. Et Kim Kardashian avait omis de préciser qu’elle était payée pour en faire la promotion, insistant à l’inverse sur de bons conseils que des amis lui auraient prodigués. En France, Nabila, ex-star de la télé-réalité reconvertie en influenceuse, a été condamnée en 2021 à 20 000 euros d’amende pour avoir fait la promotion, en 2018, d’un produit boursier sur Snapchat sans mentionner qu’elle était payée pour le faire. Plus récemment, le collectif Aide aux victimes d’influenceurs (AVI) a porté plainte contre les influenceurs Marc et Nadé Blata, installés à Dubaï, pour avoir fait la promotion de NFT ou de produits financiers en trompant les acheteurs, la DGCCRF (Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes) s’étant saisie de la plainte.

Face à ces dérives, les marques avancent que les pratiques de certains influenceurs masquent, en fait, des relations beaucoup plus vertueuses avec d’autres. Pour ne pas devoir renoncer à l’efficacité du marketing d’influence, les marques sont aujourd’hui contraintes d’envisager une régulation qui leur permettrait de sauver l’essentiel. Au sein de l’ARPP (Autorité de régulation professionnelle de la publicité), qui ne doit pas être confondue avec une autorité publique indépendante comme l’Arcom, les marques ont milité pour la création d’un observatoire de l’influence dont la première édition a été révélée en 2019. La troisième édition a été réalisée en 2022. Rebaptisé Observatoire de l’influence responsable, ce dernier souligne que les influenceurs sont de plus en plus nombreux à mentionner la présence de partenariats dans leurs publications : 73 % en 2020, 83 % en 2021. Mais seuls 47 % des influenceurs seraient véritablement respectueux de la règle et donc véritablement transparents sur l’ensemble de leurs partenariats. L’ARPP veut faire la promotion de son certificat d’influenceur responsable, lancé en 2021, et exigé déjà par certaines marques (ClubMed, L’Oréal, Samsung). Début 2023, sur les 150 000 influenceurs recensés en France, 370 d’entre eux auraient passé le test en vue d’obtenir le certificat. Des marges de progression sont donc possibles. D’autant que l’anarchie semble plus marquée quand c’est la DGCCRF qui enquête. Selon le baromètre de l’ARPP, un quart des contenus masquaient leur partenariat commercial en 2021. Dans le rapport qu’elle a remis le 23 janvier 2023, la DGCCRF indique que, pour les influenceurs et les agences enquêtés en 2021, 60 % ne respectent pas le droit des consommateurs ni la réglementation de la publicité.

Afin d’éviter que ces dérives se multiplient, l’ARPP s’est associée avec des autorités indépendantes pour proposer des options à son certificat en espérant les rendre obligatoires lorsqu’il s’agit de promouvoir certains biens ou services. Une option « jeux d’argent » est – existe depuis 2022 en partenariat avec l’ANJ (Autorité nationale des jeux) et une option sur le conseil en investissement doit voir le jour en 2023 avec l’AMF (Autorité des marchés financiers). Mais, tant que la loi n’imposera pas ces certificats, toutes les dérives resteront possibles. Pour l’instant, plusieurs propositions de loi ont été formulées mais aucune n’a été votée, la dernière en date étant celle d’Arthur Delaporte et de Boris Vallaud (PS) « visant à lutter contre les dérives des influenceurs sur les réseaux sociaux », enregistrée à l’Assemblée nationale le 27 décembre 2022.

Dans l’attente, ce sont les acteurs historiques de la publicité numérique qui sont soumis au rappel de la loi. Ainsi, Meta a trouvé, le 16 juin 2022, un accord avec l’Autorité de la concurrence (ADLC), qui a validé les engagements proposés après une plainte de Criteo en 2019. Ce dernier avait été exclu du programme partenaire du géant américain de la publicité, ce qui limitait pour Criteo les possibilités de ciblage des utilisateurs des services de Meta. Meta a finalement préconisé des règles objectives et transparentes pour toutes les autres régies, et réintégré Criteo dans son programme partenaire afin d’échapper à une condamnation. Autant dire que l’ADLC a les moyens d’imposer la transparence à Meta quand, dans le marketing d’influence, les acteurs qui militent pour une plus grande transparence et responsabilité disposent encore de peu de leviers véritablement efficaces.

Sources :

  • « Pub illégale : quand les marques de cigarettes et d’alcool envahissent les réseaux sociaux », Claudia Cohen, Le Figaro, 18 avril 2022.
  • « Meta s’engage sur la publicité pour échapper à l’antitrust français », Sébastien Dumoulin, Nicolas Richaud, Les Échos, 17 juin 2022.
  • « L’AMF veut encadrer les influenceurs sur les produits financiers », J.B., Les Échos, 26 juillet 2022.
  • « Les influenceurs cachent moins leurs partenariats commerciaux », T.P., Les Échos, 30 septembre 2022.
  • « Arnaques : les autorités contre-attaquent pour réguler le business lucratif des influenceurs », Jorge Carasso, Claudia Cohen, Le Figaro, 3 octobre 2022.
  • « Cryptos : Kim Kardashian paie une amende pour échapper aux poursuites de la SEC », Nessim Aït-Kacimi, Les Échos, 4 octobre 2022.
  • « Grandeur et décadence de l’empire de Magali Berdah, la papesse des influenceurs », Claudia Cohen, Le Figaro, 19 décembre 2022.
  • « Les labos à l’affût des patients influenceurs », Keren Leitschner, Le Figaro, 4 janvier 2023.
  • « La pression monte sur les pratiques des influenceurs », Marina Alcaraz, Les Échos, 24 janvier 2023.
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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