Cinéma d’art et d’essai : la « recommandation » favorise les talents établis au détriment du renouvellement
Alors que le cinéma français ne s’était jamais aussi bien porté entre 2000 et 2010, la fermeture des salles de cinéma en 2020 et 2021 ainsi que les restrictions sanitaires jusqu’au printemps 2022 ont brutalement mis fin à ce dynamisme. La crise du Covid-19 a provoqué une baisse importante des sorties de films américains, les plus porteurs, faisant chuter le nombre d’entrées en salle, de plus de 200 millions à 100 millions en 2021 et 152 millions en 2022.
Les auteurs de ce rapport se montrent toutefois optimistes quant à la reprise de la fréquentation des salles de cinéma, estimant que cette baisse connaît de multiples causes, antérieures à la crise sanitaire. Ils analysent les enjeux de la régulation du cinéma afin d’assurer l’équilibre des relations commerciales entre les exploitants et les distributeurs, ainsi que l’encadrement des formules d’accès illimité au cinéma. Sont aussi examinées les règles visant à « garantir la diversité des œuvres et leur diffusion sur l’ensemble du territoire », comme les engagements de programmation et de diffusion pris par les distributeurs. Les auteurs s’intéressent également à la « maîtrise des actifs culturels français et européens, dans un contexte d’inquiétude sur d’éventuels achats « prédateurs » par des entreprises extra-européennes de catalogues de films et de cinémas, alors que ces actifs sont largement financés par des fonds publics et contribuent, de surcroît, à la culture française ».
Le rapport note également que « la diffusion des films d’art et d’essai évolue de manière défavorable, avec une baisse de la qualité d’exposition des films d’autant plus marquée qu’ils sont commercialement fragiles ». Les auteurs proposent de faire évoluer le système de l’art et essai, imaginé dans les années 1950, dont les deux principes n’ont pas été revus depuis le décret de 1961 instituant le classement « art et essai », attribué aux salles programmant, selon le CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée), « un certain cinéma tourné vers la recherche artistique ». Depuis sa création, le classement « art et essai » est un système de soutien à l’exploitation ouvrant droit à des avantages fiscaux et commerciaux, et dont les seuils dépendent de la taille de l’agglomération. Les salles classées, au nombre de 1 300 en 2021, bénéficient d’une subvention, d’en moyenne 14 000 euros annuels par cinéma. Cette aide est progressive en fonction du nombre de séances « art et essai » programmées, et le montant de la subvention dépend également « d’une appréciation qualitative de l’activité de la salle, qui donne droit à un coefficient majorateur ou minorateur ».
Créée en 1955, l’Association française des cinémas d’art et d’essai (AFCAE) est en charge, depuis 1986, de la consultation des films « art et essai » et de la liste des œuvres cinématographiques qui sera ensuite endossée par le président du CNC. Une fois cette liste établie par un collège de recommandation composé d’une cinquantaine de professionnels du cinéma – certains films pouvant également être assortis d’un label « Recherche et découverte », « Jeune Public » ou « Patrimoine et répertoire » –, les établissements qui les exploitent bénéficieront du système de subvention, et parfois d’un bonus accompagnant les opus labellisés. Si les auteurs du rapport ne formulent pas de directive particulière concernant l’AFCAE, déjà réformée en 2018, ils proposent toutefois de « poursuivre la réflexion sur le pilotage de la recommandation « art et essai » », notant que « beaucoup de parties prenantes du système considèrent toujours que la recommandation favorise les talents établis au détriment du renouvellement ». Alors que les cinéastes établis de l’univers de l’art et essai se verraient systématiquement accorder la recommandation de l’AFCAE, « d’autres types d’œuvres – par exemple, des œuvres américaines au budget important mais qui présentent un caractère novateur, ou des films de créateurs qui se sont d’abord illustrés dans des films plus commerciaux – le seraient moins aisément ».
Le rapport pose également la question de la sélectivité au sein de l’art et essai entre les films les plus commerciaux et ceux dont le potentiel est plus faible, s’interrogeant sur les seuils de classement et sur la politique de recommandation. Il apparaît en effet que « les films les plus commerciaux de l’art et essai sont moins représentés dans les salles concernées » et que ces établissements « valorisent davantage les films au potentiel commercial plus faible ». Pour les auteurs, « deux philosophies du dispositif de l’art et essai et de ses évolutions souhaitables se confrontent, entre « maintien de l’universalisme » », portée par l’AFCAE et par la petite et moyenne exploitation et, d’un autre côté, une « sélectivité accrue », portée par le cinéma indépendant et la grande exploitation. Les auteurs préconisent ainsi de modifier le mécanisme de la sélectivité du système de l’art et essai, en instaurant une pondération des films en fonction de leur potentiel commercial : « un mécanisme de bonification en sens inverse pourrait être envisagé, en comptant 1,5 ou 2 séances un film d’art et d’essai plus risqué ». Le rapport de Bruno Lasserre compte douze propositions afin de faire évoluer les principes de la régulation du 7e art français.
Le cinéma à la recherche de nouveaux équilibres : relancer des outils, repenser la régulation, Bruno Lasserre, Alexis Goin, rapport remis à Bruno Le Maire, ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique et à Rima Abdul-Malak, ministre de la culture, 3 avril 2023.