Rupert Murdoch et son fils Lachlan étaient appelés à témoigner devant le tribunal du Delaware (États-Unis) dans l’affaire Dominion Voting Systems, société conspuée à l’antenne de Fox News – machine à cash de leur empire médiatique – qui réclamait plus de 1 milliard de dollars de dommages et intérêts et en obtient finalement plus de 780 millions. Retour sur les sources de cette séquence inhabituelle pour le magnat australo-américain de 91 ans.
La campagne présidentielle américaine de 2020 a démontré, plus encore qu’en 2016, le poids de la réalité alternative véhiculée par le complexe médiatique conservateur, au centre duquel figure Fox News, chaîne d’information en continu lancée en 1996. Cette bulle alternative a atteint son paroxysme après la défaite de Trump avec la mise en cause constante et répétée de Dominion Voting Systems, fournisseur de solutions de vote électronique.
Cette société a été vilipendée sans discontinuer par les commentateurs de Fox News dès l’automne 2020. Appuyée par ses actionnaires, Dominion a intenté d’emblée une procédure judiciaire tonitruante devant les tribunaux du Delaware, qui se poursuit de 2021 à 2023. Sous l’œil des médias du monde entier, le procès s’est arrêté au deuxième jour avec l’annonce que Fox News consentait à un règlement à l’amiable, pour un montant de 787 millions de dollars.
La famille Murdoch a déstabilisé la démocratie sur trois continents
Rupert Murdoch restera dans les mémoires comme étant celui qui, par ruse, aura déstabilisé la démocratie dans le monde anglophone, à l’exception du Canada. Six décennies de traitement vulgaire des informations par les tabloïds au Royaume-Uni, en Australie et aux États-Unis ont contribué à saper les fondements de l’information après la Seconde Guerre mondiale. La manipulation de la classe politique sur trois continents reste une étude de cas sur la manière dont un capitaine d’industrie peut concurrencer le pouvoir des chefs de gouvernement. Cette transgression permanente du système démocratique par le magnat des médias le plus puissant à l’échelle planétaire explique cette fuite en avant avec le versement d’une somme colossale à société Dominion.
Pour comprendre le système Murdoch, il convient de se pencher sur les trois pays où il exerce son influence la plus directe : l’Australie où il est né, le Royaume-Uni où il a construit son empire et les États-Unis où il l’a étendu. Tous les dirigeants politiques australiens s’accordent à dire que Murdoch les a adoubés avant qu’ils ne deviennent Premier ministre. Le contrôle du paysage médiatique australien par Murdoch est sans pareil et suscite bien des critiques, au point qu’une pétition lancée par deux anciens Premiers ministres rassemble plus de 500 000 signatures – chiffre significatif dans un pays de 25 millions d’habitants.
Au Royaume-Uni, le récit de l’ancien Premier ministre John Major quant à la volonté implacable de Murdoch, affirmée devant Major lui-même, de faire tomber son gouvernement, illustre le poids réel de l’influence exercée par Murdoch. Son successeur Tony Blair a dû faire allégeance afin d’obtenir l’approbation du journal The Sun et, par conséquent, les clés de Downing Street.
Aux États-Unis, où Murdoch débarque auréolé d’un certain succès dans la presse tabloïd britannique, il entreprend une déconstruction systématique du camp conservateur, dont il va expulser idéologiquement tous les modérés. Le fer de lance de cette prise de pouvoir reste le lancement tonitruant de Fox News, en 1996, comme une alternative à des réseaux d’information jugés trop modérés. Fox News dépasse CNN en audience dès 2002 et devient le vecteur incontournable d’un aggiornamento idéologique dans le camp conservateur américain. Roger Ailes, patron de Fox News et ancien de l’équipe de Richard Nixon, fait de son réseau télévisé la pierre angulaire du parti républicain au pouvoir pendant les mandats de George W. Bush (2000-2008). En faisant du prime time le rendez-vous des commentateurs en opposition à la couverture neutre des événements, Fox News a neutralisé le débat raisonné dans l’ensemble des médias américains. Le parti républicain comprend que le pouvoir se gagne par des passages répétés sur Fox qui confèrent de la notoriété et donc le financement des campagnes.
Les membres du Congrès ont comme inversé leur plan de carrière. Leur mandat électif tiendrait lieu d’audition avant de postuler pour leur véritable emploi : commentateur rémunéré sur Fox News. Les parcours de Jason Chaffetz et Trey Gowdy, passés de représentants des citoyens à animateurs sur Fox après leurs mandats au Congrès, en est une parfaite illustration.
Cette imbrication du système médiatique et du système politique a rarement été soulignée dans les médias américains. La manière dont la famille Murdoch conserve sa capacité à manipuler le système politique, devant l’indifférence ostensible des médias ou du public, reste un mystère.
Donald Trump, ouvertement méprisé par Murdoch, tarde à être la vedette de l’antenne de Fox en 2016. Sa sélection comme candidat des Républicains est pourtant le résultat de la chambre d’écho construite et financée par ce même Rupert Murdoch. La période 2015-2020 restera comme un exemple de la complaisance des médias vis-à-vis du pouvoir. Les médias américains aiment se présenter comme les défenseurs de la vérité et de la bienséance américaine, et ils le sont, pour la plupart. Ce qu’ils ne parviennent pas à évaluer correctement, c’est le poids de leur traitement légitimiste, leur normalisation quotidienne et constante de Trump pendant son mandat. Les médias européens ont été stupéfaits à plusieurs reprises par le niveau de réécriture des prises de parole de Trump.
En définitive, le constat est sans appel : Murdoch et Fox News ont bousculé l’échiquier politique américain en faisant du réseau un rouage essentiel d’un parti républicain – le GOP (Grand Old Party) – prompt à se vendre au plus offrant.
Dominion ou le venin des fantasmes conspirationnistes
Le système Fox News se divise en deux branches distinctes : la journée est pilotée par la rédaction traditionnelle, composée de journalistes chevronnés, pour la plupart neutres et modérés dans leurs choix éditoriaux. La soirée, quant à elle, est laissée aux commentateurs-animateurs, qui viennent pour beaucoup de la radio « parlée », à l’image de Sean Hannity, recruté par Roger Ailes pour ses talents de provocateur. Avant de lancer Fox News avec Murdoch, Ailes fut un conseiller médias des présidents Nixon et Reagan. L’ère Clinton l’ayant éloigné de la politique active, il a très tôt saisi la force du commentaire sans filtre des réseaux de talk radio qui deviennent les porte-voix des conservateurs et il en importe le modèle à NBC. En 1994, Ailes lance America’s Talking et en fait un laboratoire. Après son départ de la chaîne, le réseau MSNBC reprend ses fréquences en 1996, année de lancement de Fox News.
Ailes a laissé entendre que si les Républicains avaient eu le contrôle d’un réseau tel que Fox News, Nixon n’aurait pas démissionné en 1974. Murdoch et Ailes partagent une idéologie ultraconservatrice mais ils ne l’invoquent pas d’emblée et affichent Fox News sous l’angle de la « diversité » dans la façon de couvrir l’actualité. Le 11 septembre 2001 et la marche vers l’invasion de l’Irak en 2003 font de Fox News le mouthpiece, le mégaphone de l’administration Bush, qui monopolise le temps d’antenne sur le réseau. Cette période voit le poids grandissant des commentateurs tels que Bill O’Reilly, qui a débuté durant la décennie 1980 dans la TV tabloïd. Fox maintient un équilibre relatif jusqu’en 2008, année où elle opère un virage ultraconservateur avec l’élection de Barack Obama.
L’arrivée d’un homme métis à la Maison Blanche réveille les pulsions racistes des franges extrémistes tandis que Trump, qui a déjà tenté de se présenter en 2000 à la présidence grâce au parti Reform, démarre son ascension avec des passages répétés sur Fox où il distille le fiel de la prétendue naissance au Kenya d’Obama. Trump participe à la mise en avant continuelle des thèses conspirationnistes des birthers, qui n’ont de cesse de crier à une fraude à l’élection d’Obama qu’ils jugent illégitime parce que né à l’extérieur du territoire américain, ce qui est faux. La place grandissante à l’antenne des porte-paroles des birthers confirme l’accélération de la stratégie du mensonge sur Fox.
L’élection de 2020 restera marquée par le rôle central que joue Fox News avec sa cellule Élections qui donne Biden gagnant en Arizona plusieurs heures avant les résultats officiels. Cet empressement de Fox est tout de suite vu comme une trahison par le camp Trump, qui commence, dès l’annonce des résultats, à arguer que l’élection est entachée de fraude et que Trump n’a pas perdu. Le sortant lui-même avait averti en 2016 qu’il ne serait pas sûr d’accepter les résultats s’il était perdant. Trump dépêche ainsi ses colporteurs de rumeurs sur les plateaux de Fox News et, dès le 8 novembre 2020, la société Dominion Voting Systems est visée comme ayant été l’instrument de la fraude. Tout ceci est totalement dénué de fondement et répété en boucle pendant des semaines, afin de satisfaire les pulsions conspirationnistes du public de Fox News. Les dirigeants de la chaîne se pensent protégés par la liberté de la presse, mais c’est sans compter sur la ténacité de Dominion qui commence à rassembler les éléments pour une action en justice au titre de la diffamation.
En mars 2021, après des demandes répétées auprès de Fox News de rétracter les mensonges proférés à l’antenne, Dominion porte plainte auprès du tribunal du Delaware, juridiction choisie par la plupart des sociétés cotées et terre d’élection du président Biden. Les avocats de Dominion s’intéressent très vite à la mise en avant des mensonges à leur encontre prononcés en plateau entre novembre 2020 et 2021 dans les émissions de grande écoute – celles animées par les commentateurs Maria Bartiromo, Tucker Carlson, Lou Dobbs, Sean Hannity et Jeanine Pirro. La procédure suit son cours de 2021 à 2023, et le juge Eric Davis refuse de classer l’affaire par deux fois.
Les avocats de Fox News tentent notamment de plaider la jurisprudence de la Cour suprême de 1964 qui avait établi qu’une personnalité publique cherchant à prouver la diffamation doit démontrer que l’éditeur a agi avec une réelle intention de nuire, qu’il savait que ce qu’il publiait était faux ou qu’il avait ignoré avec insouciance que cela pouvait être faux.
Vraisemblablement convaincus de leur bon droit, les avocats de Fox News ne voient pas venir la phase dite « du discovery », la révélation sur la place publique des pièces du dossier. Dès décembre 2022, le New York Times et d’autres médias publient des échanges privés entre les dirigeants de Fox News, y compris la famille Murdoch, et les animateurs. Ces messages montrent très clairement que la chaîne était consciente du caractère diffamatoire et mensonger des accusations proférées contre Dominion. Ceci annihile leur plaidoyer et conduit à la décision du juge Davis du 31 mars 2023. Celui-ci estime que les déclarations diffusées par Fox étaient bien fausses, diffamatoires et non couvertes par les protections juridiques accordées à la presse en vertu du premier amendement de la Constitution américaine. La décision laisse à Fox News la possibilité de contester la demande de dommages-intérêts de Dominion et d’affirmer qu’elle n’a pas intentionnellement diffamé la société.
Début avril, le juge Davis confirme qu’il laissera Dominion appeler à la barre tous les témoins possibles, y compris les principaux animateurs ainsi que Lachlan et Rupert Murdoch. La procédure continue jusqu’à la sélection du jury le 13 avril ; les médias américains et internationaux convergent vers le Delaware pour couvrir le démarrage du procès. Alors que les premiers témoins se tenaient prêts à être appelés, le juge Davis suspend la procédure pendant que Fox et Dominion négocient. Les parties aboutissent à un accord à l’amiable couronné par le montant le plus élevé jamais versé pour une telle procédure : 787,5 millions de dollars. Fox News publiera une déclaration sèche disant pour l’essentiel : « Nous reconnaissons les décisions de la Cour concluant que certaines affirmations concernant Dominion sont fausses. Ce règlement reflète l’engagement continu de la Fox à respecter les normes journalistiques les plus strictes. »
Les conséquences de l’affaire Dominion vs Fox
Tout au long de la période post-électorale de 2020, les dirigeants de Fox et son conseil d’administration ont pu mesurer le danger représenté par le poison conspirationniste. En février 2021, Lou Dobbs est la première victime de l’épuration des animateurs vedettes, un mois avant le dépôt de la plainte par Dominion. D’autres procédures sont lancées, notamment par un concurrent de Dominion, la société Smartmatic, elle aussi mise en cause à l’antenne. Des employés congédiés par Fox portent plainte à leur tour, en particulier l’ancienne collaboratrice de Tucker Carlson, Abby Grossberg. Une semaine après la conclusion de l’accord à l’amiable, une déflagration touche le cœur de la machine avec le renvoi le 24 avril de Tucker Carlson, vedette des heures de grande écoute.
Les avis divergent sur les causes réelles du renvoi de Carlson : sa religiosité notoire, trait de caractère qui fait horreur à Murdoch, aurait joué en sa défaveur, tout autant que cette mise à l’écart permet au magnat australien de confirmer son autorité suprême sur son réseau. La liste des causes s’allonge avec la révélation de messages écrits jugés racistes. Il est notable que les audiences de Fox News dans la case horaire de Carlson sont en chute libre depuis son départ forcé, ce qui rend les négociations du réseau avec les câblo-distributeurs plus difficiles. Fox Corporation reçoit plus de 4 milliards de dollars de revenus provenant directement des frais de retransmission (carriage fees) des opérateurs du câble, contre un peu plus de 1,4 milliard de dollars en revenus publicitaires. Il n’y a pas de données spécifiques pour Fox News, mais il est probable que les proportions soient les mêmes. La réputation de la chaîne et ses résultats de cote d’écoute vont donc jouer un rôle central dans les négociations sur la rétribution par abonné, alors que Fox News est notoirement l’une des chaînes dont le coût est le plus élevé pour les câblos.
L’accord à l’amiable d’avril 2023 avec Dominion sera très certainement suivi d’un autre accord avec Smartmatic, pour un montant d’importance équivalente. Les actionnaires de Fox News vont alors demander aux dirigeants de la chaîne d’étayer le bien-fondé de la tolérance pour les thèses conspirationnistes, et d’autres départs des commentateurs controversés sont à envisager, notamment celui de Sean Hannity. En somme, l’occasion pour Fox News de s’interroger sur sa vocation et sur son rôle singulier au sein du système politico-médiatique.
Sources :
- Matthew Dallek, « How Fox helped break the American Right », nytimes.com, April 19, 2023.
- Aidan McLaughlin, « How much did Fox’s election lies cost ? The largest media settlement in US history », mediaite.com, April 18, 2023.
- Dan Primack, Sara Fischer, « America braces for historic trial between Dominion and Fox News », Axios.com, April 16, 2023.
- Marshall Cohen, « Fox News apologizes to judge for ‘misunderstanding’ over Rupert Murdoch’s role that sparked investigation », cnn.com, April 15, 2023.
- Michael Luciano, « Former Australian PM Says Rupert Murdoch Told Him ‘What an Utterly Unfit Person Trump Was to Be President’ », mediaite.com, April 14, 2023.
- Isaac Schorr, « The Biggest Hurdle in Dominion’s Case Against Fox Is the Billion Dollar Payout It’s Asking For », mediaite.com, April 14, 2023.